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03/04/2016

Simone WEIL, un repère plus qu'une simple histoire

Simone Weil, un engagement absolu

La pensée et la trajectoire fulgurante de Simone Weil (1909-1943) demeurent largement méconnues au-delà d’un cercle de spécialistes. Figure majeure de la philosophie du XXe siècle, dont Albert Camus édita une grande partie de l’œuvre après sa mort, elle fut également une femme de combat. Impliquée dans les luttes et les débats de son temps, elle a marqué de son empreinte la culture politique de la gauche.

simone weil

Le fordisme à travers un extrait du film de Charlie Chaplin
(Les Temps modernes – 1936) et un extrait du livre de Simone Weil (La Condition ouvrière, 1951)

En 1931, Simone Weil, 22 ans, tout juste reçue à l’agrégation de philosophie, s’installe au Puy-en-Velay, une commune du bassin minier de la Haute-Loire, pour y enseigner dans un lycée de jeunes filles. Le directeur de l’Ecole normale supérieure (ENS), Célestin Bouglé, ne peut que s’en réjouir. Celle en qui il voyait un « mélange d’anarchiste et de calotine » — une sorte de fanatique — l’excédait par son esprit de contestation et son militantisme ; il avait souhaité la voir nommée « le plus loin possible de façon à ne plus entendre parler d’elle » (1).

L’arrivée de Simone Weil au Puy représente une étape importante dans le parcours de la philosophe, tout entier frappé du sceau de l’engagement sous la bannière de la solidarité avec les déshérités : « Depuis l’enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se réclamaient des couches méprisées de la hiérarchie sociale », confie-t-elle dans une lettre de 1938 à Georges Bernanos.

Au lycée Henri-IV, le philosophe Emile Chartier, dit Alain, humaniste et fervent pacifiste, lui avait enseigné que la réflexion et l’action sont inséparables et que le savoir ne devient authentique que dans l’expérience. Elle mettra la leçon en pratique… L’époque est aux bruits de bottes, avec la montée des fascismes en Europe. Bientôt éclate la crise de 1929, qui fait s’abattre le spectre du chômage de masse. La vie politique du pays est alors dominée par le Parti radical (centre gauche) et marquée par l’instabilité parlementaire. Socialistes et communistes rivalisent pour rallier à eux la classe ouvrière.

Dès 1927, Simone Weil intègre un collectif pacifiste auquel elle participe activement. L’année suivante, elle signe une pétition contre la préparation militaire obligatoire imposée aux normaliens et lance des appels aux dons pour les chômeurs auprès de ses camarades. En marge de ses études à l’ENS, elle dispense des cours de littérature aux cheminots, dans l’esprit des universités populaires. Ainsi, elle entend se démarquer des « formes d’enseignement bourgeois » au profit d’une « entreprise d’instruction mutuelle »,« l’instructeur a peut-être à apprendre de celui qu’il instruit ». Ces propos entrent en résonance avec la conclusion de son mémoire sur René Descartes : « Les travailleurs savent tout ; mais hors du travail, ils ne savent pas qu’ils ont possédé toute la sagesse. »

Une fois au Puy, la jeune philosophe, qui place son espoir « dans l’action des syndicats et non dans celle des partis politiques », entre de plain-pied dans le monde ouvrier de la Haute-Loire et de la Loire (2). Elle intègre les milieux militants, prend sa carte au Syndicat national des instituteurs (Confédération générale du travail, CGT), mais aussi à la Fédération unitaire de l’enseignement (syndicaliste-révolutionnaire), et donne des cours sur le marxisme et l’économie politique aux « gueules noires » à la Bourse du travail de Saint-Etienne. Elle contribue au développement des collèges du travail, instituts d’enseignement général et professionnel créés en 1928 par la CGT dans la cité stéphanoise, en vue d’abolir ce qu’elle qualifie elle-même de « honteuse séparation entre le travail intellectuel et le travail manuel ».

Elle s’implique également aux côtés des chômeurs du Puy. Dans un communiqué qu’elle rédige pour leur comité, elle avertit : « Si l’on oblige les chômeurs à reconnaître qu’ils ne peuvent obtenir quelque chose que dans la mesure où ils font trembler, ils se le tiendront pour dit. » La presse locale la traite de « messagère de l’évangile moscoutaire » et de « vierge rouge de la tribu de Lévi ». Elle est réprimandée par sa hiérarchie, interrogée par la police. Elle vit chichement, reversant la quasi-totalité de son salaire aux familles frappées par le chômage et à la caisse de solidarité des mineurs.

Son séjour en Allemagne, à l’été 1932, la convainc qu’une révolution populaire n’y est pas à l’ordre du jour. Constatant le jeu trouble des sociaux-démocrates, alors au pouvoir, et l’« attitude passive » des communistes, elle considère que « les ouvriers allemands ne sont nullement disposés à capituler, mais sont incapables de lutter ». Forte de ses échanges avec Boris Souvarine, l’un des fondateurs du Parti communiste français, exclu en 1924 pour trotskisme, elle étrille aussi l’URSS, un système qui, sur bien des points, « est très exactement le contre-pied » du régime « que croyait instaurer Lénine ».

En 1934, elle décide de se « retirer de toute espèce de politique, sauf pour la recherche théorique ». Les grèves du printemps 1936, qu’elle soutient, ne la feront pas changer d’avis. Car elle a, dès cette époque, fait sienne la conception machiavélienne selon laquelle le conflit social entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent est inhérent à tout corps politique et sans résolution définitive possible (3) : « Les luttes entre concitoyens (…) tiennent à la nature des choses, et ne peuvent pas être apaisées, mais seulement étouffées par la contrainte. » Quand elle entreprend la rédaction de ce qu’elle appelle son « grand œuvre », les Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, elle dénonce le « caractère mythologique » accordé aux vertus du progrès, à la puissance libératrice de la machine et aux forces productives, dont le pouvoir révolutionnaire serait une « pure fiction ». Les racines de l’oppression sociale, au lieu d’être intrinsèquement liées au mode de production capitaliste, fondé sur l’exploitation ouvrière, tiendraient à la nature même de la « grande industrie », dont le caractère oppressif ne dépend pas d’un régime politique spécifique, puisqu’il se retrouve aussi dans le système socialiste : « La force que possède la bourgeoisie pour exploiter les ouvriers réside dans les fondements mêmes de notre vie sociale, et ne peut être anéantie par aucune transformation politique et juridique. Cette force, c’est d’abord et essentiellement le régime même de la production moderne. » Il ne suffit donc pas d’abolir le système capitaliste — et l’exploitation — pour supprimer l’oppression ; celle-ci est engendrée par le progrès technique, qui « ravale l’humanité à être la chose de choses inertes », et par les rapports sociaux de « domination de l’homme par l’homme » qu’il induit. L’émancipation passerait par la réappropriation de l’appareil productif dans le cadre d’une société décentralisée s’appuyant sur la « coopération méthodique de tous » et délivrée de cette « idole sociale » que représente le « machinisme ».

Désireuse de ne plus être « un “professeur agrégé” en vadrouille dans la classe ouvrière », Simone Weil entend faire l’épreuve du réel qu’elle vient d’analyser. Elle demande un congé auprès de l’Education nationale et se fait embaucher en usine pour partager pleinement le sort des couches laborieuses. « L’homme est ainsi fait que celui qui écrase ne sent rien, que c’est celui qui est écrasé qui sent. Tant qu’on ne s’est pas mis du côté des opprimés pour sentir avec eux, on ne peut pas s’en rendre compte », a-t-elle un jour expliqué à ses élèves. Entre décembre 1934 et août 1935, elle sera successivement découpeuse sur presses chez Alsthom, manœuvre chez J.-J. Carnaud et Forges, fraiseuse chez Renault. Dans son Journal d’usine, elle décrit les tâches et les cadences, le type de machines qu’elle utilise, l’organisation de la production, etc. La souffrance physique, l’épuisement, les vexations qu’elle subit et le sentiment d’être réduite à l’état de quasi-servitude la bouleversent. Cette expérience l’amène à conclure que « le fait capital n’est pas la souffrance, mais l’humiliation ».

Au cours de l’été 1935, en vacances au Portugal, elle assiste à une procession de femmes de pêcheurs. « Là, j’ai eu soudain la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi d’autres. » Marquée par la figure du Christ, elle se tournera vers le catholicisme en 1938, tout en restant une « chrétienne hors de l’Eglise ». C’est cette dimension mystique qui sera plus tard souvent soulignée, alors même que sa radicalité politique tendra à être minorée.

Les « esclaves », ce sont aussi les indigènes dans les colonies françaises, les peuples asservis par une puissance étrangère. La férocité de la répression du soulèvement nationaliste parti de Yen Bai, en Indochine, en février 1930, lui apparaît en lisant la presse. Elle signe plusieurs articles sur la question indochinoise et la situation en Algérie, rencontre le dirigeant nationaliste Messali Hadj, dont elle prend la défense après sa condamnation à deux ans de prison, et se dit opposée à la création d’un Etat juif en Palestine : il ne faut pas, estime-t-elle, « donner le jour à une nation qui, dans cinquante ans, pourra devenir une menace pour le Proche-Orient et pour le monde (4)  ».

A la suite du déclenchement de la guerre civile entre fascistes et républicains en Espagne, en juillet 1936, elle part, seule, pour Barcelone. En raison de ses positions pacifistes, elle soutient la politique de non-intervention de la France, mais ressent la « nécessité intérieure » de « participer moralement ». Bientôt, elle rejoint en Aragon les miliciens anarchistes de la colonne formée par Buenaventura Durruti. Une semaine plus tard, elle se brûle gravement et doit quitter le front. L’expérience de la guerre, « quand il n’est rien de plus naturel (…) que de tuer », conforte son pacifisme et nourrit ses Réflexions sur la barbarie (1939). Mais ce même idéal fera d’elle une opposante farouche à l’entrée en guerre contre Adolf Hitler, jusqu’à l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes allemandes, en mars 1939. Peu après, elle admet avoir commis une « erreur criminelle ». Elle rejoint la Résistance à Londres et rédige L’Enracinement, qui paraîtra en 1950 grâce à Albert Camus : une esquisse de ce que devrait être une « civilisation nouvelle » fondée sur la « spiritualité du travail », l’amour du bien public et l’égalité.

Après avoir cessé de se nourrir en solidarité avec les Français soumis au rationnement alimentaire par l’occupant allemand, Simone Weil contracte la tuberculose et meurt le 24 août 1943, à l’âge de 34 ans. Son œuvre ne sera publiée qu’après sa disparition.

Olivier Pironet
Source : Monde Diplo avril 2016

(1) Sauf mention contraire, les citations de Simone Weil sont tirées des Œuvres complètes, Gallimard, Paris (en cours de publication depuis 1998), et des Œuvres (sous la dir. de Florence de Lussy, Gallimard, 1999). Celles concernant les éléments biographiques proviennent de l’ouvrage de Simone Pétrement La Vie de Simone Weil, Fayard, Paris, 1997.

(2) Cf. Jean Duperray, Quand Simone Weil passa chez nous. Témoignage d’un syndicaliste et autres textes inédits, Mille et une nuits, Paris, 2010 (1re éd. : Les Lettres nouvelles, Paris, avril-mai 1964).

(3) Lire « Machiavel contre le machiavélisme », Le Monde diplomatique, novembre 2013.

(4) Nouveaux Cahiers, n° 38, Paris, février 1939.

Voir aussi :

 

17/09/2009

Patrimoine et partis politiques

Les partis politiques appartiennent-ils au patrimoine ?

Pas de doute en ce qui concerne quelques uns de leurs lieux de réunions : Versailles, Palais du Luxembourg, Palais Bourbon qui seront visités les 19 & 20 septembre à l'occasion des journées du patrimoine.
Quant aux partis politiques eux-mêmes, acteurs d'un spectacle devenu répétitif et éprouvant, il se pourrait bien qu'ils so
ient enfin «revisités» comme le souhaitait la philosophe Simone Weil (1909‑1943), dans sa «Note sur la suppression générale des partis politiques» écrite en 1940.

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Argumentaire en dix points résumés de la philosophe :

  1. Critère du bien : "en premier lieu, la vérité et la justice ; en second lieu, l'utilité publique". (p.25)
  2. "La démocratie, le pouvoir du plus grand nombre, n'est pas le bien. C'est un moyen, pour satisfaire vérité, justice et utilité publique". (p.25)
  3. "Il y a plusieurs conditions pour pouvoir appliquer la notion de volonté générale. Deux retiennent l'attention (p.30) : absence de passion collective d'une part ; que le peuple ait à exprimer son vouloir à l'égard des problèmes de la vie publique et non pas de faire des choix de personnes. Encore moins un choix de collectivités irresponsables", d'autre part. (...) "Le seul énoncé de ces deux conditions montre que nous n'avons jamais rien connu qui ressemble même de loin à une démocratie." (p.32-33)
  4. "Pour apprécier les partis politiques selon les critères de vérité, de justice et d'utilité publique, il convient d'en discerner les caractères essentiels. On peut en énumérer trois (p35) : Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective".
  5. "Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres".
  6. "L'unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite".
  7. "Par ce triple caractère, tout parti est totalitaire en germe et en aspiration (...)" (p.35)
  8. "Aucune quantité de pouvoir ne peut jamais être regardée comme suffisante (...) Le parti se trouve (...) dans un état continuel d'impuissance qu'il attribue toujours à l'insuffisance du pouvoir dont il dispose. Serait-il maître absolu du pays, les nécessités internationales imposent des limites étroites." (p40)
  9. "Un homme qui adhère à un parti a vraisemblablement aperçu dans l'action et la propagande de ce parti des choses qui lui ont paru justes et bonnes. Mais il n'a jamais étudié la position du parti relativement à tous les problèmes de la vie publique. En entrant dans le parti, il accepte des positions qu'il ignore (...) Quand peu à peu, il connaîtra ces positions, il les admettra sans examen". (p59)
  10. A moins de renoncer à lui-même, aucun homme ne peut servir deux maîtres à la fois, un idéal collectif et un intérêt individuel, encore moins une idéologie relevant de la pensée unique et des convictions personnelles librement assumées.

Pour éclairantes que soient ces réflexions, il faut bien s'avouer que les partis restent pour l'instant un mal nécessaire. Il serait pourtant possible, d'en rétablir la crédibilité et d'en atténuer le coté négatif au moins partiellement en :

  • établissant la validité du « vote blanc » pour qu'il soit comptabilisé
  • organisant la gratuité totale des adhésions aux partis politiques
  • alignant le salaire des élus sur celui des fonctionnaires

Quant à leur aspect « patrimoine », à l'instar de la gastronomie, les partis politiques pourraient in extremis être sauvés de leur actuelle déconfiture s'ils devaient bénéficier d'une mesure de protection opportunément concoctée par convention de l'UNESCO, ratifiée par 78 Etats le 20 juin 2007.  Et ce, au même titre que « L'isopolyphonie populaire albanaise », « Le muqam ouïgour du Xinjiang » ou « Les dessins sur le sable de Vanuatu ».

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En effet, selon cette convention,

« On entend par Patrimoine Culturel Immatériel les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire (...) que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu (...), leur procure un sentiment d'identité et de continuité (...). Aux fins de la présente Convention, seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l'homme, ainsi qu'à l'exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus, et d'un développement durable. »

Ayant une part de responsabilité (trop souvent malheureuse) dans notre histoire et notre culture, « revisités » ou pas, pourquoi les partis politiques n'entreraient-ils pas au Patrimoine Culturel Immatériel de l'Humanité ?