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16/06/2018

«Aquarius»: les migrants ont-ils «vocation» à mourir?

«Aquarius»: les migrants ont-ils «vocation» à mourir?

Par Carine Fouteau -  Mediapart.fr

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Des rescapés de l'«Aquarius» ont été transbordés mardi 12 juin sur des navires de la marine ou des garde-côtes italiens, chargés de les débarquer en Espagne. © Karpov / SOS Méditerranée
L’odyssée de l’Aquarius apporte une nouvelle fois la preuve de la violence des politiques européennes, et pas seulement de l’actuelle extrême droite au pouvoir en Italie, à l’égard des migrants. Au regard des détours faits par leur navire, les passagers, qui vont arriver exsangues en Espagne, ont compris qu’ils ne sont pas les bienvenus et qu’ils sont considérés comme un « fardeau » qu’il faudra bien se répartir s’ils parviennent, malgré toutes les souffrances endurées, vivants sur nos côtes.

En matière de politique migratoire, l’horreur est là ; le pire est à venir. À bord de l’Aquarius, en route vers l’Espagne, l’odyssée se poursuit : l’équipage de SOS Méditerranée, qui affrète le navire pour aider les migrants en perdition, fait savoir via son compte Twitter que les rescapés sont malades, épuisés et choqués. Le refus de l’Italie et de Malte de les laisser accoster sur leurs terres et l’absence de proposition des autorités françaises ont forcé le bateau, après la main tendue de l’Espagne, à emprunter un chemin plus long en direction du port de Valence.

 

La feuille de route de l'«Aquarius», à 700 km de Valence.
La feuille de route de l'«Aquarius», à 700 km de Valence.

Miroir de l’inaction européenne, la mer, avec ses vagues pareilles à des murs, est si mauvaise qu’elle fait durer le calvaire en contraignant le navire à allonger encore son périple. Après avoir dévié de sa trajectoire en longeant les côtes sardes par l’est, il a franchi, selon le site Marine Traffic qui permet de suivre l’avancée des bateaux en temps réel, le détroit séparant la Corse de la Sardaigne et ferait actuellement cap vers Valence, d’une distance de 378 milles marins, soit 700 kilomètres.

Comble du cynisme, les garde-côtes italiens ont fait passer jeudi soir un ravitaillement, à base de noix, bananes séchées, soupes en sachet… et de jouets. « Les gens sont allongés sur le sol, femmes enceintes, mères qui allaitent, bébés, patients brûlés, personnes qui se sont presque noyées », témoigne Aloys Vimard, coordinateur de MSF, à bord du bateau.

Après avoir connu l’enfer en Libye, car aucun migrant ne ressort indemne de la traversée de ce pays aux mains des mafias, les passagers de l’Aquarius vont arriver presque morts en Europe. Exsangues, en tout cas.

Pendant ce temps, une autre tragédie a lieu en Méditerranée : une quarantaine de migrants, partis de Libye au moment où l’Aquarius errait entre Malte et la Sicile, ont vu leurs compagnons d’infortune se noyer sous leurs yeux. Ils ont été secourus, en début de semaine, par l’USNS Trenton, un navire militaire américain, qui est à son tour empêché d’accoster en Italie.

La 6e flotte américaine a fait savoir que lors de l’opération de sauvetage, au moins douze corps avaient été repérés, mais finalement abandonnés en mer. « L’équipage a donné la priorité au sauvetage de ceux qui en avaient un besoin immédiat », a-t-elle déclaré. Le nombre de morts est selon toute vraisemblance plus élevé, sachant que les passeurs entassent rarement moins de 100 personnes sur les canots pneumatiques qu’ils envoient en mer. Lors de la dernière mise à jour de ses informations, la marine américaine a fait savoir qu’aucune autorisation de débarquer ne leur avait été délivrée. Les rescapés ont vécu une tragédie, mais les Européens, une nouvelle fois, se détournent.

[[lire_aussi]]On pourrait imaginer que des drames de ce genre provoquent des vagues d’émotion de par le monde ; que des manifestants déferlent dans les rues pour s’indigner que des êtres humains soient traités comme des moins que rien ; mais non, cela fait des années que les migrants meurent en Méditerranée, devenue un cimetière marin pour des dizaines de milliers d’exilés à la recherche d’une vie meilleure, et une forme d’indifférence s’est installée. Quelle société sommes-nous devenus pour ne pas nous lever massivement et obliger nos gouvernements démocratiquement élus à ouvrir leurs portes à des personnes entre la vie et la mort ?

On pourrait imaginer que les autorités européennes réagissent en demandant aux États membres de se mettre autour d’une table pour organiser collectivement les secours ; mais non, les rescapés ont compris qu’ils ne sont pas les bienvenus sur ce continent qui, fut un temps, a combattu le fascisme ; qu’aucun pays ne veut d’eux ; qu’ils sont considérés comme un « fardeau » qu’il faudra bien se répartir s’ils arrivent, malgré tout, vivants sur nos côtes.

Ce vendredi le président français Emmanuel Macron et le président du Conseil Giuseppe Conte, après avoir mimé la dispute pendant quelques jours, se retrouvent à Paris pour la scène de réconciliation. Vont-ils porter un toast en l’honneur des migrants qu’ils n’ont pas sauvés ?

L’Italie et son extrême droite au pouvoir ne sont pas les seules à blâmer dans cette histoire. L'extrême droite au pouvoir à Rome ne fait que mettre en œuvre le programme des dirigeants européens. Il faut se rappeler les critiques essuyées par l'Italie lorsque avait été mise en place l’opération Mare Nostrum visant à venir en aide aux migrants naufragés en Méditerranée. Il faut se rappeler le refus des dirigeants européens, français et allemand en tête, de revoir le système de Dublin qui fait des États d’entrée dans l’UE les pays responsables de la demande d’asile, et ce faisant, pour des raisons géographiques, laisse l’Italie et la Grèce en première ligne dans l’accueil des migrants.

Ne pas en conclure toutefois que l’Italie, même avant l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir, a agi avec honneur : c’est à un gouvernement de centre-gauche que revient la distinction d’avoir signé, à l’automne 2017, avec les passeurs libyens un accord secret (lire notre article) pour empêcher les migrants de partir, les assignant à résidence dans un pays où l’enfermement, la torture et les enlèvements sont monnaie courante. Stratégie qui a d’ailleurs plutôt bien fonctionné, puisque les départs depuis la Libye ont drastiquement chuté depuis ce moment-là, de la même manière que l’accord UE-Turquie, au printemps 2016, avait réduit à presque rien les traversées dans la mer Égée.

 

Les arrivées de migrants par la mer en Italie entre 2014 et 2018. © OIM
Les arrivées de migrants par la mer en Italie entre 2014 et 2018. © OIM

Aucun pays européen n’a de raison de se vanter. Et l’extrême droite en Italie n’a pas tort de souligner les méfaits de la police française à Menton ou à Calais (lire l’article de Mathilde Mathieu sur le comportement des forces de l’ordre à l’égard des mineurs à la frontière italienne). L’Espagne, qui aujourd’hui sauve la face, n’est pas en reste. Voilà des années qu’elle laisse mourir les migrants à ses portes, et notamment sur les barbelés de Ceuta et Melilla.

Depuis au moins deux décennies, l’Europe s’emmure. En durcissant systématiquement leurs politiques migratoires, les États membres réduisent à presque rien les possibilités des migrants de voyager légalement. Pour paraphraser l’ex-premier ministre Manuel Valls, qui expliquait que les Roms avaient « vocation » à retourner en Roumanie, on pourrait considérer que le sous-texte des politiques européennes est que les migrants ont vocation à mourir. Ou à rester en Libye, ce qui revient quasiment au même. Citer Manuel Valls n’est évidemment pas anodin, puisque la gauche française lui doit d’avoir introduit le poison identitaire dans son camp supposé progressiste.

La morale de cette histoire est que la coalition Ligue-M5S a vu son gouvernement bloqué lorsqu’elle proposait un adversaire de l’euro au poste de ministre de l’économie, tant les dirigeants européens craignaient qu’il ne mette en cause le fondement néolibéral de son fonctionnement ; mais que le nouvel exécutif a été avalisé lorsque le leader de la Ligue et ami de Marine Le Pen, Matteo Salvini, a été nommé ministre de l’intérieur, en charge des questions migratoires.

Il ne faudra pas attendre longtemps pour observer si les chefs d’État, attendus à Bruxelles les 28 et 29 juin pour un Conseil européen, réaliseront l’exploit de faire taire leurs différends économiques sur le dos des migrants.