Contrairement à la rumeur, la guerre de Troie, dont l’origine tient à un choix esthétique (1), n’en finit pas d’avoir lieu. Car la beauté, dont l’idée même serait de plus en plus contestable aussi bien intellectuellement que politiquement, demeure au centre de tous les enjeux. Mais qu’est-ce que la beauté ? Comment l’appréhender ?
Sigmund Freud admet ne pas être d’un grand secours quand, en 1929, il affirme au début de Malaise dans la civilisation : « Malheureusement, la psychanalyse a (…) moins que rien à dire sur la beauté », tout en précisant : « Un seul point semble assuré : c’est que la beauté dérive du domaine de la sensibilité sexuelle ; ce serait un modèle exemplaire d’une motion inhibée quant au but. » Ce que ne vient pas contredire le point de vue de Salvador Dalí quatre ans plus tard : « La beauté n’est que la somme de conscience de nos perversions (2). » Ainsi, pour Freud et pour Dalí, si la beauté a trait à nos pulsions, elle est avant tout indissociable de l’irréductible singularité de chacun, par son pouvoir d’en révéler soudain certaines parts d’ombre.
Aujourd’hui, la science le confirme quand, s’interrogeant sur la « beauté dans le cerveau », le neuro-biologiste Jean-Pierre Changeux parle de « court-circuit cérébral », plus exactement d’une « sorte d’ignition singulière et puissante », qui renverrait à une « synthèse globale particulière au sein de l’espace neuronal conscient » (3). Réalité aussi bien que métaphore, voilà que se vérifie tout ce que nous savions sans le comprendre. Pouvoir d’éclairement, pouvoir d’ébranlement, pouvoir d’embrasement, voilà que, en dehors de toute transcendance, la beauté ouvrirait sur l’ailleurs au cœur de nous-mêmes, elle nous montrerait ce que nous ignorons de nous-mêmes, elle révélerait la forme toujours autre du feu qui nous habite.
Dès lors, on comprend mieux la constance avec laquelle les différents pouvoirs se sont toujours efforcés de se l’approprier, voire d’en circonscrire les effets, et plus encore de la contrefaire. Dans le même temps, on se demande pourquoi presque tous ceux qui voulurent changer le monde furent sans doute si effrayés par la singularité qui s’y manifeste qu’ils n’envisagèrent même pas ce que, faute d’en tenir compte, ils perdaient de leur rêve. Aussi est-il remarquable que certains utopistes ou anarchistes, tels Charles Fourier, William Morris, Élisée Reclus…, firent le pari inverse, qui leur permit d’échapper aux pièges de la raison instrumentale. Sans doute pour le motif avancé par Walter Benjamin : « Chaque époque ne rêve pas seulement de la prochaine, mais en rêvant elle s’efforce de s’éveiller (4). » La beauté comme le rêve ont ce pouvoir d’éveil.
Non que je confonde tout, l’utopie, la beauté, le rêve, mais les relie la même force d’effraction dans le continuum de ce qui est. Et ce n’est pas par hasard que Reclus se retrouve à penser dès 1866 : « La question de savoir ce qui dans l’œuvre de l’homme sert ou contribue à dégrader la nature extérieure peut sembler futile à des esprits soi-disant positifs : elle n’en a pas moins une importance de premier ordre (5). » Et, pour Morris : « Il n’existe rien de ce qui participe à notre environnement qui ne soit beau ou laid, qui ne nous ennoblisse ou ne nous avilisse (6). » L’un et l’autre ont la certitude qu’« une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit », mais que, « là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort » (7). Voilà pour la première fois établi ce qui relie laideur, prédation et servitude. Une vingtaine d’années plus tard, Morris le confirme à son tour. « La laideur n’est pas neutre ; elle agit sur l’homme et détériore sa sensibilité, au point qu’il ne ressent même pas la dégradation, ce qui le prépare à descendre d’un cran (8). »
Mais le problème est qu’il y a laideur et laideur comme il y a beauté et beauté. Et l’enjeu est si important qu’il ne saurait être question de faire l’impasse sur leur imbrication, qui hante le XIXe siècle et détermine le regard du XXe siècle. Surtout parce que, entre les innombrables remises en question de la notion de beauté, il y a Arthur Rimbaud déclarant au début d’Une saison en enfer (1873) : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l’ai trouvée amère. — Et je l’ai injuriée. » Mais aussi parce que, à la fin de ce voyage au bout de lui-même, il n’en constate pas moins : « Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté. »
Longtemps, je me suis demandé ce que signifiait ce retournement, jusqu’à ce que je comprenne que, après avoir risqué son équilibre pour aller aux antipodes de cette Beauté, Rimbaud avait soudain vu qu’il est une beauté toujours autre, toujours surprenante. Et celle-ci, il la découvre au plus loin de ce qui est établi, dans les « peintures idiotes », « toiles de saltimbanques », « enluminures populaires », « livres érotiques sans orthographe », mais aussi dans la « félicité des bêtes » comme dans ses propres « folies ». Et comment ne pas remarquer que ce décentrement est contemporain de ce que Rimbaud vient de vivre au plus près de la Commune de Paris ?
Cette beauté, qu’il écrit alors sans majuscule, il la reconnaît autant plurielle que singulière, des « déserts de l’amour » à « l’azur, qui est du noir ». « Je est un autre », écrit-il alors, ouvrant à chacun la souveraineté de tous les royaumes du singulier.
Encore ces horizons lui seraient-ils vraisemblablement restés invisibles si, dans le même temps, la justesse sauvage de sa voyance ne lui avait permis d’annoncer, avec un siècle et demi d’avance, les « horreurs économiques », la « vision des nombres » et l’intolérable univers qui en résulte, uniquement occupé de lui-même. Jamais encore la beauté n’était apparue aussi indissociable de la révolte qui l’a fait naître.
À tel point qu’à la lumière de cette polarité se dégage un aspect majeur de l’aventure artistique du XXe siècle. C’est elle qui induit fortement le passage de Dada au surréalisme, et il se pourrait même que, en s’attaquant aux canons de beauté que la domination fait siens, la modernité se sera dessinée à travers une multiplicité de chemins pour remonter aux sources vives de la beauté, des peuples sauvages aux aliénés. Sans oublier les différentes pratiques de l’automatisme, où la beauté surgit parfois aveuglante, telle une forme inespérée de la liberté.
C’est d’ailleurs encore à la lumière de la même polarité que les combats de Reclus et de Morris prennent tout leur sens, dès lors que, pour celui-ci, « le processus qui nous a dépouillés de tout art populaire, en tuant l’instinct de beauté, nous prive également de la seule compensation possible, gommant sûrement (…), mais pas lentement du tout, toute beauté à la surface de la terre (9) ».
Le malheur est que nous en sommes arrivés à ce point, où tout concourt à éradiquer jusqu’au souvenir de cet « instinct de beauté », dont il n’est aucune culture traditionnelle qui n’apporte le saisissant témoignage. C’est pourquoi, partant de l’alerte lancée par Morris, je parle de guerre. Encore que cette guerre ait pris un tour nouveau. Car, pour dénier, sans bien sûr rien interrompre, la catastrophique surproduction de déchets qui caractérise nos sociétés, il fallait nous convaincre qu’il n’y a pas d’autre possibilité. De sorte que c’est à la colonisation de notre vie sensible que vise désormais cette guerre menée contre tout ce dont il est impossible d’extraire de la valeur, contre ce qui n’a pas de prix.
À cet égard, la collusion de la haute finance, de l’art contemporain et des industries de la mode aura correspondu au stade décisif d’une marchandisation de tout, s’appuyant sur une esthétisation censée se substituer à toute vie sensible. Bien sûr, il ne s’agit pas d’esthétique, mais de nous faire participer à notre propre expropriation, pour nous accoutumer au présent sans présence d’une réalité génétiquement modifiée, où rien n’existe plus qui n’ait été pollué, manipulé ou trafiqué, et de manière irréversible. Tel est d’ailleurs le programme commun qu’essaient de nous vendre les marques les plus en vue et les philosophes les plus roués, à travers le concept de « style de vie », depuis peu devenu valeur ajoutée à la servitude. Comme antidote, il vaut de se reporter, une fois encore, à Morris ou à Reclus, se référant l’un et l’autre à la « libre nature » et à ses métamorphoses infinies, pour voir la laideur dans ce qui en nie jusqu’à la possibilité, alors que la beauté apparaît toujours pour eux comme espace de dégagement, tel le « rêve non réalisé, mais non pas irréalisable » dont parlait l’anarchiste Joseph Déjacque (10).
Si l’on ne peut définir la beauté, on la reconnaît à son pouvoir soudain d’élargir l’horizon. Preuve que la fin ne justifie pas les moyens mais que ceux-ci déterminent ce qui advient. C’est un semblable changement de perspective, en quête d’autres façons d’être, qui depuis presque une décennie soutient les mouvements d’occupation dans le monde entier. La violence de la répression qu’ils suscitent suggère le rêve dont ils sont porteurs, nous rappelant qu’« il y a assurément un autre monde, mais il est dans celui-ci (11) », comme la beauté qui y est toujours en instance.
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