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12/09/2016

Sherpa et les multinationales, mine de rien

Et pendant ce temps, la corruption à échelle planétaire va bon train. Ce temps où s’ébattent et s’ébrouent ré-écriveurs et beaux parleurs larmoyants quelque reconnaissance sociale, valant brevet poétique ou politique pour égo triste, c’est selon, tout en sachant pertinemment que l’animation citoyenne dont ils sont les acteurs occupera leurs nuits insomniaques et urbaines en toute inefficacité …

... un mot sur l’association « SHERPA » : Pourquoi « Sherpa » … Les Sherpas sont un peuple montagnard originaire des régions du Népal dont les guides sont réputés pour leur endurance, leur dextérité et leur audace ; ils sont si fiables que leur nom est devenu synonyme de « porteur ». Comme eux, notre association ambitionne d’accompagner les populations victimes de crimes économiques dans leur quête de justice.

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The survivors avec Käthe Kollwitz

... et une interview de William Bourdon pour la revue "PROJET"

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« De nouvelles infractions sont à créer »

Entretien – Mettre les multinationales face à leurs responsabilités, faire progresser le droit à l’heure de la mondialisation. C’est le combat titanesque engagé par l’association Sherpa. Son fondateur, W. Bourdon, répond aux questions de J. Merckaert, rédacteur en chef de la « Revue Projet » et membre du conseil d’administration de Sherpa.

Dans un monde où il semble de plus en plus difficile de rendre les acteurs économiques responsables des conséquences de leurs actes, l’association Sherpa a pour fil directeur, depuis quinze ans, le combat contre l’impunité. Pour quel bilan ?

William Bourdon - Sherpa est née d’une intuition, devenue une conviction : si au XXe siècle on a réduit l’impunité des plus grands criminels de sang, au XXIe, l’ambition est de réduire l’impunité des grands criminels économiques (détournements d’argent, atteintes à la biodiversité…). Paradoxalement, à une époque où ils sont tout-puissants et mettent à mal la souveraineté des États, les acteurs privés n’ont jamais autant proclamé et mis en scène leur sens des responsabilités tout en utilisant les moyens inédits qu’offre la mondialisation pour organiser leur irresponsabilité. Sherpa incarne cette quête de responsabilité à l’égard de ceux qui la proclament mais qui font tout pour y échapper.

Nous avons donc cherché à délocaliser à l’envers ! Faire venir des personnes victimes de catastrophes environnementales ou sociales de l’autre bout du monde devant un juge non soumis aux intimidations ou à la corruption et compétent pour mettre en cause les donneurs d’ordres véritables (les sièges des grandes entreprises). La première procédure engagée par Sherpa mettait en cause un grand groupe forestier au Cameroun [Rougier, NDLR], accusé de dégradation de la propriété, de destruction d’espèces rares, de maquillage de licence d’exploitation… Nous avons échoué : la Cour de cassation a manqué d’audace et estimé que le juge français n’était pas compétent. Pour les délits commis à l’étranger, même graves, il appartient en effet au Parquet d’apprécier la compétence ou non du juge français, alors que pour les crimes, celui-ci est saisi automatiquement… Cet archaïsme finira bien par disparaître ! En outre, des plaignants ont été menacés, « un grand homme blanc » les obligeant à expliquer que je les avais forcés à porter plainte. Nous avons su en tirer des leçons : quand on n’est pas en mesure d’offrir un bouclier aux communautés ou aux personnes que l’on défend, il vaut parfois mieux s’abstenir. Cependant, des salariés du groupe sont venus nous voir pour nous révéler des circuits d’argent sale : un geste encourageant, même s’ils nous interdisent d’utiliser les documents produits. La procédure a fait sortir du bois des personnes outrées par certaines pratiques, et conduit le groupe à améliorer ses pratiques. Des avancées peuvent se dessiner en creux, tant les entreprises craignent les procès et les atteintes à leur réputation.

Sherpa a déposé plusieurs plaintes devant des points de contact nationaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), chargés de s’assurer du respect des principes directeurs par les multinationales. Or ce type de procédure ne ferait évoluer la situation sur le terrain que dans 1 % des cas. Le système est-il à jeter aux orties ?

William Bourdon La mise en œuvre des points de contact nationaux de l’OCDE présente, en effet, des résultats mitigés : ils n’ont ni les pouvoirs, ni les moyens d’affronter des acteurs aussi puissants que Bolloré ou Glencore, contre lesquels nous avions porté plainte. Ces dernières années, les ONG européennes ont passé des centaines d’heures à produire des mémos à l’intention des points de contact, à participer à de multiples réunions, globalement sans résultat concret. Dans certains cas, les points de contact deviennent les complices d’une forme de green washing ou d’ethical washing. Le combat reste à mener pour que l’OCDE révise leurs modalités et renforce leurs moyens (accentuer leur capacité d’injonction, de vérification, de demande de comptes), et pour que leurs débats soient rendus publics, car le vrai talon d’Achille des entreprises est le regard des consommateurs.

 

  « Le vrai talon d’Achille des entreprises est le regard des consommateurs. »


 

Les principes directeurs de l’OCDE participent, plus généralement, d’un soft law qu’il serait tout aussi absurde d’encenser que de jeter au caniveau. Une grande diversité existe parmi les acteurs privés. Certains entendent réellement mettre en œuvre les engagements affichés (chartes anti-corruption, codes de conduite, etc.). Surtout, de plus en plus, le soft law fabrique du hard law, car les juges en tiennent compte comme critère pour apprécier si l’entreprise s’acquitte ou non de ses obligations, en matière de sécurité par exemple. Le raisonnement est le suivant : « Vous avez décidé unilatéralement de prendre des engagements publics, alors que personne ne vous y a contraint ! » Ainsi, dans le cas de l’Erika, le cynisme de Total a pesé sur les magistrats, qui, même s’ils ne l’ont pas écrit explicitement, ont constaté un grand écart entre les engagements pris en matière de développement durable et la réalité des choix effectués par les entreprises. À nous de creuser ce sillon : peut-on accepter que certains grands opérateurs d’eau affichent sur leurs sites internet des engagements que l’on croirait écrits par Nicolas Hulot ou Stéphane Hessel quand, en Amérique latine, les obligations les plus élémentaires pour protéger les populations et la biodiversité sont bafouées ? On peut aussi penser que, face à la pression judiciaire et à celle de l’opinion publique, dans la foulée des SwissLeaks, LuxLeaks et autres Panama Papers, les chartes anti-corruption finiront par revenir à la figure de leurs émetteurs. Car l’idée est en train de faire son chemin, parmi les ONG comme parmi les élus, que le monde serait en danger si on laissait les entreprises se gargariser de soft law. Même si les engagements avancés peuvent momentanément flatter les consommateurs, in fine, la communauté humaine sera perdante. En matière de coresponsabilité, on ne peut pas se payer de mots.

Enfin, dès lors que les groupes jouent de la fragmentation de la responsabilité dans l’entrelacs de leurs filiales pour assurer leur impunité, seule la menace du juge est susceptible de faire bouger durablement les comportements.

Pour Sherpa, le recours aux procès a pour objet, outre la défense de victimes, de faire évoluer le droit ou de mettre en évidence ses lacunes. Dans des affaires très lourdes (effondrement du Rana Plaza, conditions de travail indignes), Sherpa utilise le chef d’accusation assez sibyllin de « pratiques commerciales trompeuses » pour poursuivre Auchan ou Samsung. Qu’est-ce que cela révèle des insuffisances du droit ?

William Bourdon Quand Auchan prétend être un grand discounter éthique et que l’on retrouve les étiquettes de sa marque textile dans les décombres du Rana Plaza, le grand écart est patent. Voilà pourquoi nous avons poursuivi le groupe et un juge d’instruction devrait se rendre prochainement à Dacca (Bangladesh). Dans l’affaire Samsung, le Parquet n’a pas ouvert d’enquête, malgré la solidité du dossier. Veut-on caresser les entreprises dans le sens du poil ? Aussi envisageons-nous de nous porter partie civile, ce qui nous permettrait d’avoir accès à un juge d’instruction. Comme les Américains l’ont fait avec Nike il y a treize ans, notre objectif est d’ouvrir un débat d’intérêt général, de rendre ces entreprises plus responsables et, éventuellement, de rester ouverts à une négociation permettant le dédommagement des victimes et un engagement effectif des entreprises à améliorer leurs pratiques.

Bien sûr, nous poursuivons pour « pratiques commerciales trompeuses » par défaut. Mais Sherpa est très mobilisée, depuis son origine, autour de la loi « devoir de vigilance » : il s’agit de rendre les sociétés mères responsables des violations commises dans leurs filiales, chez leurs sous-traitants et tout au long de leur chaîne d’approvisionnement.

Encore faut-il que la justice soit saisie. En accompagnant des victimes devant les tribunaux, en gagnant le droit pour les associations de se porter partie civile dans des affaires de corruption, Sherpa a marqué des points. Quelles sont les prochaines batailles ?

William Bourdon - En France, sous certaines conditions, la victime a un accès assez direct au juge, ce qui n’est pas le cas dans la majorité des autres pays européens, où le Parquet a une forme de monopole des poursuites. Ce modèle français est à européaniser, voire à universaliser. En France, l’enjeu est d’élargir la possibilité d’intenter des class actions lors de catastrophes massives : il s’agit d’autoriser la saisie du juge français – s’il est compétent, par exemple, parce que le suspect est français – par une plainte collective de victimes étrangères. Je pense par exemple à l’affaire du Probo Koala, où le déversement de déchets toxiques, en 2006 en Côte d’Ivoire, a provoqué une intoxication massive, le principal donneur d’ordre étant le dirigeant français de la société Trafigura. On envisagerait un jour d’ouvrir la class action à des victimes étrangères loin du juge français pour des dommages sociaux, environnementaux et, pourquoi pas, en cas de graves infractions financières, si le mis-en-cause est bien sûr français afin que le juge saisi soit compétent pour appréhender les personnes à l’origine de la chaîne de responsabilité.

Un autre chantier consiste à dé-privatiser l’arbitrage. Des questions d’intérêt général cruciales y sont tranchées à travers des litiges privés. Les acteurs privés s’approprient ainsi des questions d’intérêt public à leur avantage dans une logique d’entre-soi où n’émerge qu’à la marge l’expression des préoccupations des citoyens. Il y a eu une tentative de présentation d’un amicus curiae au nom des consommateurs argentins devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi) à Washington il y a quelques années, dans le cadre du litige qui opposait Aguas Argentinas à l’État argentin. Beaucoup de propositions sont sur la table, mais le milieu de l’arbitrage y est globalement fermé.

Enfin, la lutte contre la fraude fiscale ne peut plus être du seul ressort de l’État. Les citoyens font le lien entre la baisse de leur pouvoir d’achat, les sacrifices dus aux restrictions budgétaires et le manque de volonté ou de capacité de l’État à rapatrier les milliards qui lui manquent. Le « verrou de Bercy » en matière fiscale – le monopole détenu par le ministère des Finances pour engager des poursuites judiciaires – doit sauter : il entretient l’idée d’un entre-soi, d’une logique d’arrangements au sommet. Qui plus est, les faits de fraude fiscale sont de plus en plus intimement liés à d’autres infractions financières. Tout commande de permettre aux associations anti-corruption d’engager l’action publique en la matière.

L’affaire des « biens mal acquis » montre combien les puissants sont sensibles aux poursuites dès lors qu’ils sont personnellement mis en cause, y compris financièrement. Peut-on imaginer que des dirigeants aient à répondre personnellement des violations commises par leur entreprise ?

William Bourdon - Le droit français permet le cumul des sanctions contre des individus et contre des personnes morales. Mais les juges font preuve d’une certaine timidité : ils répugnent parfois à poursuivre des individus, en privilégiant les personnes morales, et les sanctions pour corruption ou pour violation du droit de l’environnement sont notoirement insuffisantes et, par conséquent, non dissuasives. De même contre la fraude fiscale : la lutte restera vaine faute de sanctions multilatérales à l’encontre des trous noirs de la finance mondiale et à l’encontre des acteurs privés qui y blanchissent des milliards.

Nous proposons aussi l’extension du délit de recel : aujourd’hui la dissimulation ou l’utilisation du produit d’une infraction n’est poursuivie que si l’infraction source est une infraction aux biens (i.e. vol, escroquerie…) et non aux personnes. Il faudrait l’étendre aux cas où des profits ou des dividendes proviendraient des diamants du sang ou d’autres ressources de conflits. Mais les résistances sont fortes, car un nombre considérable de poursuites, concernant des comportements aujourd’hui impunis, deviendraient possibles. Sur ce fondement, on aurait pu incriminer beaucoup plus facilement le vol et la détention de tableaux volés comme produits de crime contre l’humanité…

La sanction de la criminalité économique renvoie au débat quasi idéologique entre ONG sur l’introduction ou non de la justice transactionnelle dans le droit français, proposée dans le premier texte de la loi Sapin 2. Je ne crois pas qu’il faille abolir toute possibilité de transaction, surtout lorsqu’elle permet l’indemnisation directe des victimes. Mais, aux États-Unis, les associations commencent à s’émouvoir du fait que, quand les grandes ONG ne sont pas parties prenantes à la transaction, le paiement de quelques milliards sert et suffit à étouffer le débat public, à faire l’économie d’un procès et à interdire la mise en lumière des processus et des outils délictueux. Une transaction qui n’est pas accompagnée d’un suivi très strict revient à donner un prix à l’impunité, sans empêcher la récidive.

Dans sa pratique, Sherpa a parfois choisi de transiger avec de grands groupes (Total, Areva) plutôt que d’aller au terme des poursuites, ce qui lui a attiré les critiques de ceux qui espéraient un procès. Quels critères doivent présider au choix de l’une ou l’autre solution ?

William Bourdon - La réponse à ce dilemme relève du cas par cas. Quand on a porté plainte contre Total pour travail forcé en Birmanie, personne n’envisageait que le géant pétrolier abonderait un fonds de 5 millions d’euros. La Cour d’appel de Versailles nous a donné raison quant à la compétence du juge français, puis des négociations se sont ouvertes et je suis fier du résultat – il a été célébré sur place –, car les conditions ont changé pour des milliers de réfugiés birmans oubliés à la frontière de la Thaïlande. À l’époque, j’avais essuyé de vives critiques de la part de la Ligue des droits de l’homme (dont je suis adhérent de longue date) et de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme dans un prisme assez idéologique, mais depuis les choses ont évidemment évolué.

 

  « Parfois, il faut repousser le ‘grand soir judiciaire’ pour trouver des solutions pragmatiques dans des situations compliquées. »


 

À mes yeux, devant l’issue incertaine des procédures, c’est le mandat qui nous est donné par les plaignants qui compte et, parfois, il amène à repousser le « grand soir judiciaire » pour trouver des solutions pragmatiques dans des situations compliquées. Il nous faut aussi évaluer la probabilité d’une condamnation, qui, même si elle est prononcée, n’est pas toujours accompagnée d’une réparation du préjudice ou d’une indemnisation effective des victimes.

En menaçant Areva de poursuites à cause des conditions de travail déplorables observées dans les mines d’uranium du Niger, nous avons obtenu un accord exemplaire sur le papier. Mais deux ans et demi après, nous l’avons dénoncé car il n’était plus exécuté de bonne foi, les équipes ayant changé chez Areva. Reste que la convention a permis un suivi médical, qui n’existait pas auparavant, pour une centaine de travailleurs, et elle a permis d’indemniser – trop modestement hélas – certaines familles. Bien entendu, la décision d’opter pour une transaction et celle de la résilier ont été prises en accord avec les ONG sur place. Le mécanisme de veille sanitaire que nous avons obtenu à Arlit (Niger) aurait pu faire tache d’huile à travers le monde. Il en est allé autrement, mais j’assume ce pragmatisme. La seule idéologie n’a jamais rien réparé.

Le commissaire Jean-François Gayraud compare les salles de marché à des scènes de crime… L’impunité dans le secteur financier résulte-t-elle d’un problème de compétence des magistrats devant la complexité des infractions ou de l’inadaptation du droit ?

William Bourdon - Les magistrats sont de plus en plus compétents dans ces domaines. Mais les mathématiques appliquées à la spéculation ont créé des monstres clandestins planqués dans des ordinateurs, eux-mêmes à l’abri dans des centres offshore. La pratique d’un certain nombre d’opérateurs financiers consiste à externaliser et à opacifier d’autant plus un certain nombre d’opérations qu’elles sont susceptibles de tomber sous le coup de la loi. Le trading à haute fréquence, en particulier, combine une telle sophistication des algorithmes à l’hyper rapidité du traitement des ordres et des contre-ordres que ceux qui manipulent les cours ont toujours quelques longueurs d’avance sur les juges du monde entier : les poursuites et les condamnations sont rares et ne portent que sur les manipulations les plus visibles. Les régulateurs et les techniciens eux-mêmes peinent parfois à comprendre l’origine des mini krachs provoqués par le trading à haute fréquence, comme celui du 6 mai 2010 qui a vu le Dow Jones perdre 1000 milliards de capitalisation boursière…

Au vu des dangers avérés du trading à haute fréquence et de son utilité pour le moins incertaine, il convient d’en encadrer drastiquement l’usage, comme le propose Finance Watch, par exemple en imposant une durée minimum d’une seconde entre la passation de deux ordres sur un même produit financier. Au-delà, un des grands chantiers d’avenir est de judiciariser cette sphère où règne l’entre-soi pour quelques milliers de traders et de donneurs d’ordre à travers les monde. Cela suppose d’intensifier la coopération bilatérale et multilatérale : quand les ordres sont donnés depuis les Îles Caïman et exécutés dans un autre paradis fiscal, l’impunité est maximale.

Mais dès lors que l’arsenal juridique actuel ne suffit plus, de nouvelles infractions pénales sont aussi à inventer : par exemple, le non-respect de la durée minimale d’une seconde pourrait être assorti de sanctions pénales. Les délits d’initiés commis de façon concertée dans le cadre du trading à haute fréquence, par le truchement d’un paradis fiscal, pourraient être poursuivis avec une double circonstance aggravante, celle d’avoir cherché, en bande organisée, à dissimuler l’opération litigieuse. Dans un autre domaine, pourquoi ne pas interdire, sous peine de poursuites pour conflit d’intérêt, le fait de spéculer sur la dette publique d’un État après avoir conseillé cet État (ou, a fortiori, après l’avoir aidé à maquiller ses déficits) ? Quand la titrisation vise à rendre indétectable pour les clients ou les actionnaires le contenu et les risques d’un produit financier, pourquoi ne pas sanctionner pénalement cette opacification ?

Les défis climatiques font apparaître un domaine où les préjudices sont réels, mais la responsabilité difficile à imputer. Le droit suffit-il en l’état à appréhender le phénomène ?

William Bourdon - La réponse devra être de plus en plus inventive. De nouvelles infractions sont à créer. Des processus d’investigation plus sophistiqués sont à imaginer, dans un cadre multilatéral qui ne sera efficace que s’il impose de nouvelles normes et des sanctions à l’échelon de la loi nationale. Ce déficit d’incorporation des plus belles conventions internationales dans les lois nationales exigera un suivi de plus en plus professionnel de la part des ONG. À l’issue de la Cop21, aucune sanction n’est prévue en cas de défaut de responsabilité à l’égard des acteurs privés… Il s’agit de solliciter « les forces imaginantes du droit » pour contraindre acteurs privés et publics à respecter, de gré ou de force, leurs engagements.

En matière d’imputabilité des crimes et délits environnementaux, le grand absent est l’acteur privé, qui prétexte toujours de son irresponsabilité tant que l’État ne lui impose rien. Il revient aux États d’adopter des normes et des sanctions, mais aussi aux ONG de ne pas céder à l’impuissance, comme en atteste la victoire de l’association Urgenda aux Pays-Bas, à l’issue d’une procédure innovante. Enfin, les engagements unilatéraux des aciéries ou des pétroliers contre le réchauffement climatique font émerger un soft law qui pourrait permettre de nouvelles procédures.

Les scandales importants qui ont émaillé l’actualité récente ont été révélés grâce à des lanceurs d’alerte. Faut-il désespérer à ce point des pouvoirs publics pour s’en remettre à quelques rares consciences pour réguler le système ?

William Bourdon - Je défends Nicolas Forissier (UBS) et Hervé Falciani (HSBC). Les deux groupes bancaires pour lesquels ils travaillaient ont été mis en examen, avec une caution historique d’un milliard d’euros. Les ministres successifs ont autocélébré leur action ayant permis le rapatriement en France de milliards d’euros. Certes, ils ont contribué à l’intensification de la lutte contre l’évasion fiscale : on peut les créditer d’une certaine sincérité, mais sans ces lanceurs d’alerte, qui sont avant tout une source de respiration pour la société civile, rien n’aurait été possible.

 

  « Le fossé est spectaculaire entre les engagements affichés en matière de régulation et la réalité de la planète finance. »


 

Si l’on observe cette bascule un peu vertigineuse qui conduit des citoyens à révéler des comportements à risque pour l’humanité, c’est parce que ceux qui ont la charge de l’intérêt général le méprisent parfois, alors même que les grands intérêts publics n’ont jamais été aussi menacés. Le fossé est spectaculaire entre les engagements affichés en matière de régulation et la réalité de la planète finance. Mais jamais les pouvoirs publics n’ont su tout faire : la régulation a toujours été aussi l’affaire des citoyens. Les lois les plus strictes ne peuvent rien si on ne protège pas celui qui, au fin fond du système le plus opaque, va révéler des comportements dangereux pour l’intérêt général, mais inatteignables par la loi ou les juges. Compter sur les lanceurs d’alerte n’est pas une démission. C’est une nécessité absolue quand seuls des insiders peuvent ouvrir la porte. Il faut les protéger davantage. Plus ils seront protégés, plus la société se sentira crédible et légitime à agir. Leur action à l’avant-garde de la défense de l’intérêt général manifeste une volonté, sinon d’inverser, du moins de réduire l’asymétrie avec les acteurs privés. Ils sont l’expression extrême d’une nouvelle responsabilité, mutualisée entre l’ensemble des acteurs de la planète.

Mais deux périls majeurs font obstacle à cette nouvelle responsabilité. La financiarisation de l’économie va à l’encontre de l’intérêt général, qui exige d’inscrire les stratégies industrielles dans une logique de long terme. Quant à la menace terroriste, elle démonétise et dégrade les engagements pris par un certain nombre d’États et d’acteurs privés. Les dirigeants de quelques pays du Sud, en particulier, jouent de leur inflexibilité face à la menace terroriste, de leur rôle de bouclier contre des prises d’otages occidentaux, pour faire chanter les bailleurs de fonds et obtenir que les yeux se ferment sur des comportements qui commençaient à être répudiés et stigmatisés.

D’autres organisations font-elles le travail de Sherpa ailleurs dans le monde ? Quelles avancées à l’étranger pourraient donner des idées ?

William Bourdon - Sherpa est à bien des égards pionnière mais, heureusement, le flambeau est repris par d’autres. Un apprentissage mutuel nous permet de comparer différents systèmes juridiques. Dans le cas de préjudices subis par des victimes se trouvant à l’étranger et alors que les responsabilités sont fragmentées, on est contraint d’effectuer une sorte de « forum shopping » vertueux : on cible le territoire où une plainte aurait le plus de chance de prospérer. Ce type de choix demande une technicité et une interdisciplinarité qu’il faut du temps pour développer.

La priorité doit être le renforcement de la capacité d’action des juges et des sociétés civiles au Sud de la planète. Nous avons organisé des caravanes juridiques dans bien des pays d’Afrique francophone. Même s’il est difficile d’en quantifier les résultats, nous avons contribué à mieux outiller juridiquement des acteurs juridiques et des citoyens. Mais nous manquons de ressources pour assurer un suivi. L’universalisation de la justice ne saurait signifier sa confiscation par les juges du Nord. On ne peut pas délocaliser tous les malheurs de la planète devant les juges de Paris, Rome ou Francfort ! Pour cela, il faut casser la culture juridique de certains pays du Nord, qui regardent parfois avec mépris le droit fabriqué dans les pays du Sud. La condamnation exemplaire de Texaco par la justice équatorienne (un milliard de dollars d’amende), à la faveur d’une procédure de quinze ans et d’un jugement extrêmement motivé, est jugée contraire à l’ordre public, et donc inexécutable aux États-Unis, mais elle fait l’objet d’un début d’exécution par la justice canadienne. La route est encore longue sur le chemin de la mondialisation de la justice.

Propos recueillis par Jean Merckaert, le 14 avril 2016 à Paris.

 


Cf. Joseph Wilde-Ramsing, Virginia Sandjojo, Kris Genovese et Caitlin Daniel, « Remedy remains rare », OECD Watch, juin 2015, p. 19.

NDLR

Sherpa, Peuples Solidaires-ActionAid France et Indecosa CGT avaient porté plainte début 2013 pour des pratiques de travail forcé et de travail d’enfants dans les usines de Samsung en Chine [NDLR].

Dans l’affaire Nike contre Kasky, décision de la Cour suprême des États-Unis d’Amérique du 26 juin 2003.

Cf. l’article de Guillaume Delalieux, « Devoir de vigilance », Revue Projet, n° 352, juin 2016 [NDLR]. Adoptée deux fois à l’Assemblée nationale, dans des termes moins ambitieux que ceux proposés par les ONG, la proposition de loi effectue une dernière navette parlementaire.

Dans son arrêt du 9 novembre 2010, la Cour de Cassation a jugé Transparency International France recevable dans l’affaire des biens mal acquis (initiée par Sherpa sur le fondement d’un rapport du CCFD-Terre Solidaire). Le législateur a ensuite entériné la possibilité pour des associations anti-corruption de se porter civile dans des affaires de corruption. Auparavant, l’État en avait le monopole [NDLR].

Concernant l’arbitrage, voir dans ce dossier l’article d’Arnaud Zacharie.

Pour une description précise des différentes stratégies de manipulation qui ont cours dans le trading à haute fréquence et un aperçu de la faiblesse de la répression, cf. W. Bourdon, « Trading à haute fréquence et délits d’initiés », publié le 15 mai 2013 sur le blog de Paul Jorion.

L’expression est de Mireille Delmas-Marty [NDLR].

Cf. l’article de Valérie Cabanes dans ce numéro [NDLR]. Pour en savoir plus : Le Monde avec AP, « La justice condamne les Pays-Bas à réduire leurs gaz à effet de serre », LeMonde.fr, 24/05/2015.

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