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25/08/2017

Désobéissance civile

«(...) Depuis la Seconde Guerre mondiale, les courbes se croisent. D'un côté, les formes de contestation traditionnelles – boycott, vote, grève, manifestations... – ne cessent de décroître : le taux de syndicalisation qui était de 40 % en 1945 est passé à 25 % en 1970 puis à 10 % aujourd'hui, le nombre de grèves est en baisse et l'abstention en hausse. Les manifestations sont de plus en plus nombreuses mais de plus en plus inoffensives : avant, elles étaient considérées comme insurrectionnelles, aujourd'hui elles ont été routinisées et n'ont plus leur force subversive.

En parallèle, on assiste à une montée en puissance des actions extra-légales. Avec les ZAD [zones à défendre, ndlr], où le rapport avec la violence est plus complexe, mais aussi avec l'activisme en ligne des hackeurs comme Anonymous, les lanceurs d'alerte comme Edward Snowden, Irène Frachon ou Antoine Deltour... Thoreau avait une très belle formule : « Le destin d’un pays ne dépend pas du type de bulletin que vous déposez dans l’urne une fois par an, mais du type d’homme que vous déposez depuis votre chambre jusque dans la rue chaque matin. » (...)» Extrait de "La désobéissance civile de Cédric Herrou “incarne la conception vivante de la démocratie”
Pour TELERAMA, Romain Jeanticou ·  Publié le 16/08/2017. Mis à jour le 22/08/2017.

désobéisance civile

Pour avoir aidé des migrants sans-papiers, l'agriculteur Cédric Herrou a été condamné mardi 8 août 2017 à de la prison avec sursis. Son initiative évoque la désobéissance civile, un principe politique indispensable du progrès et du mouvement démocratique, selon le philosophe Manuel Cervera-Marzal.

Depuis bientôt deux ans, l’agriculteur Cédric Herrou, militant de l’association Roya citoyenne, conduit, héberge et nourrit des centaines de migrants clandestins qui tentent de traverser la frontière italo-française. Il a été condamné mardi 8 août à quatre mois de prison avec sursis pour aide à l’immigration clandestine. Après avoir été relaxé en première instance, il a également été condamné à mille euros de dommages et intérêts pour l’occupation illicite d’un bâtiment SNCF désaffecté dans lequel il logeait cinquante-sept migrants érythréens, dont vingt-neuf mineurs.

L'agriculteur, qui affirme « faire le travail de l’État » puisque « c'est le rôle d'un citoyen d'agir lorsqu'il y a défaillance de l’État », dresse face à la loi de L’État celle de la conscience. En cela, son action, même s'il ne s'en est pas revendiqué explicitement, s'inscrit dans le mouvement de la désobéissance civile. L'expression, que l'on doit au philosophe et poète américian Henry David Thoreau (1817-1862), affirme la primauté de la conscience morale sur l'ordre politique et justifie des actes de résistance en dehors du cadre légal pour s'opposer à une loi jugée injuste.

Thoreau distinguait la loi et le bien, brandissant sa seule obligation « de faire à toute heure ce [qu'il croit] être bien », tandis qu'Aristote distinguait la légalité – stricte conformité au droit positif, c'est à dire conforme à la justice – de la légitimité – la concordance au droit naturel, soit le droit des lois morales. A partir de ces théories, Manuel Cervera-Marzal, philosophe et sociologue à la Casa de Velàzquez de Madrid, a étudié les mouvements de désobéissance civile, cette résistance où « la loi de la majorité n'a rien à dire là où la conscience doit se prononcer ».

Les actions de Cédric Herrou et de plusieurs habitants de la Roya, qui viennent d'être pénalement condamnées, sont considérées par beaucoup comme de la désobéissance civile. Chacun ne pourrait-il pas ainsi, lorsqu'il commet un délit, invoquer ce concept ? Comment situer la limite entre délit et désobéissance ?

Dès que l'on justifie une action comme de la désobéissance civile, il y a le risque que chacun déclare que la loi viole sa conscience et s'autorise à la transgresser. Cela menacerait d'effondrer la société. La désobéissance civile, ce n'est donc pas seulement désobéir à la loi, c'est accomplir une action illégale dans un but d'intérêt général. Planquer son argent pour ne pas payer d'impôts, ce n'est pas de la désobéissance civile. Cédric Herrou ne désobéit pas pour son propre compte, il n'a rien à y gagner lui-même, il le fait en faveur d'un groupe d'individus en détresse et vulnérables. C'est donc désintéressé. Le deuxième critère pour définir un acte comme de la désobéissance civile, c'est le caractère non-violent. Pour défendre les migrants, si quelqu'un prend un fusil et s'attaque au préfet, aux gardes-frontières ou aux juges, ce ne sera pas non plus de la désobéissance civile. Celle-ci est par essence non-violente et ne porte pas atteinte à l'intégrité physique des autres.

Désobéir au nom de ce qui est juste, c'est décréter que la loi est injuste. La désobéissance civile est-elle compatible avec l'Etat de droit ?

Oui, car l’État de droit repose sur deux piliers : d'abord, le fait que la loi s'applique à tous et que chacun doit la respecter. Mais aussi un second, qui est que les citoyens soumis à cette loi ont un droit de regard sur elle. En démocratie, ceux à qui s'applique la loi l'élaborent aussi. Il ne s'agit pas d'obéir de manière aveugle à ce que pourraient décider les gouvernants, mais d'exercer un regard critique. Si la loi enfreint les principes humains universels, alors les citoyens garants de cette démocratie s'autorisent à sortir du cadre de la loi.

Pour Spinoza, une loi injuste est une loi qui ne suscite pas les mêmes espoirs ou les mêmes craintes pour tous les citoyens. Pour Pascal, elle est une loi qui n'est pas conforme à la coutume. Pour Aristote, elle est une loi qui est mal appliquée par le juge. Comment déterminer quelles lois sont injustes ?

C'est bien sûr un débat sans fin. Toutes ces définitions ne sont pas forcément compatibles. Il y a selon moi à nouveau deux critères pour juger si une loi est juste. Le premier, c'est celui qu'évoque Martin Luther King dans un texte qu'il écrivit sur du papier toilette alors qu'il était incarcéré à la prison de Birmingham. Une loi est juste si elle s'applique de façon identique à tous – c'est l'égalité devant la loi. Ce principe est enfreint dans de très nombreux cas : un enfant de cols blancs a toujours moins de chance de se faire condamner qu'un enfant issu des quartiers populaires. Le second critère, c'est que ceux à qui s'applique la loi doivent participer à son élaboration. Les Noirs, pour rester sur le même exemple, n'avaient pas le droit de vote aux Etats-Unis. Aujourd'hui en France, les migrants subissent des lois sur l'immigration sur lesquelles ils n'ont pas leur mot à dire. La revendication de ceux qui les défendent, c'est d'élargir la communauté de citoyens. Cela paraît utopique alors que ça s'est fait, par exemple en Espagne en 2004, où 700 000 sans-papiers ont été régularisés sans que cela ne génère un afflux massif.

Le philosophe américain John Rawls avait une définition plus restreinte de la désobéissance civile, dont l'exercice supposait selon lui que toutes les voies légales permettant de contester une décision gouvernementale aient été épuisées. Cédric Herrou n'a-t-il pas d'autre moyen d'action légal ?

Si, mais Rawls impose cette condition d'épuisement ; or, les voies légales sont inépuisables, il y a toujours possibilité de faire appel, de se pourvoir devant une autre cour... Les relances sont infinies. Nous sommes ici dans une situation d'urgence, avec des hommes et des femmes en détresse. On parle d'Erythréennes qui se prostituent pour passer de frontière en frontière. De mineurs en haillons qui traversent des forêts. Peut-on se permettre d'attendre ? C'est la même problématique avec les désobéissances liées aux pesticides ou aux OGM avec l'écologie : c'est tout de suite que les vies sont menacées. Si les actions de désobéissance civile devaient respecter ce critère d'épuisement des voies légales, aucune ne serait légitime.

“L'objection de conscience est individuelle,
la désobéissance civile est une affaire sociale et politique”

La justice a inscrit la mobilisation de Cédric Herrou non dans une action de solidarité individuelle mais dans le cadre d'une « contestation globale de la loi (…), une cause militante ». Dans vos travaux, vous montrez comment Gandhi cherchait à supprimer le régime colonial et King à mettre à bas les lois Jim Crow. La désobéissance civile est-elle forcément un acte politique au-delà d'un engagement moral et individuel ?

Oui. La distinction que fait Hannah Arendt est importante : l'objection de conscience est différente de la désobéissance civile. La première est individuelle, elle tient par exemple du refus de faire son service militaire pour des raisons morales ou religieuses. Ce que l'on demande alors, c'est simplement de ne pas aller à l'armée. La désobéissance demande un changement de la loi, qui serait dans ce cas-là de conscrire le service militaire. Il s'agit d'une action collective accomplie dans un but. Lorsque j'invoque l'objection de conscience, je cherche à préserver mon intégrité pour que mes actions restent en cohérence avec mes croyances. La désobéissance civile est une affaire sociale et politique.

Dans l'arrêté, Cédric Herrou est condamné car son action est plus que ponctuelle et qu'elle tient du militantisme. Je ne veux pas parler pour lui, mais il fait référence dans ses déclarations à un racisme d'Etat et à la faillite de la politique de celui-ci, pas à une seule loi. C'est tout l'enjeu : la désobéissance civile peut-elle être globale ? Pour Gandhi et Martin Luther King, oui : ils se battent contre un système. La désobéissance de King est le premier pas vers la révolution non-violente. Gandhi distinguait quant à lui la désobéissance civile défensive, dans laquelle il s'agit de contester quelques lois dans un système globalement juste, et la désobéissance civile offensive, qui est celle qu'il mit en place pour contester un système dans son intégralité. 

Selon vous, les « désobéissants » sont convaincus que si l’opinion publique prend connaissance d’une injustice, celle-ci ne pourra perdurer. La question de l'accueil des migrants, largement connue et débattue, est clivante pour les Français et l'injustice perdure. N'est-ce pas dores et déjà un échec des actions pro-migrants illégales ?

Au lieu de peser sur les gouvernants, ils choisissent de le faire indirectement via l'opinion publique. Bien que cela ne veuille pas dire qu'ils auront gain de cause, il leur semble plus efficace de toucher l'opinion. Il est clair que la bataille est mal engagée pour les désobéissants car aujourd'hui en France, les migrants sont vus de trois façons : de potentiels terroristes – c'est la ligne d'Eric Ciotti –, des gens d'une autre culture venus prendre l'emploi et l'argent des Français – c'est la fameuse politique plus « efficace » que « généreuse » de Gérard Collomb et c'est la vision dominante –, et enfin, très minoritaire, la vision de personnes humaines à accueillir. Mais les mouvements de désobéissance civile ont toujours été minoritaires, c'était le cas de celui des Noirs aux États-Unis. Ils sont parfois longs avant de parvenir à toucher l'opinion. Au travail d'exposition du problème s'ajoute ensuite un travail de conviction. Ce type d'action se situe sur deux fronts : l'aide immédiate et la pédagogie envers les concitoyens.

“Les désobéissants jouent sur des codes symboliques”

Vous avez travaillé sur les rapports entre le militantisme et les médias. Quel rôle joue la médiatisation dans la désobéissance civile et celle-ci a-t-elle besoin d'être incarnée et personnalisée ?

La médiatisation joue un rôle énorme. Aujourd'hui, la désobéissance civile est souvent plus efficace qu'une manifestation. Il y a plusieurs milliers de manifestations par an à Paris et la très grande majorité passent inaperçues car elles ne sont pas relayées. La désobéissance civile a un côté spectaculaire, théâtral – je pense à José Bové au McDonald's de Millau, au préservatif d'Act Up place de la Concorde, aux occupations de logements vacants par Jeudi-Noir... La dramaturgie fait que quelques personnes, parfois seulement une dizaine, font plus parler d'eux que des milliers de manifestants. Ils ont totalement compris les rouages de la société du spectacle et ce qui intéresse les médias. Martin Luther King était déjà lui-même un homme d'image dans les années 1960, époque de la généralisation des postes de télévision dans les foyers. Lorsqu'il demande à un enfant noir d'entrer dans une bibliothèque réservée aux Blancs, la photo du policier qui arrête cet enfant a un pouvoir incroyable. Les désobéissants jouent sur des codes symboliques et c'est un savoir-faire qui leur est spécifique.

Par ailleurs, pour répondre à votre deuxième question, qui dit médiatisation dit personnalisation. On retient les grands leaders même s'ils ont toujours des gens derrière eux. Gandhi avait beaucoup de soutiens et ses actes de désobéissance s'accompagnaient d'ailleurs de mouvements de contestation traditionnels. Il s'agit de mouvements collectifs qui ne se cantonnent pas à quelques figures de proue – celles-ci doivent être représentatives d'un groupe.

Comment analysez-vous l'évolution des formes de contestation traditionnelles par rapport à celle des mouvements sortant du cadre légal ?

En France, depuis la Seconde Guerre mondiale, les courbes se croisent. D'un côté, les formes de contestation traditionnelles – boycott, vote, grève, manifestations... – ne cessent de décroître : le taux de syndicalisation qui était de 40 % en 1945 est passé à 25 % en 1970 puis à 10 % aujourd'hui, le nombre de grèves est en baisse et l'abstention en hausse. Les manifestations sont de plus en plus nombreuses mais de plus en plus inoffensives : avant, elles étaient considérées comme insurrectionnelles, aujourd'hui elles ont été routinisées et n'ont plus leur force subversive.

En parallèle, on assiste à une montée en puissance des actions extra-légales. Avec les ZAD [zones à défendre, ndlr], où le rapport avec la violence est plus complexe, mais aussi avec l'activisme en ligne des hackeurs comme Anonymous, les lanceurs d'alerte comme Edward Snowden, Irène Frachon ou Antoine Deltour... Thoreau avait une très belle formule : « Le destin d’un pays ne dépend pas du type de bulletin que vous déposez dans l’urne une fois par an, mais du type d’homme que vous déposez depuis votre chambre jusque dans la rue chaque matin. »

“La radicalisation des militants est à mettre en parallèle avec celle de l’État”

Peut-on alors affirmer que les militants et les luttes sociales se sont radicalisés ?

Oui, avec leur sortie du cadre de la loi. Plutôt que d'envoyer une pétition à Gérard Collomb, ils vont aller directement aider les migrants. Mais on assiste aussi à une radicalisation des actions violentes : un phénomène nouveau apparu avec la contestation de la loi Travail, outre Nuit debout, est celui du cortège de tête. Il y a toujours eu dix ou vingt blacks blocs, ultra minoritaires, en queue de cortège des manifestations, mais ils ont pris ici beaucoup d'importance : ce sont eux en tête et plus les syndicats. Les seuils sont devenus importants, on parle de trois ou quatre mille personnes qui quittaient les cortèges syndicaux pour aller en découdre.

Mais il faut mettre cela en parallèle avec une autre radicalisation – celle de l'Etat. Les deux s'alimentent comme l'œuf et la poule. L'Etat se permet d'être davantage sécuritaire, policier, répressif, surveillant. Il y a quinze ans, on aurait trouvé impensable d'interdire des manifestations, de réduire le droit de grève avec la loi sur le service minimum car il s'agit de libertés fondamentales constitutionnelles. Nous vivons une période de polarisation qui se traduit en France par un renforcement des clivages.

Vous affirmez que ces formes de contestation qui sortent du cadre légal apportent « un nouveau souffle » à la démocratie. Comment ?

La démocratie n'a jamais été un régime figé une fois pour toutes, ni la formule définitive des institutions. Il n'y a démocratie que par la démocratisation : c'est une asymptote qui tend vers l'infini. C'est un mouvement, une dynamique et non un totem. La désobéissance civile incarne cette conception vivante de la démocratie en cela qu'elle dit ceci : « Ce que l'on a est bien, mieux que les régimes dictatoriaux, mais on peut aller plus loin. » Le progrès, les exemples historiques nous le montrent, passe par des mouvements qui sortent du cadre de la loi car celle-ci est parfois sclérosée, avec des tendances mortifères. Pour lui redonner du souffle, il faut sortir en apparence de la démocratie pour l'approfondir : c'est tout le paradoxe de la désobéissance civile. Elle n'exerce pas des actions contre la loi ou illégales, mais des actions extra légales qui sortent de la loi pour la réaffirmer.

A lire 

Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, essais de politique contemporaine, Calmann-Lévy.
Manuel Cervera-Marzal, Désobéir en démocratie, la pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, Aux forges de Vulcain.
Manuel Cervera-Marzal, Les Nouveaux Désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ?, Au bord de l'eau.
John Rawls, Théorie de la justice, Points.
Henry David Thoreau, La Désobéissance civile, Gallmeister.
Henry David Thoreau, Résister, Fayard.

 

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