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14/01/2014

Du symbole et du chiffre

Conférence de presse du jour .... Dispositions pour la culture .... RIEN !

Du symbole et du chiffre, par Nicolas Roméas

On a pu, ces derniers temps, lire et entendre un certain nombre de déclarations et autres articles de presse 1 dans lesquels des personnes sans doute bien intentionnées s'attachent à défendre ce qu'elles nomment la «culture», en mettant en avant son apport à l'économie nationale.

Du symbole et du chiffre
Via photomontage © Olivier Perrot

Outre le fait qu'une bonne part des éléments ainsi réunis et «valorisés» relève plus de l'industrie culturelle et d'un patrimoine souvent rentabilisé que de l'usage citoyen et vivant d'outils symboliques destinés à l'échange, cette utilisation du langage de l'adversaire pour prétendre défendre ce qui doit échapper à l'évaluation chiffrée est, selon moi, une faute majeure.

Ce n'est pas seulement une erreur fondamentale, c'est purement et simplement une abdication. Un renoncement au combat culturel qui consiste à défendre les valeurs symboliques portées par l'art et ce qu'on nomme «culture», face au règne de l'argent et la toute-puissance du chiffre à tous les niveaux de cette société. On comprend bien, sous la menace des poids lourds de la finance et leurs alliés, acharnés à détruire tout ce qui échappe à la loi du profit, ce qui motive ces argumentations.

Mais il faut rappeler une autre loi, universelle et intemporelle celle-là : lorsqu'on accepte les critères de l'adversaire, le combat est perdu d'avance.

Mesurer - pour en «justifier» la nécessité - la force du symbole avec les outils de l'évaluation quantitative et/ou financière, c'est admettre implicitement que l'on ne peut appréhender qu'avec des chiffres ce qui, pourtant, appartient à un univers non seulement très distinct, mais opposé. Repensons aux déclarations de Victor Hugo sur l'importance de la lecture et de l'éducation pour la santé morale d'un peuple. S'agissait-il de confondre le poids de l'économie avec la valeur des idées et de l'art ?

Le député Hugo sait de quoi il parle, il sait très bien que tout ce qu'il évoque n'est pas producteur de richesse matérielle, mais de valeur intellectuelle et morale. Il sait parfaitement que le coût de ces choses est sans rapport, sans commune mesure avec leur bénéfice humain. Le 10 novembre 1848, il déclare entre autres, devant l'Assemblée nationale : «Il faudrait multiplier les écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées, les théâtres, les librairies ; […] les maisons d'études, pour les enfants, les maisons de lecture […] ; tous les établissements, tous les asiles où l'on médite, où l’on s'instruit, où l’on se recueille, où l'on apprend quelque chose, où l'on devient meilleur, en un mot ; il faudrait faire pénétrer de toutes parts la lumière dans l'esprit du peuple, car c'est par les ténèbres qu'on le perd.»

Vous me direz : «c'était un autre temps !» Mais n'étions-nous pas censés avoir fait quelques progrès, depuis ce temps  ? Et dès la fin de la deuxième guerre mondiale, le grand mouvement de l'Éducation populaire nous a rappelé avec force qu'il s'agit là d'un moteur essentiel de la démocratie, d'un enjeu vraiment citoyen dans lequel non seulement il n'est pas question de rentabilité, mais que la rentabilité détruit à coup sûr.

La France, qui s'enorgueillit à juste titre d'avoir créé en 1959 le premier Ministère des affaires culturelles (avant qu'on y accole le honteux «communication») 2 est-elle encore capable de porter cette vision ?

Sans doute ne peut-on développer la vie culturelle et artistique d'un pays sans argent, mais ce qui importe ce sont les choix politiques, ce qui compte, c'est ce qu'on en fait ! Et ce que nous avons inventé de meilleur en la matière, et que nous devons défendre âprement : notre service public de l'art et de la culture, est aujourd'hui fragilisé par une Europe néolibérale qui impose le critère plus qu'absurde de «concurrence libre et non faussée». C'est contre cela qu'il faut lutter, c'est à ça qu'il faut s'opposer. Sinon, rien ne tiendra. Et nous pourrons toujours prouver la puissance économique des «activités culturelles», si nous ne savons plus nommer leur valeur symbolique, il ne sera plus question de contenu. Et il ne nous restera finalement plus qu'à défendre les pires industries «culturelles» : les plus rentables.

Théodore Adorno parlait ainsi de ce qu'il nommait l'industrie culturelle : «Dans toutes ses branches on confectionne plus ou moins selon un plan des produits qui seront étudiés pour la consommation des masses et qui déterminent par eux-mêmes dans une large mesure cette consommation.» Industrie dont il montre, dans la même conférence 3, qu'elle est issue d'un système fondé sur le profit : «Il ne faut pas en accuser ici une volonté consciente de ses promoteurs ; bien plutôt, il faudrait faire dériver le phénomène de l’économie, de la recherche de nouvelles possibilités de faire fructifier le capital dans les pays hautement industrialisés.»

Mêler indistinctement la valeur symbolique et le poids économique n'est pas seulement insensé, c'est profondément destructeur.

Faire dépendre l'importance de la «culture» de l'argent qu'elle génère ou qu'elle fait circuler, c'est lui faire perdre son sens propre. Cette confusion délétère anéantit ce qui résiste à l'évaluation chiffrée. Même si ce qu'on nomme «culture» ne rapportait pas un centime, ou au contraire beaucoup d'argent, ce n'est jamais à partir de ce critère qu'il faut juger de son utilité.

Nous parlons de l'univers du symbole. Ici, en les mesurant à l'aune de la quantité, on détruit la valeur des actes et des œuvres. Car ces mondes incompatibles se livrent une guerre sans merci, personne ne l'ignore plus. Tout peser avec la balance du chiffre revient à tuer le symbole. Et si la quantité l'emporte, l'esprit meurt, c'est-à-dire nous, humains pensant. Remettons les pendules à l'heure, il y a urgence !

Nicolas Roméas

www.horschamp.org

1- Le 3 janvier 2014 dans Le Monde : «57,8 milliards de richesse liée à la culture», le même jour dans La Tribune : «La culture contribue sept fois plus au PIB que l'industrie automobile».

2 - Comme le fait très bien remarquer la philosophe Marie-José Mondzain.

3 - Conférence pour l'université radiophonique internationale
1ère diffusion les 21 et 28 septembre 1963.

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