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27/08/2014

Contre la fascination du désastre

Contre la fascination du désastre

par Mona Chollet, août 2014

« Je vais m’allonger sur le sol et pleurer un instant », s’excusait une utilisatrice de Twitter, un après-midi du printemps dernier. Beaucoup l’auraient volontiers imitée. Quelques jours plus tôt, le 25 mai, le Front national était arrivé en tête aux élections européennes en France. Certains citoyens de gauche présumaient qu’un tel coup de semonce dessillerait enfin les yeux des membres du gouvernement socialiste ; la réaction du premier ministre Manuel Valls, qui envisageait des « baisses d’impôts » (RTL, 26 mai), leur fit très vite mesurer leur naïveté. Dans la semaine qui suivit, une rafale de nouvelles annonces devait achever de les mettre au tapis : il était question de suspendre les « seuils sociaux » garantissant les droits des salariés dans les entreprises — dans l’intention, bien sûr, de « faciliter les embauches » ; le droit de vote des étrangers était enterré ; le ministre de l’éducation Benoît Hamon laissait transparaître l’embarras dans lequel le plongeaient les « ABCD de l’égalité » destinés à sensibiliser les élèves aux stéréotypes de genre… On pense à Nanni Moretti dans son film Aprile (1998), regardant le représentant du Parti démocrate de la gauche Massimo D’Alema à la télévision durant une campagne électorale en Italie et l’adjurant à pleins poumons : « D’Alema, di qualcosa di sinistra ! » D’Alema, dis quelque chose de gauche ! »).

manière de voir

Alors que l’on observe les dernières bulles produites à la surface de l’eau par le naufrage idéologique du Parti socialiste français, sur le reste du continent la situation n’est guère plus reluisante. Certes, les élections européennes ont aussi vu la victoire en Grèce de Syriza, laissant espérer que la gauche soit encore capable de damer le pion à l’extrême droite dans le contexte désastreux créé par les politiques d’austérité ; mais il a fallu, pour en arriver là, que le pays connaisse une descente aux enfers. Aux États-Unis, le slogan qui a porté au pouvoir M. Barack Obama en 2008, « Yes, we can » (« Oui, nous pouvons »), propre à susciter des attentes sans doute déraisonnables, s’est teinté rétrospectivement d’une ironie amère.

A la débâcle des forces politiques progressistes, ajoutez la crise écologique, l’omniprésence des discours réactionnaires, la montée des haines en tout genre… On pourrait facilement se laisser hypnotiser par l’accumulation des mauvaises nouvelles, et ne plus rien faire d’autre que de les colporter en clamant son indignation. La logique de flux introduite par Internet et les réseaux sociaux dans notre consommation d’informations, bien qu’elle permette aussi de se sentir moins seul dans son désarroi, augmente encore les risques d’un tel enchaînement à une actualité décourageante.

Il faut pourtant s’y arracher. Si on y parvient, on aura une chance de se rappeler que les catastrophes, si spectaculaires soient-elles, ne résument pas l’état du monde. C’est ce dont veut témoigner ce numéro de Manière de voir. L’énergie mise par des millions d’individus à résister aux fléaux divers qui menacent l’humanité, leur obstination à imaginer des solutions, à ébaucher les contours d’une société plus juste et plus désirable, leur ardeur à nouer des solidarités pour expérimenter d’autres modes de vie interdisent de désespérer. Elles invitent à cesser d’évaluer les forces en présence et leurs chances respectives de l’emporter, à abandonner les prédictions sinistres pour se jeter résolument dans les combats que l’on aura choisis.

Égalité sociale, écologie, utopie, émancipation : en vogue dans les années 1970, ces thèmes nécessitent aujourd’hui, pour ceux qui s’entêtent à les porter après des décennies de glaciation libérale, la foi du charbonnier. On pourra en tirer des conclusions désabusées sur les temps que nous vivons et sur l’évolution de la société depuis quarante ans. On pourra aussi y voir une chance de donner à ces idéaux un contenu plus solide que jamais. Il était facile de s’en revendiquer à une époque de prospérité économique où, de surcroît, des franges non négligeables de la population aimaient à se proclamer révolutionnaires ; sous des vents contraires, ces engagements subissent une épreuve de vérité.

On peut bien juger les militants d’aujourd’hui maladroits ou trop frileux : ils méritent le respect du simple fait qu’ils osent aller à rebours de l’air du temps. Ils réussissent à surmonter un climat de neurasthénie auquel personne n’échappe, à secouer l’engourdissement qu’il provoque. Et peut-être leurs approximations et leurs insuffisances ne représentent-elles pas un handicap plus grave, après tout, que les dogmes inamovibles dont s’armaient leurs prédécesseurs. De tentatives en tâtonnements, ce n’est qu’en avançant, en essayant, que l’on pourra espérer vaincre la dispersion et l’impuissance.

Mona Chollet

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