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29/08/2018

A PROPOS DE "RUPTURE MÉTABOLIQUE"... ET DE DURABILITÉ

L’écosocialisme, une idée qui vient de loin

Karl Marx et l’exploitation de la nature

Pour certains, la crise écologique invaliderait les analyses de Karl Marx, coupable d’avoir délaissé la question environnementale. Le productivisme débridé des régimes se réclamant de lui a paru conforter cette critique. D’autres, tel l’intellectuel américain John Bellamy Foster, suggèrent au contraire que socialisme et écologie forment, chez lui, les deux volets d’un même projet.

Ces dernières années, l’influence croissante des questions écologiques s’est notamment manifestée par la relecture à travers le prisme de l’écologie de nombreux penseurs, de Platon à Mohandas Karamchand Gandhi. Mais, de tous, c’est sans aucun doute Karl Marx qui a suscité la littérature la plus abondante et la plus polémique. Anthony Giddens a ainsi affirmé que Marx, bien qu’il ait témoigné d’une sensibilité écologique particulièrement développée dans ses premiers écrits, avait ensuite adopté une « attitude prométhéenne » envers la nature (1). De la même manière, Michael Redclift remarque que, pour lui, l’environnement avait pour fonction de « rendre les choses possibles, mais toute valeur découlait de la force de travail (2)  ». Enfin, selon Alec Nove, Marx croyait que « le problème de la production avait été “résolu” par le capitalisme et que la future société des producteurs associés n’aurait donc pas à prendre au sérieux le problème de l’usage des ressources rares », ce qui signifie qu’il était inutile que le socialisme ait une quelconque « conscience écologique » (3). Ces critiques se justifient-elles ?

Au cours des années 1830 à 1870, la diminution de la fertilité des sols par la perte de leurs nutriments constitua la préoccupation écologique majeure de la société capitaliste, tant en Europe qu’en Amérique du Nord. L’inquiétude suscitée par ce problème ne pouvait être comparée qu’à celle provoquée par la pollution croissante des villes, la déforestation de continents entiers et les craintes malthusiennes de la surpopulation. Dans les années 1820 et 1830, au Royaume-Uni, et peu après dans les autres économies capitalistes en expansion de l’Europe et de l’Amérique du Nord, l’inquiétude générale concernant l’épuisement des sols conduisit à une augmentation phénoménale de la demande d’engrais. Le premier bateau chargé de guano péruvien débarqua à Liverpool en 1835 ; en 1841, c’étaient 1 700 tonnes qui étaient importées et, en 1847, 220 000. Au cours de cette période, les agriculteurs retournèrent les champs de bataille napoléoniens, comme ceux de Waterloo et d’Austerlitz, dans une quête désespérée d’ossements à répandre sur leurs champs.

[S’intéressant aux États-Unis, le chimiste allemand] Justus von Liebig remarquait qu’il pouvait y avoir des centaines, voire des milliers, de kilomètres entre les centres de production de céréales et leurs marchés. Les éléments constitutifs de l’humus étaient donc envoyés très loin de leur lieu d’origine, rendant d’autant plus difficile la reproduction de la fertilité des sols.

Empester la Tamise

Loin d’être aveugle à l’écologie, Marx devait, sous l’influence des travaux de Liebig de la fin des années 1850 et du début des années 1860, développer à propos de la terre une critique systématique de l’« exploitation » capitaliste, au sens du vol de ses nutriments ou de l’incapacité à assurer sa régénération. Marx concluait ses deux principales analyses de l’agriculture capitaliste par une explication de la façon dont l’industrie et l’agriculture à grande échelle se combinaient pour appauvrir les sols et les travailleurs. L’essentiel de la critique qui en découle est résumé dans un passage situé à la fin du traitement de « La genèse de la rente foncière capitaliste », dans le troisième livre du Capital : « La grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum, à un chiffre qui baisse constamment en face d’une population industrielle concentrée dans les grandes villes et qui s’accroît sans cesse ; elle crée ainsi des conditions qui provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie ; il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage que le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré. (…) La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens. Si, à l’origine, elles se distinguent parce que la première ravage et ruine davantage la force de travail, donc la force naturelle de l’homme, l’autre plus directement la force naturelle de la terre, elles finissent, en se développant, par se donner la main : le système industriel à la campagne finissant aussi par débiliter les ouvriers, et l’industrie et le commerce, de leur côté, fournissant à l’agriculture les moyens d’exploiter la terre. »

La clé de toute l’approche théorique de Marx dans ce domaine est le concept de métabolisme (Stoffwechsel) socio-écologique, lequel est ancré dans sa compréhension du procès de travail. Dans sa définition générique du procès de travail (par opposition à ses manifestations historiques spécifiques), Marx a utilisé le concept de métabolisme pour décrire la relation de l’être humain à la nature à travers le travail : « Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. Il met en mouvement les forces naturelles de sa personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains, pour s’approprier la matière naturelle sous une forme utile à sa propre vie. Mais, en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature. (…) Le procès de travail (…) est la condition naturelle éternelle de la vie des hommes (4).  »

Pour lui comme pour Liebig, l’incapacité à restituer au sol ses nutriments trouvait sa contrepartie dans la pollution des villes et l’irrationalité des systèmes d’égouts modernes. Dans Le Capital, il a cette remarque : « À Londres, par exemple, on n’a trouvé rien de mieux à faire de l’engrais provenant de quatre millions et demi d’hommes que de s’en servir pour empester, à frais énormes, la Tamise. » Selon lui, les « résidus résultant des échanges physiologiques naturels de l’homme » devaient, aussi bien que les déchets de la production industrielle et de la consommation, être réintroduits dans le cycle de la production, au sein d’un cycle métabolique complet (5). L’antagonisme entre la ville et la campagne, et la rupture métabolique qu’il entraînait étaient également évidents au niveau mondial : des colonies entières voyaient leurs terres, leurs ressources et leur sol volés pour soutenir l’industrialisation des pays colonisateurs. « Depuis un siècle et demi, écrivait Marx, l’Angleterre a indirectement exporté le sol irlandais, sans même accorder à ceux qui le cultivent les moyens de remplacer les composantes du sol (6).  »

Les considérations de Marx sur l’agriculture capitaliste et la nécessité de restituer au sol ses nutriments (et notamment les déchets organiques des villes) le conduisirent ainsi à une idée plus générale de durabilité écologique — idée dont il pensait qu’elle ne pouvait avoir qu’une pertinence pratique très limitée dans une société capitaliste, par définition incapable d’une telle action rationnelle et cohérente, mais idée au contraire essentielle à une société future de producteurs associés. « Le fait, pour la culture des divers produits du sol, de dépendre des fluctuations des prix du marché, qui entraînent un perpétuel changement de ces cultures, l’esprit même de la production capitaliste, axé sur le profit le plus immédiat, sont en contradiction avec l’agriculture, qui doit mener sa production en tenant compte de l’ensemble des conditions d’existence permanentes des générations humaines qui se succèdent. »

En soulignant la nécessité de préserver la terre pour « les générations suivantes », Marx saisissait l’essence de l’idée contemporaine de développement durable, dont la définition la plus célèbre a été donnée par le rapport Brundtland : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins (7).  » Pour lui, il est nécessaire que la terre soit « consciemment et rationnellement traitée comme la propriété perpétuelle de la collectivité, la condition inaliénable d’existence et de reproduction de la série des générations successives ». Ainsi, dans un passage fameux du Capital, il écrivait que, « du point de vue d’une organisation économique supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra tout aussi absurde que le droit de propriété d’un individu sur son prochain ».

On reproche aussi souvent à Marx d’avoir été aveugle au rôle de la nature dans la création de la valeur : il aurait développé une théorie selon laquelle toute valeur découlerait du travail, la nature étant considérée comme un « don » fait au capital. Mais cette critique repose sur un contresens. Marx n’a pas inventé l’idée que la terre serait un « cadeau » de la nature au capital. C’est Thomas Malthus et David Ricardo qui ont avancé cette idée, l’une des thèses centrales de leurs ouvrages économiques. Marx avait conscience des contradictions socio-écologiques inhérentes à de telles conceptions et, dans son Manuscrit économique de 1861-1863, il reproche à Malthus de tomber de façon récurrente dans l’idée « physiocratique » selon laquelle l’environnement est « un don de la nature à l’homme », sans prise en considération de la manière dont cela était lié à l’ensemble spécifique de relations sociales mis en place par le capital.

Certes, Marx s’accordait avec les économistes libéraux pour dire que, selon la loi de la valeur du capitalisme, aucune valeur n’est reconnue à la nature. Comme dans le cas de toute marchandise dans le capitalisme, la valeur du blé découle du travail nécessaire pour le produire. Mais, pour lui, cela ne faisait que refléter la conception étroite et limitée de la richesse inhérente aux relations marchandes capitalistes, dans un système construit autour de la valeur d’échange. La véritable richesse consistait en valeurs d’usage — qui caractérisent la production en général, au-delà de sa forme capitaliste. Par conséquent, la nature, qui contribuait à la production de valeurs d’usage, était autant une source de richesse que le travail. Dans sa Critique du programme de Gotha, Marx tance les socialistes qui attribuent ce qu’il appelle une « puissance de création surnaturelle » au travail en le considérant comme la seule source de richesse et en ne prenant pas en compte le rôle de la nature.

John Bellamy Foster

Rédacteur en chef de la Monthly Review, New York. Ce texte est extrait de Marx écologiste, Éditions Amsterdam, Paris, 2011.

(1Anthony Giddens, A Contemporary Critique of Historical Materialism, University of California Press, Berkeley, 1981.

(2Michael Redclift, Development and the Environmental Crisis : Red or Green Alternatives ?, Methuen, Londres, 1984.

(3Alec Nove, « Socialism », dans John Eatwell, Murray Milgate et Peter Newman (sous la dir. de), The New Palgrave : A Dictionary of Economics, vol. 4, Stockton, New York, 1987.

(4Karl Marx, Le Capital, livre I, Éditions sociales, Paris, 1978.

(5Karl Marx, Le Capital, livre III, Éditions sociales, 1978.

(6Karl Marx, Le Capital, livre I, op. cit.

(7« Notre avenir à tous », rapport rédigé en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations unies sous la direction de la première ministre norvégienne Gro Harlem Brundtland [note de la rédaction].

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