02/11/2018
POUSSIERE D'OMBRES
« Aux gouts du livre » accueille tout le mois de novembre 2018, au 2 place de l’Hôtel de ville à Manosque, « Poussière d’ombres » de Christian Charles-f.
Il s’agit d’une exposition d’assemblages illustrant ou /et influencés par des textes de Louis Aragon, Berthold Brecht, Patti Smith, Arthur Rimbaud, Giorgio de Chirico, Friedrich Nietzsche, Fernand Deligny.
Ces assemblages sont des collages en trois dimensions. Ils intègrent des objets rejetés, déboutés de toute utilité, exclus ; la plupart du temps en bois, dans un cadre géométrique qui les maintient en équilibre et en ombres portées. Hétéroclites, ils peuvent par intermittence ou par fragment révéler leur identité propre, et donner naissance à une réalité autre, plus mystérieuse, moins raisonnable, inattendue.
La couleur noire est là pour brouiller les pistes et accentuer une sensation d’étrangeté, de surprise, absorber différences et poussières.
Les textes auxquels il est fait allusion sont entrés en résonance avec une musique intérieure qui a tenu lieu de fil conducteur. Ils laissent percevoir un monde personnel, un ensemble de préoccupations ancré dans une réalité sans pardon.
« Rabot métaphysique »
Né en 1888 en Grèce, Giorgio de Chirico s’installe en Italie, puis à Munich où se trouvait la meilleure école des Beaux-Arts. Il y découvre Nietzsche et les tableaux énigmatiques d’Arnold Böcklin ("l’île des morts"). Influences décisives : sur les tableaux qui suivront, on retrouve les places désertes, les ombres allongées, les arcades ne donnant sur rien. Au loin, un train qui passe et une tour. Parfois, des personnages solitaires. Les perspectives sont extravagantes, les couleurs sont des aplats sans nuances, les statues sont esquissées. De Chirico expliquait : "Sur la terre, il y a bien plus d’énigmes dans l’ombre d’un homme qui marche au soleil que dans toutes les religions, passées, présentes et futures."
Si ses premiers tableaux, "les métaphysiques", encensés par André Breton et les surréalistes, sont célébrissimes, ils ne sont le fruit que de 9 années du peintre. Par la suite, pendant 60 ans, il a peint "autre chose" : des tableaux néoclassiques, des pastiches et des "replay" de ses propres œuvres. Toute une production généralement ostracisée depuis que Breton traita De Chirico de traître. Mais peut-on diviser un peintre en périodes à ce point radicales ? Qui décide qu’il fut génial ou nul ? Quelle est l’unité cachée, l’énigme ?...
A 23 ans, il s’est représenté dans la pose même de Nietzsche, de profil et pensif. Il légende : "Et quid amabo nisi quod aenigma est ?", "Et qu’aimerais-je si ce n’est l’énigme ?". C’est la clé de tout le parcours « du » Chirico défiant les analystes et les critiques.
« Dans Les silences de la varlope »
« La varlope rabote la surface des choses et des êtres, dévoile ce qui ne se donne pas à voir d’un seul regard et donne à entendre jusqu’au son des silences. »
La citation est tirée de La varlope des mots ou la visualité du langage chez Fernand Deligny Par Daniel Terral – pour la revue Empan.
Fernand Deligny est né en 1913 près de Lille, est mort à Monoblet (Gard) en 1996. Instituteur, collaborateur de Henri Wallon, puis éducateur de jeunes-difficiles, il a créé en 1948 « La Grande Cordée », réseau d‘accueil, dans les Auberges de jeunesse, de jeunes délinquants. Il croise la psychothérapie institutionnelle à La Borde puis crée en 1967 un lieu de vie dans les Cévennes où il reçoit des jeunes autistes, jusqu’à sa mort. Écrivain et poète il a publié : Graine de crapule (Scarabée-Ceméa), Adrien Lomme (Gallimard/Maspéro), Nous et l’innocent (Maspéro), Traces d’être et bâtisse d’ombre (Hachette).
Deux films ont été tournés à Monoblet : Le moindre geste et Ce gamin-là. Communiste insoumis, penseur exigeant, il a œuvré à l’écart de l’éducatif institué et normalisant, partageant sa vie avec les « inéducables ».
Dans Graines de crapules, il écrit : « Une nation qui tolère les quartiers de taudis, les égouts à ciel ouvert, les classes surpeuplées, et qui ose châtier les jeunes délinquants, me fait penser à cette vieille ivrognesse qui vomissait sur ses gosses à longueur de semaine et giflait le plus petit, par hasard, un dimanche, parce qu'il avait bavé sur son tablier. »
« Interjection ! »
« Ce n'est pas le doute, c'est la certitude qui rend fou. »
In Ecce Homo
Friedrich Nietzsche est un philologue, philosophe allemand né au milieu du 19èm siècle.
Il fait la découverte de Schopenhauer, puis il rencontre Wagner dont il est un admirateur et deviendra un intime. Mais, il se brouillera rapidement avec ce dernier, jugeant Parsifal comme le sommet de la dégénérescence de l'art allemand. Il connaît l'échec de ses publications. Il voyage alors entre l'Allemagne et l'Italie et poursuit son œuvre. Malgré quelque insuccès, Nietzsche n'abandonne pas, et écrit Ainsi parlait Zarathoustra, où prend naissance la notion de surhumain. Sa philosophie, à travers une morale cynique, dresse une affirmation de l'être et organise une violente critique du christianisme, allant jusqu'à affirmer que "Dieu est mort". L'effondrement des valeurs prédit par Nietzsche permettra de dénoncer le risque totalitaire. Son dernier ouvrage Ecce homo, où domine le sentiment de joie, sera suivi d'une crise de démence. Il vivra encore onze ans, sans avoir retrouvé ses esprits.
« Hurry up », totem (Dépêchez-vous)
Cet assemblage est associé au poème de Louis Aragon "J'arrive où je suis étranger". Jamais ce poème sur la fragilité, n'a été aussi actuel. Il nous faut rejoindre les amis perdus, rejoindre les déracinés. Rencontré sur ce que l’on appelle « les réseaux sociaux », une remarque colle au poème : "Un libéral est une chose, mettez-vous bien ça dans le crâne : ce n'est pas votre semblable. Vous n'avez de commun avec lui que quelques chromosomes. Ce ne sera jamais votre frère en humanité. Un libéral est une coquille vide, toute substance humaine lui a été enlevée, remplacée par un idéal mortifère". Les vies qui nous distancent en longévité et qui se sont évaporées entre nos doigts, sous une caresse, peuvent réveiller cette humanité en voie de disparition pourvu qu’on leur dresse un totem.
« Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger
Un jour tu passes la frontière
D'où viens-tu mais où vas-tu donc
Demain qu'importe et qu'importe hier
Le cœur change avec le chardon
Tout est sans rime ni pardon
Passe ton doigt là sur ta tempe
Touche l'enfance de tes yeux
Mieux vaut laisser basses les lampes
La nuit plus longtemps nous va mieux
C'est le grand jour qui se fait vieux
Les arbres sont beaux en automne
Mais l'enfant qu'est-il devenu
Je me regarde et je m'étonne
De ce voyageur inconnu
De son visage et ses pieds nus
Peu à peu tu te fais silence
Mais pas assez vite pourtant
Pour ne sentir ta dissemblance
Et sur le toi-même d'antan
Tomber la poussière du temps
C'est long vieillir au bout du compte
Le sable en fuit entre nos doigts
C'est comme une eau froide qui monte
C'est comme une honte qui croît
Un cuir à crier qu'on corroie
C'est long d'être un homme une chose
C'est long de renoncer à tout
Et sens-tu les métamorphoses
Qui se font au-dedans de nous
Lentement plier nos genoux
Ô mer amère ô mer profonde
Quelle est l'heure de tes marées
Combien faut-il d'années-secondes
À l'homme pour l'homme abjurer
Pourquoi, pourquoi ces simagrées
Rien n'est précaire comme vivre
Rien comme être n'est passager
C'est un peu fondre comme le givre
Et pour le vent être léger
J'arrive où je suis étranger. »
« Just kids » (référence à Patti Smith)
A propos de « Just Kids »
« (…) « On dit que les enfants ne font pas la distinction entre les objets vivants et inanimés. Je crois au contraire que si. Un enfant fait don à sa poupée ou à son soldat de plomb d'un souffle de vie magique. » (…) »
« A l'évidence, il ne s'agit pas d'un livre rock'n'roll. Le jour précédent la mort de Robert, je lui avais promis d'écrire un livre sur notre amitié, l'amour que nous nous portions. Donc mon but n'était pas d'écrire sur le rock. Ma route m'a menée au rock'n'roll, mais avant il y a eu Robert. Je voulais aussi écrire un livre sur la loyauté, la découverte de soi, que ce soit à travers la poésie, le rock ou la photographie. Et que cela inspire d'autres générations. Car même si Robert est mort jeune, du sida, il n'était pas autodestructeur. Nous voulions tous les deux vivre. » Patti Smith
« Glaneurs de rêves » (référence à Patti Smith)
Citations : « Je n’ai pas pleuré. La complexité de mes émotions était si profonde qu’elle me portait au-delà du royaume des larmes. »
Ou encore :
« Comme nous sommes heureux lorsque nous sommes enfants. Comme la voix de la raison étouffe la lumière. Nous errons à travers la vie - une monture sans pierre. »
Dans Glaneur de rêves, Patti Smith invoque un âge, quand elle était “une enfant sombre aux jambes chétives”, où les limites du réel, encore mouvantes, engendrent des visions irréelles. De ces “vérités sauvages et nébuleuses”, elle tire un mystérieux flux poétique au sein duquel des lieux et des figures inquiétantes se déploient : des chiens sauvages, un très vieil homme “vendeur d’appâts”, un cimetière, une salle de bal et une grange noire peuplée de chauves-souris...
Sans oublier les “glaneurs de rêves”, ces créatures étranges parées d’une cape, de bottes et vivant dans les nuages.
Schwarzwald, totem
Sur un autre poème, de Bertolt Brecht (1898-1956), celui-là. D’une actualité cruelle... La forêt noire en Allemagne, les ombres se déplacent et rodent en silence autour des fermes chaleureuses et isolées… La forêt s’est étendue…
Après sa mort, Brecht reste une référence pour les tenants d’une gauche sans concession, et qui ont en particulier retenu sa citation : « Nos défaites d’aujourd’hui ne prouvent rien, si ce n’est que nous sommes trop peu dans la lutte contre l’infamie, et de ceux qui nous regardent en spectateurs, nous attendons qu’au moins, ils aient honte. »
« Quand ceux qui luttent contre l’injustice
Montrent leurs visages meurtris
Grande est l’impatience de ceux
Qui vivent en sécurité.
De quoi vous plaignez-vous ? demandent-ils
Vous avez lutté contre l’injustice !
C’est elle qui a eu le dessus,
Alors taisez-vous
Qui lutte doit savoir perdre !
Qui cherche querelle s’expose au danger !
Qui professe la violence
N’a pas le droit d’accuser la violence !
Ah ! Mes amis
Vous qui êtes à l’abri
Pourquoi cette hostilité ? Sommes-nous
Vos ennemis, nous qui sommes les ennemis de l’injustice ?
« Quand ceux qui luttent contre l’injustice sont vaincus
L’injustice passera-t-elle pour justice ?
Nos défaites, voyez-vous,
Ne prouvent rien, sinon
Que nous sommes trop peu nombreux
À lutter contre l’infamie,
Et nous attendons de ceux qui regardent
Qu’ils éprouvent au moins quelque honte »
« Vierge folle »
Vierge folle est écrit entre 1872 et 1873, période évoquant la vie que menèrent Rimbaud et Verlaine. Ce poème a été écrit après la séparation des deux poètes.
La relation avec Verlaine débute en 1871, et se concrétise de Septembre 1872 à Avril 1873. Rimbaud rédigera Une Saison en Enfer bilan des aventures poétiques et spirituelles du couple Rimbaud / Verlaine).
Une saison est une période très courte et « en enfer » marque la débauche de la violence des personnes, c'est un excès de leur vie. Rimbaud veut rompre cette damnation. Ce poème a été écrit après la séparation des deux poètes.
Extrait :
« (…) Je voyais tout le décor dont, en esprit, il s'entourait ; vêtements, draps, meubles : je lui prêtais des armes, une autre figure. Je voyais tout ce qui le touchait, comme il aurait voulu le créer pour lui. Quand il me semblait avoir l'esprit inerte, je le suivais, moi, dans des actions étranges et compliquées, loin, bonnes ou mauvaises : j'étais sûre de ne jamais entrer dans son monde. A côté de son cher corps endormi, que d'heures des nuits j'ai veillé, cherchant pourquoi il voulait tant s'évader de la réalité. Jamais homme n'eut pareil vœu. Je reconnaissais, -sans craindre pour lui, -qu'il pouvait être un sérieux danger dans la société. -Il a peut-être des secrets pour changer la vie ? Non, il ne fait qu'en chercher, me répliquais-je. (…) »
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