23/10/2011
“Les mesures d'austérité sont une supercherie”
Eric TOUSSAINT sera l'invité de la délégation régionale PACA et de la Fédération 04 de la Ligue des Droits de l’Homme le 29 octobre prochain à Manosque (Hôtel Best Western Le Sud), et ce à la veille du G20 de Cannes.
Question centrale de cette conférence suivie d’un débat :
« Une économie solidaire
au service des nécessités écologiques et sociales est-elle possible ? »
En attendant, Eric Toussaint a été interviewé par Olivier le Bussy pour le journal La Libre Belgique :
Pour le politologue Eric Toussaint, les actuelles politiques conduites en Europe pour éponger les dettes publiques servent d’abord les intérêts des créanciers privés. Et bafouent les droits sociaux et économiques des citoyens.
Docteur en sciences politiques des Université de Liège et de Paris VIII, membre du conseil scientifique d’Attac France et président de la branche belge du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM), Eric Toussaint a coécrit et codirigé (avec le Français Damien Millet) un ouvrage intitulé “La dette ou la vie”. A l’aune de l’expérience de la problématique de la dette des pays du Sud, les auteurs livrent une analyse critique de politiques mises en œuvre au Nord, notamment dans la zone euro.
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Selon vous, telle qu'elle a été conçue, la zone euro était condamnée à connaître une telle crise…Le drachme, la peseta, l’escudo ont été surévalués par rapport aux autres monnaies, et notamment au deutsche mark, lors de la conversion en euro. Ce qui a donné un avantage compétitif aux pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas, la France, la Belgique,… par rapport aux pays de la périphérie. De plus, il n’y a pas de mécanismes de compensations importantes pour réduire les asymétries entre les économies européennes. Enfin, les banques nationales des pays de l’UE et la Banque centrale européenne (BCE) ne peuvent pas accorder de crédits directement aux Etats (comme peut le faire la Réserve fédérale aux Etats-Unis, NdlR), ce qui laisse ce monopole aux banques privées.
On en est arrivé à une situation où la BCE a prêté à un taux de 1 %, jusqu’avril 2011, aux banques privées. Qui, elles, prêtaient à la Grèce, au Portugal et à l’Irlande à du 4 ou 5 % pour des obligations à six mois ou à un an. Ce fonctionnement a abouti à des dérives terribles. La BCE prête à court terme à des institutions privées, qui à leur tour prêtent à long terme sur le marché obligataire et se retrouvent confrontées, tôt ou tard, à des problèmes de liquidités. Ce qui amène, par exemple, à un deuxième sauvetage de Dexia par les Etats belges et français.
Vous estimez que la Grèce serait en droit de remettre en cause le remboursement d’une partie de sa dette souveraine...
En commençant à rebours, on pourrait dire que les prêts de la troïka (Commission européenne, BCE, Fonds monétaire international) à la Grèce sont des prêts odieux parce que ces institutions, avec derrière elles les gouvernements allemand et français, profitent d’une situation de détresse de la Grèce –qui depuis mai 2010 n’a plus accès à des emprunts dépassant un an –pour prêter à Athènes à du 5,5%. En contrepartie, ils exigent de la Grèce qu’elle mette en œuvre une batterie de mesures d’austérité. Mesures qui dans certains cas sont des violation des droits économiques et sociaux reconnus par l’Organisation international e du travail, par exemple. Et, de plus, ces mesures ont un effet contraire à l’objectif officiel recherché, c’est-à-dire une amélioration de la situation économique rendant soutenable le paiement de la dette. Or, on constate que cela crée une récession qui réduit les recettes fiscales et conduit à de nouvelles mesures d’austérité. Lesquelles ne permettront de toute façon pas à la Grèce de dégager dans son budget des marges suffisantes pour rembourser des montants grevés de taux d’intérêts trop élevés.
Avant cela, on a eu toute une série d’institutions financières françaises, allemandes, belges, qui au début de la crise financière se finançaient à des taux de 0,25% auprès de la Fed ou de 1% auprès la BCE puis qui prêtaient très massivement à la Grèce - on constate une augmentation de 80 à 120 milliards d'emprunts, soit 50% en pleine période de crise. Là, il y a des marques d’illégitimités parce que les fonds qui étaient prêtés aux banques ne devaient pas servir à cela mais à éviter un credit crunch, que ces banques n’ont pas respecté les règle de prudence en matière de solvabilité des emprunteurs et pire les ont encouragés à se surendetter.
Et si on retourne encore plus loin, on rappellera que les JO devait coûter à la Grèce 1,4 milliard et en ont coûté près de 20. Or, il y a des entreprises étrangères, comme Siemens –qui font l’objet de poursuites judiciaires –qui ont versé des pots-de-vin énormes aux autorités politiques de l'époque. Enfin, il y a les dépenses militaires énormes de la Grèce, qui représentent 4% du PIB. Les Américains, les Allemands et les Français sont les principaux fournisseurs militaires, et dans un premier temps, on a seulement demandé à la Grèce de couper dans les dépenses sociales, parce qu’il fallait qu’elle honore les commandes militaires à Berlin et à Paris. C'était tellement scandaleux que les choses sont en train de changer.
Les actuelles politiques d’austérité sont justifiées par la nécessité de préserver notre modèle social. Ce que vous contestez…
Ceux qui sont privilégiés, ce sont les créanciers privés qui sont partie du problème. Le second objectif c’est de pousser plus loin l’offensive néolibérale lancée il y a 30 ans par (le président américain Ronald) Reagan et (le Premier ministre britannique Margaret) Thatcher. On assiste à un détricotage de ce qui caractérisait les “30 glorieuses” qui ont suivi la Seconde guerre mondiale: augmentation des salaires, du bien-être, quasi-plein-emploi… De 1980 à 2010, on a détricoté le pacte social, caractérisé par des politiques keynésiennes, qui ont été remplacées par le néolibéralisme qui le remet en cause et déréglemente la législation bancaire et financière, avec les dérives que l’on connaît. C’est une supercherie de dire que ces mesures visent à consolider le modèle social européen.
En faisant appel au FMI, les Européens ont introduit le loup dans la bergerie, peut-on lire dans votre ouvrage...
Le FMI, c’est quelque part une sorte d’alibi pour les dirigeants européens, qui leur permet de justifier les politiques d'austérité en disant “Vous voyez, il n'y a pas que nous. Une institution internationale, basée à Washington, neutre le dit aussi”. Mais pendant 30 ans, le FMI a dicté les politiques qui sont aujourd’hui à l’œuvre chez nous en Amérique latine, en Afrique et en Asie, avec des résultats tout à fait négatifs. Si l’Amérique latine va mieux depuis une dizaine d’années, c’est parce qu’après 20 ans, les électeurs ont dit : “On n'en veut plus”. Les gouvernements ont remboursé anticipativement le FMI et on rompu avec les recettes qu’ils nous appliquent. Les économistes et les dirigeants latino-américains ne cachent pas leur étonnement de nous voir appliquer des formules qui ont échoué ailleurs.
Parce qu’il est le premier poste budgétaire de nombreux Etats, le remboursement de la dette peut aller à l’encontre des droits humains, écrivez-vous…
Je suggère que la part qui va au service de la dette publique dans le budget ne dépasse pas 5 % des recettes. On pourrait mettre une autre règle d’or : les dépenses qui vont à la garantie de droits économiques et sociaux, donc de droits humains, ne peuvent pas être comprimées. On dit: priorité aux créanciers, dont le comportement est délictueux dans une série de cas. Pour correspondre à l’esprit de la charte des Nations unies de 1948, il faudrait inverser les valeurs: les Etats ont une dette sociale à l’égard de leurs citoyens. Ce sont eux qui ont donné un mandat aux dirigeants politiques. Pas les banques, ni les fonds de pension, ni les marchés financiers.
Le politique a perdu la main?
C’est très inquiétant. Dans cette crise, on marginalise le choix des électeurs. En Irlande, où le nouveau gouvernement doit appliquer le plan négocié par le précédent, d'une autre couleur politique. Mais aussi en Grèce où à l’origine, le Pasok (socialiste, au pouvoir) voulait rompre avec la politique de la Nouvelle Démocratie (droite). Le pouvoir législatif est mis entre parenthèses. Le Parlement portugais provoque en mars la démission du gouvernement de José Socrates mais cet exécutif démissionnaire conclut quand même un accord avec la troïka sur un plan d’austérité dont le Parlement ne voulait pas. On pourrait aussi parler de la Belgique qui rachète Dexia pour 4 milliards. Les actionnaires sont satisfaits, mais on n’a pas demandé l’avis des parlementaires ni des citoyens belges.
Vous proposez des alternatives, mais on peut douter qu’elles trouvent un écho chez les actuels dirigeants politiques…
Le changement viendra de la prise de consciences des citoyens qui demanderont une rupture radicale avec le système. Le signal que ça commence ce sont les centaines de milliers d’Indignés espagnols, dont le mouvement a essaimé en Grèce, au Portugal, en Italie et à Bruxelles. plus enclins à se dire que ça ne marche pas et qu’il faut un changement, ce sont les jeunes européens. C’est important que les autres générations rompent aussi avec la résignation. Comme l'on fait les citoyens islandais en refusant de payer pour la faillite de la banque Icesave (et que leur gouvernement rembourse le Royaume-Uni et les Pays-Bas, qui avaient garanti les dépôts de leurs ressortissants chez Icesave, NdlR)
Ça a pris 20 ans aux citoyens d’Amérique latine de pousser à une rupture, j’espère que ce sera moins long pour les Européens.
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En Savoir Plus : "La dette ou la vie", sous la direction de Damien Millet et Eric Toussaint, éditions Aden et CADTM, 384 pp.,
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Commentaires
A compléter par la lecture de Le long passé de la dette publique (lien lemonde.fr)
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L'auteur.
Gérard Béaur est directeur de recherches au CNRS et à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)
Ancien président de l'Association française des historiens économistes de 2001 à 2004, il a notamment coédité "La Dette publique dans l'histoire" (Comité pour l'histoire économique et financière de la France, 2006), ainsi que "Fraude, contrefaçon et contrebande de l'Antiquité à nos jours" (Droz, 2006).
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EXTRAITS
/... Il n'est pas indifférent de rappeler que peu d'Etats ont pu se passer de dette publique. Pourtant, si l'Empire romain fut sans cesse à la recherche d'argent, il n'a jamais mobilisé des créances négociables sur un marché pour se financer et s'il y eut des emprunts, ils furent effectués de manière ponctuelle, sans qu'il y ait la moindre velléité de s'appuyer sur une dette d'Etat permanente.
Au Moyen Age, ce sont les cités italiennes (Venise, Florence...) qui ont été les instigatrices d'un système de dette publique. Le besoin de payer des mercenaires pour les conflits incessants entre les cités, et la présence de marchands riches, disposant de réseaux bancaires tentaculaires, incitaient à user de cette commodité financière.
/...
Forts de leur fortune personnelle, les banquiers italiens prêtaient à toute l'Europe. Cela n'allait pas sans risque. Lorsque le roi d'Angleterre, Edouard III, fut incapable de payer ses dettes au début de la guerre de Cent Ans, ce sont les grandes banques italiennes qui lui avaient prêté inconsidérément qui en firent les frais. Elles firent faillite, sans que personne ne se sente obligé de voler à leur secours. Il existe donc un excellent moyen de se débarrasser de la dette publique, c'est de ne pas payer ses créanciers et cette panacée fut réutilisée à plusieurs reprises ultérieurement. Inconvénient : par la suite, les prêteurs ne se précipitent pas forcément pour apporter de nouveau leur argent à l'Etat impécunieux.
/... On connaît la réputation de Philippe le Bel, "le roi faux-monnayeur". Capter une partie du métal en circulation par des refontes successives, jouer sur la monnaie par des dévaluations et des réévaluations incessantes, c'est la troisième méthode pour contourner le problème.
Jusqu'à Louis XIV et la Régence incluse, tous les monarques français useront de cette solution. Mais cela ne suffisait pas. Philippe le Bel est connu aussi pour avoir persécuté les juifs et les Templiers. Il s'agissait bien pour lui non seulement de ne pas payer sa dette mais de mettre la main sur les biens de ses créanciers. Les pressurer ou leur extorquer des fonds constitue des parades efficaces.
Au cours des siècles qui suivirent, si les besoins croissants de la monarchie étaient à peu près couverts en temps de paix par le prélèvement fiscal issu des désastres de la guerre de Cent Ans, la dette se creusait à chaque conflit majeur. Une grande partie de ce crédit était drainée par les emprunts sur l'Hôtel de Ville à partir de François Ier, et par la mise en vente des offices.
Les premiers passaient par le canal de la Ville de Paris qui offrait plus de garanties pour les prêteurs que le pouvoir royal. La seconde consistait à pourvoir les charges (les fonctions administratives) à titre onéreux, en sachant qu'elles étaient cessibles sur un marché et transmissibles. On avait carrément basculé d'une dette d'Etat qui ne disait pas son nom à une véritable dette publique concurrente de celle que pouvaient servir jusque-là les financiers.
Pendant les premières années du règne de Louis XIV, la dette resta contenue par une politique d'économie sur la gestion des finances et une politique douanière agressive inspirées par Colbert. La réduction de la dépense publique et le protectionnisme représentent donc deux autres issues possibles. Malheureusement, à la mort de Louis XIV, à la suite de longues et difficiles guerres, la dette atteignait de nouveau des niveaux inquiétants. On peut l'estimer à quelque 3 milliards de livres, disons une bonne dizaine d'années de revenus de l'Etat, peut-être 80 % du produit intérieur brut (PIB), tandis que le service écrasant de la dette expliquait largement un déficit évalué à 80 millions par an.
/..
Le gouvernement du régent crut avoir trouvé la solution avec le système de Law. L'émission de papier-monnaie par une banque d'Etat, couplée avec la création d'une compagnie par actions, permit de rembourser les créanciers et de payer les fournisseurs. Au total, environ 2,5 milliards de livres de papier-monnaie furent émis. La faillite du système, en 1720, remit tout en cause. /...
A l'issue de ce désastre, le Trésor ne fut pas totalement perdant puisque la dette fut réduite de moitié. L'émission de monnaie papier est donc un autre moyen de résoudre des problèmes financiers, quand bien même les effets pervers de cette médication ne sauraient être ignorés : hausse des prix et des taux d'intérêt...
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En 1788, la dette se montait à environ 4 milliards de livres, alors que les recettes de l'Etat n'excédaient guère 500 millions et que les dépenses atteignaient 630 millions. Pour autant qu'on puisse le calculer elle dépassait certainement 80 % du PIB. /... A ce moment, le service de la dette absorbait environ la moitié du budget et l'endettement s'accroissait de manière inexorable. Il fallut se résigner à convoquer les états généraux pour demander des subsides. La suite est connue, sur le plan politique.
Sur le plan financier, l'assemblée proclama l'égalité de tous devant l'impôt et entreprit d'unifier à l'échelle du royaume le prélèvement fiscal. Pour éteindre la dette, elle confisqua les biens du clergé, que l'on peut estimer à 3 milliards de livres, avec l'engagement de prendre à son compte les charges qui incombaient jusque-là à l'Eglise : le culte, l'assistance et l'enseignement. Pour effecteuer cette vente des biens dits nationaux dans de bonnes conditions, elle émit des billets destinés à les payer, les assignats. L'impossible réforme fiscale avait été réalisée et la dette était destinée à s'éteindre Malheureusement ce beau scénario s'effondra rapidement.
La fuite du roi, puis la guerre, les troubles et enfin la désorganisation de l'administration fiscale eurent raison du redressement financier. L'assignat se déprécia rapidement, les dépenses montèrent de manière exponentielle, enfin non seulement le niveau des contributions destinées à remplacer les impositions de l'Ancien Régime fut fixé trop bas mais les Français ne payèrent quasiment plus rien pendant près de dix ans, ou alors en monnaie dévalorisée.
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En 1797, le Directoire dut se résoudre à une banqueroute dite des deux tiers. En simplifiant, il se débarrassait d'un trait de plume de la plus grande partie de la dette en garantissant le paiement d'une rente réglée "rubis sur l'ongle" pour le tiers restant. En réalité, des mesures d'accompagnement furent prises qui permirent de désembourber les finances de l'Etat : création de nouveaux impôts, réorganisation ferme de l'administration des finances, mise en confiance des banquiers dépositaires de la dette qui offrirent au Consulat et à l'Empire un budget assaini, conforté par l'arrêt provisoire des hostilités.
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Cependant, l'endettement de l'Etat est devenu chronique car ses dépenses se sont accrues et il est politiquement délicat de taxer les citoyens au niveau que requiert le financement. Deux postes sont devenus importants : le soutien à l'activité économique, notamment en cas de récession, au moins depuis 1929 ; les dépenses sociales induites par l'Etat-providence, au moins depuis Bismarck en Allemagne. Un troisième vient d'apparaître inopinément : le secours des banques mises en péril par l'absence de toute régulation.
Sauf en cas de guerre, et encore, la dette publique ne devenait insupportable qu'à la suite des errances antérieures de la politique financière et budgétaire. Si la monarchie succomba, c'est parce qu'elle ne fut pas capable de supprimer les avantages fiscaux des privilégiés. Le gaspillage des fonds publics, l'absence de système fiscal performant, l'incapacité à traquer la fraude, les politiques laxistes qui consistent à favoriser certaines catégories sociales ou certains lobbies sont les voies d'entrée d'un endettement excessif.
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- L'exécution des créanciers ou l'extorsion de fonds étant a priori exclus, la banqueroute ou l'inflation, en suivant l'exemple de Law ou de l'assignat. Elles permettent de spolier violemment ou en douceur les créanciers. L'inflation fut encore très efficace après les deux guerres mondiales mais on en entrevoit les effets indésirables.
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Écrit par : adam | 23/10/2011
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