Nous avons étudié la première édition post-attentats de six médias s’adressant aux enfants, sur une tranche d’âge de 6 à 14 ans :
Le Journal des Enfants (pour les 9-14 ans) : « Plusieurs attentats frappent Paris », mis en ligne le 15 novembre ;
Astrapi (pour les 7-11 ans) : édition spéciale mise en ligne le 15 novembre ;
Le Petit Quotidien (pour les 6-9 ans) : édition du 17 novembre, mise en ligne le 15 novembre ;
Mon Quotidien (pour les 10-14 ans) : édition du 17 novembre, mise en ligne le 15 novembre ;
Le P’tit Libé (pureplayer pour les 7-12 ans) : n°3 « Les attentats de Paris », mis en ligne le 16 novembre ;
1 jour 1 actu (dès 8 ans) : n° 92, édition du 20 au 26 novembre 2015, mise en ligne le 18 novembre.
Ces médias ont donc publié assez rapidement des éditions spéciales, articles en ligne ou brochures téléchargeables, sur les attentats, les parents et les personnels éducatifs étant invités à s’appuyer sur ces ressources.
À l’exception du P’tit Libé, tous ces titres (presse papier) sont présents dans de nombreux établissements scolaires (Bibliothèque Centre Documentaire, et Centre de Documentation et d’Information) validés par les prescripteurs que sont les enseignant-e-s. Ils touchent une large audience : à titre d’exemple le JDE est tiré à 45 000 exemplaires, Astrapi à environ 60 000, Le Petit Quotidien et Mon Quotidien à environ 50 000 chacun. Il faut aussi tenir compte du fait que leur présence dans les établissements scolaires démultiplie le nombre de lecteurs et lectrices par exemplaire (l’audience étant donc très largement supérieure à la diffusion). Ces productions sont donc loin d’être anecdotiques.
Or à la lecture des éditions « spéciales attentats », émises par quatre entreprises de presse différentes (Bayard, Playbac, Libération et la Société alsacienne de publication), on peut identifier quatre éléments de discours récurrents, loin de l’« objectivité journalistique » pourtant particulièrement requise lorsqu’on s’adresse à des enfants.
1. Les musulmans tranquilles
Où l’on apprend qu’en France les « bons musulmans » ne font pas de vagues - c’est d’ailleurs à ça qu’on les reconnaît :
Si la préoccupation de lutter contre les amalgames et la stigmatisation des musulman-e-s est louable, on peut regretter cet éloge de la discrétion : il laisse en effet entendre que les musulman-e-s qui seraient un tant soit peu trop visibles ou bruyant-e-s sont potentiellement suspect-e-s.
2. « Notre » mode de vie et le prosélytisme terroriste
Les terroristes auraient attaqué un concert, un stade et des terrasses de bar pour « nous » convertir à leurs règles religieuses, alors que la France est un pays de libertés, ce qui leur est insupportable :
Cette idée que nous vivons dans une démocratie parfaite et enviable dans le monde entier et, parallèlement, la présentation caricaturale des motivations des terroristes, mériteraient davantage de circonspection, en particulier dans des médias qui s’adressent à des enfants et contribuent à façonner leur compréhension du monde. Car derrière ces clichés et cette valorisation de « notre » mode de vie, c’est encore le mythe du « choc des civilisations » qui transparaît et qui peut s’insinuer dans l’esprit des lecteurs et lectrices.
3. L’état d’urgence c’est bien, la police et l’armée nous protègent
Comment la France se protège ?
Le président de la République François Hollande a été très clair : la France va combattre ces terroristes. Il a décrété [ordonné] l’état d’urgence dans tout le pays. C’est une mesure qui permet à la police, l’armée, de mener de nombreuses actions pour protéger le pays. De très nombreux militaires sont arrivés en renfort.Le JDE
Il y a bien là une description factuelle : l’augmentation des forces policières et militaires suite à la mise en place de l’état d’urgence. Cependant le fait de présenter ces mesures - et le renforcement des services de renseignements - comme positives et nécessaires « pour protéger les Français » sans évoquer les critiques qu’elles ont suscitées repose sur le principe que la limitation des libertés et la restriction des droits est logique et légitime. Il s’agit donc, sous couvert d’information, d’un positionnement idéologique.
4. Il y a bien une guerre ailleurs mais c’est contre le terrorisme islamiste et il faut donc la poursuivre
Il est plutôt positif que les médias prennent la peine de lier les attentats du 13 novembre à la politique internationale militariste de la France. Il est d’autant plus dommage que les enjeux économiques soient esquivés, au profit d’un discours manichéen qui propose comme seul modèle explicatif le motif de la vengeance face à la « guerre juste » menée par la France.
5 [BONUS] Au fait : C’est la Troisième Guerre mondiale !
La palme revient sans conteste à Playbac Presse qui explique tranquillement dans ses deux publications (Le Petit Quotidien et Mon Quotidien, à partir de 6 ans donc…) que c’est la Troisième Guerre mondiale :
De quoi rassurer les enfants en gardant le sens de la mesure…
Quatre grandes thématiques donc, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont traitées en ayant recours à une simplification certaine. Malgré la préoccupation d’intégrer des aspects délicats, ce traitement des attentats vire en effet parfois à l’auto-caricature, et correspond somme toute au discours dominant. Habituer les enfants à l’idée d’une guerre qui dure, à distinguer les « bons » et les « mauvais » musulmans, accréditer l’idée d’un « choc de civilisation », les accoutumer à ne se sentir en sécurité qu’entouré-e-s de policiers et de militaires… Voilà, en définitive, quasiment la seule perspective offerte par la presse jeunesse au lendemain des attentats.
Les commentaires sont fermés.