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28/02/2016

Germaine TILLION

Femme d’exception, Germaine Tillion (30 mai 1907-19 avril 2008) fut l’une des premières ethnologues françaises, formée notamment par Marcel Mauss, et une grande résistante à l’Occupation lors de la Seconde Guerre mondiale. A la tête du réseau du Musée de l’homme, elle participa, entre autres actions, à l’espionnage contre l’occupant et à l’évasion de nombreux prisonniers de guerre. Dénoncée par un prêtre, arrêté par la Gestapo, elle manifeste tout son courage, honorée par son entrée au Panthéon, dans cette lettre qu’elle adresse au tribunal allemand.
Germaine Tillion a été déportée à Ravensbrück !

Germaine Tillion
Elle y écrira Le Verfügbar aux Enfers 

A ARCHIVER

Fresnes, 3 janvier 1943

Messieurs,

J’ai été arrêtée le 13 août 1942, vous le savez, parce que je me trouvais dans une zone d’arrestation. Ne sachant encore au juste de quoi m’inculper et espérant que je pourrais suggérer moi-même une idée, on me mit, pendant trois mois environ, à un régime spécial pour stimuler mon imagination. Malheureusement, ce régime acheva de m’abrutir et mon commissaire dut se rabattre sur son propre génie, qui enfanta les cinq accusations suivantes, dont quatre sont graves et une vraie :

1. Assistance sociale. J’ai en effet fondé et dirigé personnellement pendant un an un service dont le but était de venir en aide à tous les prisonniers de nos colonies relâchés immédiatement après l’armistice. Des appuis officiels sont venus, et mon organisation a fini par prendre une telle ampleur que je devais cesser de la diriger ou renoncer à mes travaux scientifiques, ce qui ne se pouvait pas. J’ai eu la chance de pouvoir confier mes équipes de visites d’hôpitaux et de confection de colis dans de très bonnes mains (un commandant de l’armée coloniale) en juillet 1941. À partir de cette date, je me suis consacrée exclusivement à mon œuvre d’ethnologie berbère, mais sans renoncer à venir en aide (à titre strictement privé et personnel) aux malheureux que le hasard mettait sur mon chemin. Je demande   donc :  En quoi cela est-il contraire aux lois de l’occupation ou à une loi quelconque?

2. Espionnage. Je nie formellement avoir jamais fait quoi que ce soit pouvant être qualifié ainsi. Depuis mon retour à Paris,  je ne suis pas sortie une fois des limites du département de la Seine, fait que la police allemande ne conteste pas. En outre, je n’ai aucune compétence en matière militaire et, si j’avais eu des curiosités dans ce sens, vous auriez ou en trouver des traces chez moi car vous avez pu constater, par l’énorme fatras de mes papiers, tout ce qui m’intéresse fort. D’autre part, la police allemande a contrôlé le fait que c’est dans un café, par hasard, quelques mois avant mon arrestation, que j’ai rencontré un géologue, M. Gilbert T., vaguement connu six ans plus tôt et perdu de vue. Heureuse de reconnaître son obligeance d’il y a six ans, je l’invitai cordialement à venir chez moi et je l’ai revu trois ou quatre fois sans y attacher d’importance, car je connais beaucoup de gens à Paris et, en outre, mes activités sociales et scientifiques m’amenaient de nombreux visiteurs. N’oubliez pas que pendant 2 ans, je me suis trouvée à peu près seule spécialiste de l’ethnologie berbère de ce côté-ci de la Méditerranée, les autres résidant à Alger ou au Maroc. J’ai demandé à mon commissionnaire si, étant chef d’une organisation d’espionnage, il ferait ses confidences à une femme qu’il aurait connue dans un café et vue une ou deux fois (ce qui me laissait une semaine ou deux pour « espionner » en ne perdant pas de temps — et espionner quoi?). J’ajouterai ceci : si ce monsieur rencontré dans un café et vu une ou deux fois m’avait fait de telles confidences, cela n’aurait pu me paraître que très suspect ; en 1942, un homme assez imprudent pour commettre une inconséquence pareille ne peut être considéré que comme un fou ou un agent provocateur. Bien au contraire, M. Gilbert T. me fit la meilleure impression : extrême obligeance, bonté, droiture, dévouement. Et son ami, M. Jacques Legrand, me parut être un homme lettré, d’un excellent milieu, modéré et sûr dans ses jugements, très humains (en outre, ce sont des hommes spartiates et courageux, mais c’est uniquement par vous, messieurs, que je le sais). […] Je demande donc : quelle sorte d’espionnage ai-je fait ? Pour le compte de qui ? Est-ce qu’un verre de bière pris à la terrasse d’un café constitue à lui seul une preuve suffisante à vos yeux?

3. Évasion. J’aurais (si l’on en croit mon acte d’accusation) fait évader, en compagnie de gens que je connais à peine, des gens que je ne connais pas du tout. « Et comment m’y suis-je prise ? » ai-je demandé. Mais il ne fut pas répondu à cette question. D’où je conclus que mon commissaire, présumant (non sans raison) que je ne savais rien, préférait ne pas me mettre au courant. D’accord. Je demande donc si je suis accusée ou non. Et, si je suis accusée, comment puis-je me défendre si je ne sais pas avec détails de quoi je suis accusée ?

4. Parachutistes. J’aurais été très certainement ennuyée si un parachutiste était descendu dans mon jardin, car il m’est absolument impossible de loger quelqu’un chez moi sans que tout le quartier le sache : ma grand-mère, âgée de 93 Ans, va encore chez quelques fournisseurs très proches et cause volontiers avec eux : en outre, nous sommes servies depuis 25 ans par une excellente femme, mais la plus bavarde et la plus peureuse du département. Je n’ose même pas imaginer quelles auraient pu être leurs réactions à toutes deux en présence desdits parachutistes. La seule chose dont je suis sûre, c’est que j’aurais jamais eu l’audace de m’y exposer. Au surplus, si on les interroge avec adresse et douceur, elles vous attesteront que pas un personnage du sexe masculin n’a reçu l’hospitalité chez moi depuis l’armistice. Je demande donc : d’où sortent ces parachutistes ? Où les ai-je pris ? Où les ai-je mis ? Car je ne les ai pourtant pas dissimulés dans un repli de ma conscience (en admettant que celle-ci ait des replis).

5. Entreprise contre la police allemande. Je serais profondément navrée si l’on m’accusait d’ironie, c’est pourquoi je me fais un devoir de citer mot à mot et en détail ce qui me fut notifié au sujet de cette dernière et extraordinaire accusation. Après avoir consulté (d’un œil un peu trop rapide) le dictionnaire, mon commissaire me dit : « Vous êtes accusée d’avoir voulu naturaliser la police allemande et les traîtres français ». Il se rendit compte que ça ne « collait » pas, car il repiqua dans son lexique. Simple lapsus. […]

Pendant que je réfléchissais sur ce thème, mon commissaire, émergeant enfin de son dictionnaire me disait : « Cette fois, je sais. Vous êtes chargée de rendre leur innocence aux membres de la police allemande ».

Il y a là peut-être (probablement) un autre contresens, mais je fus si abasourdie (et réjouie) devant cette entreprise grandiose que je ne songeai pas sur l’instant à demander d’explication. J’ai pourtant l’habitude des requêtes les plus extraordinaires, car, comme vous le savez, j’ai vécu seule, en Afrique, pendant des années, en compagnie de tribus dites sauvages : des femmes mariées à des démons m’ont demandé de les divorcer ; un vieux bonhomme (pire que Barbe-Bleue) qui avait, m’a-t-il dit, mangé ses huit premières épouses, m’a demandé une recette pour ne pas manger la neuvième ; des tribus en guerre m’ont chargé d’un commun accord de leur tracer une frontière; j’ai vu des paiements de prix du sang, des jemaâ secrètes, des sorciers dansant une fois par an sur une montagne sacrée… Je ne parle pas de ceux qui, en transe, avalent des charbons rouges et jouent avec des vipères, la chose étant trop banale. Malgré ces compétences variées, je déclare formellement que, si ces messieurs de la police allemande ont réellement perdu leur innocence, je suis incapable de la leur rendre. Toutefois, s’ils tiennent à la retrouver, ils ne doivent pas désespérer. […] Je ne puis que conseiller à mon commissaire un pèlerinage sur les rives de ce fleuve fameux, d’où il nous reviendra, espérons-le, paré des grâces de Parsifal, mais je souhaite vivement qu’on n’attende pas cet heureux événement pour me dire que signifie cette histoire et en quoi elle me regarde.

Voilà, messieurs, tout ce que je sais au sujet de mon accusation. Vous reconnaîtrez vous-mêmes que c’est peu et que, en apparence, ce n’est guère sérieux. Remarquez que je ne proteste pas contre mon incarcération car je comprends parfaitement que le ratissage actuel est nécessairement trop sommaire pour qu’il n’y ait pas un grand nombre de personnes arrêtées sans raison. (Cela fait, peut-être, compensation, à un plus grand nombre de personnes qui, ayant des raisons d’être arrêtées, ne le sont pas. Et comme dit La Fontaine : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. ») Très franchement, je vous assure que j’envisage sans peur et sans mauvaise humeur tout ce qui n’atteint que moi — avec tout au plus un peu de curiosité, mais vous ne la trouverez ni injustifiée ni prématurée, car il y a près de six mois que je suis en prison.

C’est dans cette espérance, messieurs, que je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments choisis.

Germaine Tillion
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