Quelle a été votre réaction au référendum grec du 5 juillet ?
Dans l’incertitude du résultat, j’ai tweeté : « Est-ce que ce sera la défense héroïque des Thermopyles ou la soumission au grand roi ? » J’ai senti une pression économique, donc déshumanisée, sur la Grèce. Sous prétexte des carences et des corruptions accumulées par les précédentes législatures, on accable de mépris un peuple qui veut « vivre au dessus de ces moyens ». Malgré les énormes pressions, les difficultés, les menaces, les chantages exercés sur ce référendum, les Grecs ont répondu avec une dignité offensée. De magnifiques printemps se sont révélés tristes le lendemain, comme le Printemps arabe. Je ne sais pas quel lendemain il y aura en Grèce. C’était le premier moment démocratique européen. Bien sûr, il y a eu des référendums auparavant, comme sur le traité de Lisbonne… dont finalement on n’a pas tenu compte et qui n’avaient pas cette force. En Grèce, il y a d’un côté, une pression inhumaine. De l’autre, la vie concrète. L’opposition entre un pouvoir techno-bureaucratique anonyme et des êtres humains. L’irruption de cette humanité, c’est en même temps celle d’une démocratie. Il y avait quelque chose de beau, de réconfortant dans ce vote. Surtout qu’il a été pleinement majoritaire.
Un résultat beaucoup moins apprécié du côté des créanciers…
J’ai été frappé par la réaction du vice-chancelier allemand – pourtant social-démocrate – Sigmar Gabriel. Il a dit que tous les ponts étaient coupés avec la Grèce à cause du référendum. Comme si ce n’était pas supportable que le peuple refuse ce qui est appelé « réforme ». En réalité, ça revient à couper encore plus dans la retraite des vieux Grecs. J’ai tweeté : « Avec la Grèce et le traitement des migrants tout espoir d’humaniser l’Europe s’effondre. » La « désEurope » est en marche. Pas seulement par la résistance à ses diktats, mais parce que ces diktats eux-mêmes ont complètement détruit l’idée d’une communauté européenne.
Vous avez appartenu au Parti Communiste Français, avant d’en être exclu en 1950. Votre livre Ma gauche (2010) revenait sur votre sensibilité de gauche. Que pensez-vous de Syriza et de Podemos ?
Depuis 1950, je suis resté indépendant de tout parti. Dans ce livre, j’explique qu’on peut être de gauche sans faire partie du PCF ou du PS. Syriza et Podemos sont des éléments d’émergence d’une nouvelle gauche. Il y a eu souvent cette idée de fonder une nouvelle gauche, qui n’a pas réussi à éclore, en France, avec le PSU1. À la différence du PS et du PCF, entièrement contrôlés par des états-majors, Syriza et Podemos ont recours au peuple, à sa vie concrète. Ce n’est pas du populisme, comme on le dit bêtement. C’est un retour aux sources d’une démocratie possible. Ces mouvements sont profondément pacifiques. Ils ont cessé de miser sur l’idée d’une révolution violente, tout comme c’est le cas de la révolution citoyenne en Équateur, dont on parle très peu en France. C’est quelque chose de nouveau par rapport au castrisme et au chavisme. Syriza est neuf, et Podemos encore plus : il n’est pas seulement dans le refus de l’austérité et de cette écrasante inégalité, il a aussi une réflexion sur la société contemporaine. Avec l’idée, portée par Pablo Iglesias [chef de file de Podemos, ndlr], que la souffrance humaine doit être au niveau de la réflexion politique. Cette ré-humanisation de la politique a complètement disparu des partis officiels européens.
Cela pourrait-il émerger en France ?
Pas à partir d’un parti politique, mais d’un mouvement citoyen rassemblant différents courants : l’écologie, l’économie sociale et solidaire, le mouvement convivialiste. Des mouvements de rénovation humaine qui oeuvrent pour l’émergence d’une civilisation, empêchée par de très puissantes forces politico-économiques. On est dans une civilisation où dominent le calcul, le profit, la compétitivité – tout ce qui est quantitatif. Dans ce schéma, la qualité humaine est absolument ignorée. Ces mouvements de gauche renouent avec la pensée originaire des premiers socialistes, anarchistes, marxistes. Avec quelque chose qui n’était pas figé aux concepts dogmatiques émanant d’un noyau dirigeant.
À cette époque de mondialisation, que peut-on faire contre ceux qui ont d’énormes fortunes si l’on ne peut pas contrôler les migrations de capitaux ? On est absolument paralysés. Le vrai problème, c’est de refouler leur pouvoir en créant de nouvelles sources de pouvoir humanisées et solidaires. Je m’intéresse beaucoup à ces mouvements émergents. Mais ils peuvent dérailler, se dogmatiser. Par exemple, ce que représente Jean-Luc Mélenchon – aussi talentueux soit-il – se situe encore dans le schéma des partis traditionnels, et même dans la politique traditionnelle.
En 2012, vous avez fait partie, avec Stéphane Hessel et Susan George (Attac), des initiateurs du collectif Roosevelt, qui a débouché sur le parti « Nouvelle donne » de Pierre Larrouturou.
J’ai refusé de faire partie de « Nouvelle donne ». Le collectif Roosevelt était une chose très positive, qui incitait à s’inspirer de l’exemple rooseveltien durant la première crise mondiale de 1929. De façon à prôner, non pas l’austérité, mais une relance économique par des grands travaux. Je ne suis pas obsédé par le mot croissance. Dans la conjoncture actuelle, il ne faut pas opposer croissance et décroissance. Il faut voir ce qui doit croître ou décroître. À décroître : l’économie de la frivolité, la production d’objets imaginaires ou symboliques, la production intensive du sucre qui intoxique toute une population dès l’enfance et génère de l’obésité. À décroître également, les produits à obsolescence programmée, qui sont condamnés à se dégrader au bout de dix ans. Et l’énergie nucléaire. Des études montrent d’autres énergies pourraient être généralisées en France dans les années à venir sans susciter des dépenses exagérées, et élimineraient une partie des dangers du nucléaire. Il faut aussi développer l’élevage fermier et l’agro-écologie, au détriment de l’agriculture industrielle. Que croisse une économie de service, écologique, sociale et solidaire.
Vous avez connu l’émergence de l’idée européenne. Est-ce de cette Europe de l’Eurogroupe dont vous rêviez?
Sans faire d’amalgame historique, il est quand même paradoxal que la Grèce, qui a tellement souffert de l’Allemagne nazie, souffre aujourd’hui de l’Allemagne économico-technique du CDU, actuellement au pouvoir. C’est d’autant plus étonnant qu’à l’époque, il a été bien compris qu’on ne pouvait réduire l’Allemagne aux crimes hitlériens, que ce grand pays devait exister. On a annulé sa dette, en 1953. Il y a quelque chose de monstrueux, d’inconscient et d’égoïste dans ce qui se passe aujourd’hui.
L’espoir européen, l’unité économique qui s’est nouée en 1955 s’est faite parce que l’unité politique a été bloquée par les nationalismes, notamment français. Je me disais que c’était un détour, qu’on allait y revenir. Mais l’Europe économique a tout bouffé, elle a empêché l’émergence de l’Europe politique. On n’a pas pu « approfondir », comme on disait alors. L’extension de cette Europe a aussi créé une très grande hétérogénéité. J’étais partisan d’introduire tous ces pays, sortant de l’oppression stalinienne, qui se sentaient européens : la Pologne, la Bulgarie… On a constaté qu’ils voyaient autrement le monde. Dans ces pays par exemple, on voyait plutôt la guerre du deuxième Bush en Irak comme une libération, alors qu’en France ou ailleurs, on y voyait une guerre avec un faux prétexte et des motivations pas très nobles.
Qu’en est-il du manque d’unité entre pays riches et plus pauvres ?
L’Europe est devenue hétérogène, incapable de s’unifier. On a vu ce manque d’unité politique et militaire dès la guerre en ex-Yougoslavie en 1991. La France soutenait en sous-mains les Serbes, et les allemands les Croates. La crise économique n’a fait qu’aggraver les choses. Il y a cette crainte d’une « invasion », comme l’a écrit le Figaro, parce que des milliers de malheureux réfugiés veulent arriver sur notre continent de 350 millions d’habitants. C’est vu comme une « invasion barbare ». S’ajoute l’offense faite à la Grèce, le mépris total pour ce que vivent les habitants de ce pays. Tout ceci m’écœure ! Je ne pensais pas que l’Europe en arriverait à cette immoralité. Il y a deux ans, avec mon ami Mauro Cerutti, on a écrit le livre Notre Europe, dans lequel on détaillait des propositions. Ça n’a pas été fait. Au contraire ! Il y a eu une régression. Après avoir été un européen convaincu, je suis devenu un eurosceptique. Je ne demande qu’à changer si les événements deviennent positifs !
Vous parlez de ces réfugiés qui meurent sur les côtes européennes à Lampedusa. Il y a aussi ceux qui se sont fait évacuer brutalement par la police française à la Chapelle…
Ces questions doivent être vues d’un point de vue humain et concret. Qu’est-ce qui nous menace ? D’autant plus que, jusqu’à présent, l’Europe a bénéficié de ces migrants sous-payés qui ont contribué à son développement économique et social. Il y a quelque chose d’affreux qui forme une tâche sanglante, d’un égoïsme monstrueux, sur cette idée d’Europe. Il n’y a que l’Italie qui reçoit. Cette querelle des quotas est d’une mesquinerie incroyable. Tout cela par peur de l’opinion croissante de la peur de l’étranger, la peur de l’arabe, du Rom, du juif… La peur de cette régression détermine elle-même des politiques qui favorisent cette régression. La formule de Manuel Valls sur la guerre des civilisations est une idée dont l’exagération est fausse. Il y a autant de symbioses de civilisation que de phénomènes d’hostilité.
En 2012, vous appeliez de vos vœux à reconnaître une « France une et multiculturelle » dans un essai co-écrit avec Patrick Singainy (et Marc Cheb Sun, Eva Joly, Rokhaya Diallo, Pascal Blanchard…).
J’ai toujours dit, sans être écouté, que si l’on regarde l’Histoire, la France est un pays multiculturel qui réussit à intégrer cette diversité au cours des siècles. L’arrivée d’immigrés ne fait que continuer cette histoire avec un sceau qualitatif différent. Au départ, les Alsaciens, les Bretons, les Basques étaient des peuples totalement différents les uns des autres. La France multiculturelle n’est pas une invention. Ça a pris un nouvel essor. On ne doit pas réécrire l’Histoire de France mais introduire cette vraie histoire, sans en camoufler les autres aspects. À ce moment, les descendants d’immigrés comprendront qu’ils en font partie.
Dans La voie, vous militez aussi pour la création de maisons de solidarité…
Elles visent les solitudes. Pour les maladies, il y a déjà des services médicaux. Mais il y a des douleurs morales et des solitudes atroces. Notamment chez les vieilles personnes seules. Il faut relancer la solidarité chez les jeunes en créant un service civique de solidarité. Le mouvement convivialiste part d’une idée juste : retrouver des convivialités qui existaient localement, qui ont disparu et qu’il faut recréer.
Vous qui venez de publier un essai Avant pendant et après le 7 janvier, comment avez-vous réagi lors des attentats du 7 janvier?
Par étapes. Le 7 a évidemment été terrifiant. Le 11 manifestait une grande sensibilité contre cette tuerie et pour le droit à l’irrespect de la presse. Cette manifestation de juste émotion n’était pas fondée sur une idée structurante. De même, les Printemps arabes étaient des moments merveilleux qui se sont dissous, faute d’idées pour les guider. Je savais que ça retomberait. À la différence de mon ami philosophe Patrick Viveret, qui croyait que ça conduirait à une fête de la fraternité tous les onze de chaque mois ! Cette Une de Charlie qui recommençait à caricaturer le prophète Mahomet m’a frappé. Le « Je suis Charlie » a pris un sens nouveau. À l’époque des caricatures de Mahomet, j’ai écrit un article dans « Le Monde » dans lequel j’assumais ma position contradictoire. Je suis pour la liberté d’expression. Et en même temps pour la responsabilité dans l’offense faite à ce qui est sacré pour autrui. C’est aux journalistes de prendre leurs responsabilités. Il y a eu un effet négatif de cette Une de Charlie dans le monde qui a, en quelques sortes, transformé le « Je suis Charlie » en quelque chose d’agressif.
Cette vague d’islamophobie a été alimentée par des coïncidences : le moment Zemmour avec Le suicide français, le livre Soumission, dont l’auteur Michel Houellebecq est islamophobe. Des articles de plus en plus violents dénonçant le caractère musulman des terroristes. L’accroissement de la vague islamophobe favorise un climat d’antijudaïsme qui, à son tour nourrit l’islamophobie. J’ai fait un tweet, critiqué par les inconditionnels d’Israël, parce que j’y dis que le jihadisme, la rétraction nationaliste…et Netanyahu essayent de disloquer l’unité française. Je voulais dire que Netanyahu appelait les juifs français à émigrer en Israël. On m’a traité d’antisémite bien que je sois moi-même d’origine juive. Je suis du peuple maudit mais j’ai toujours refusé de faire partie du peuple élu.
Dans ce contexte, que pensez-vous du projet de loi sur le renseignement voté le 24 juin dernier ?
Tout cela est très régressif. Le contexte post-11 janvier a motivé cette loi sur le renseignement, ce « patriot act » à la française qui n’est peut-être pas particulièrement dangereux aujourd’hui, mais contient en lui tous les éléments d’un système de surveillance très strict qui fonctionne déjà aux États-Unis. On a déjà vu que leur manie de surveillance avec la NSA dépasse tout ce qu’on peut imaginer, parce que même Chirac, Sarkozy et Hollande en ont été dégoûtés !
Votre ami Stéphane Hessel disait « Indignez-vous », mais il a aussi écrit Engagez-vous. S’indigner ne suffit plus?
L’indignation est un moment qui a besoin d’être dépassé par une prise de conscience et une lucidité. Tout dépend de quoi on s’indigne. Les fanatiques du FN s’indignent de la venue des immigrés en France. Ils trouvent que la France se corrompt. C’est une indignation fausse. Je crois à la nécessité d’une nouvelle conscience politique, d’une nouvelle pensée. Ça dépasse la politique, au sens banal du terme. C’est une remise en cause de notre civilisation. Si on prend le problème écologique au sérieux, comme le pape l’a fait dans un très bel encyclique, nos comportements et notre vie quotidienne doivent changer. On doit prendre conscience de ça aujourd’hui. Le refus de Syriza et d’autres de ce diktat de l’argent exprime l’aspiration à une autre civilisation.
Avec Tariq Ramadan, intellectuel classé « infréquentable » par certains, à qui l’on prête un double discours, vous avez écrit Au péril des idées. L’idée que l’islam et la république sont compatibles, par exemple?
Le Tariq Ramadan que j’ai rencontré est d’accord pour respecter les règles démocratiques et défendre l’idée d’un islam européen. La seule chose sur laquelle on n’a pas débattu, c’est qu’il est un croyant et pas moi. Du moins pas en une religion révélée. C’est la grande différence. La religion est une question inaccessible si l’on n’a pas une culture historique. L’incompatibilité de l’islam dans la démocratie française doit être mesurée à l’aune de l’incompatibilité de l’Église du 13ème siècle. Celle des Croisades en Terre Sainte, contre les Albigeois, de l’Inquisition. Cette Église de l’intolérance condamnait encore à mort sous la Restauration. On ignore que le christianisme s’est montré d’un sectarisme et d’un fanatisme sans bornes. L’islam historique a toujours – avec un statut subalterne – toléré les chrétiens et les juifs. Il n’a jamais voulu les éliminer. Alors que l’Occident chrétien éliminait les Juifs en 1492, et les Morisques (les musulmans d’Espagne) en 1604. C’est une longue histoire dans laquelle les idées laïques, la démocratie, ont fait régresser le pouvoir de la religion sur la vie privée-et non publique. Ça a permis une évolution dans laquelle l’Église, dans sa majorité s’est ralliée à cette situation.
D’où vient, selon vous, la montée de courants intégristes religieux dans certains pays arabes ?
Les pays arabes, qui ont été colonisés par l’Empire ottoman et par les Occidentaux, ont connu des expériences décevantes à la décolonisation. Elles ont souvent conduit à des dictatures de parti unique comme le parti Baas en Irak, ou le parti de Nasser en Égypte, en dépit de certains aspects relativement positifs de sa dictature. Le socialisme, la démocratie ont échoué. S’est greffé le côté individualiste et capitaliste de l’Occident dans une société où les solidarités sont détruites, où règnent déjà des pouvoirs quasi féodaux. Ces pays sont dans une situation historique dramatique. Dans ces conditions, une minorité s’est fourvoyée dans le jihadisme. En Europe aussi il y a eu des factions violentes : les Brigades rouges et noires en Italie, la Bande à Baader en Allemagne. Avec cette idée messianique et absolutiste que, par la violence, on réveillera un monde nouveau.
Ça explique le chaos actuel ?
Sur Daesh comme sur l’Irak et l’Afghanistan, l’Occident n’a fait que des erreurs. Pour faire une coalition efficace contre Daesh, il ne faut pas la présenter comme animée par l’Occident, comme une caricature des Croisades. Si on veut lutter efficacement, on ne dit pas qu’il n’y aura pas de troupes terrestres, en se bornant à des frappes aériennes qui touchent surtout les civils. Il faut unir les forces semi-barbares, la Russie l’Iran, peut-être la Chine, contre les forces barbares. Il faut une vraie coalition sous l’égide de l’ONU. Pas cette coalition d’une armée irakienne en décomposition qui, dans sa fuite, livre toutes ses armes à Daesh. On a prétendu reconstruire l’unité de l’Irak qui est complètement désintégrée. Les Kurdes ont fait sécession. On ne voit pas comment chiites et sunnites vont s’entendre. La Syrie est complètement décomposée. La seule réponse au Califat est une grande confédération du Moyen-Orient. Quelque chose qui reviendrait à Lawrence d’Arabie, à la Préhistoire des accords Sykes-Picot de 1916. Cela permettrait aux différentes religions de cohabiter: les chrétiens, les variantes de l’islam comme l’ismaélisme2. Et pourquoi pas les Juifs… Même si ce n’est pas possible aujourd’hui.
On n’a pas de moyen de paix et on provoque toujours le contraire de ce qu’on voulait. En Afghanistan, on a talibanisé le pays en voulant le détalibaniser ; en Irak, on l’a daeshisé… Pourquoi un tel aveuglement ? Pendant mon adolescence j’ai connu l’aveuglement collectif des élites qui allaient vers la Seconde guerre mondiale sans le savoir. Le principal crime des accords de Munich en 1938 n’est pas d’avoir abandonné les Sudètes à l’Allemagne nazie. C’est d’avoir montré à Staline que les Occidentaux voulaient jeter Hitler contre la Russie, le poussant à signer le pacte germano-soviétique qui a provoqué la catastrophe. Sans parler de l’aveuglement des militaires pendant la guerre de 40. Au Moyen-Orient l’Europe a fait une politique stupide à la remorque des Américains. Ce n’est qu’aujourd’hui que des commentateurs des médias américains commencent à dire : « On a fait des erreurs. On n’a pas envoyé de troupes à terre. On a causé des dommages collatéraux. On a abouti à l’échec. » Les alertes ne servent à rien. On est dans une période d’aveuglement qui continue.
Les décideurs manquent-ils de courage politique ?
Pas seulement de courage ! On manque d’intelligence, de la conscience politique des événements et du cours malheureux qu’ils prennent. Hubert Védrine a écrit des articles frappés au coin du bon sens. Mais il n’est pas ministre des affaires étrangères. Laurent Fabius s’obstine à vouloir frapper au maximum l’Iran en évitant l’accord sur le nucléaire. Je ne comprends pas ça ! Par ailleurs, il semble vouloir arranger les choses entre Palestiniens et Israéliens. Ce qui, dans les conditions actuelles, n’est pas possible. Tout ce qui est commandé par les impératifs de Netanyahu contre l’Iran est une façon de détourner l’attention du problème palestinien. Même si l’Iran faisait une bombe atomique – Chirac l’a dit -, elle n’aurait pas fait deux-cent mètres qu’Israël anéantirait l’Iran ! Il y a une fantasmagorie politique et des évidences dont on ne parle pas, parce qu’on en est terrifiés ou qu’on ne veut pas les voir!
On connaît votre attachement pour le Maghreb. Le 26 juin, l’attentat de Sousse a été un autre choc pour vous…
J’étais en Tunisie en mai pour recevoir le prix Ibn Khaldoun de sciences humaines à Tunis. Tout devrait militer à réunir ces trois pays du Maghreb. Tout contribue à les séparer. L’isolement de la Tunisie est tragique. Elle a réussi à se doter d’une constitution démocratique. Le président Beji Caid El Sebsi a été assez habile pour atténuer la gravité du conflit entre laïcs et extrêmes religieux. Dans une telle situation de navigation à vue, la Tunisie est seule. Pour les autres pays arabes, c’est le contre-exemple démocratique à démolir. Ce n’est pas par hasard que la Tunisie est frappée dans son tourisme. Ce qui est une de ses principales ressources a commencé à se tarir après l’attentat du musée du Bardo. Peut-être que, suite à l’attentat de Sousse, la France a fait un geste économique. Mais on sent que l’Europe se fout de la Tunisie, ne la soutient pas ! J’ai très peur pour ce pays. La sagacité du président ne suffit pas dans ces grandes tempêtes. Récemment, l’état d’urgence été décrété. Non seulement la Tunisie a un problème terrible avec cette hémorragie touristique, mais c’est la voisine de la Libye, un pays en plein chaos livré au terrorisme.
Quant à vous, quels sont vos projets ?
J’ai sorti un livre récemment, L’aventure de la méthode, qui est un peu l’aventure de ma vie. J’y résume l’essentiel de mon message. Il y a aussi l’ouvrage Pensées complexes pensées globales, qui doit sortir cet automne et synthétise mes conférences à la Maison des sciences de l’Homme. J’espère aussi confédérer les mouvements de rénovation, de civilisation, qui existent en France pour créer une force, différente de Podemos et Syriza, qui apporte du sang nouveau et de la pensée nouvelle à la politique. C’est ça mon dernier espoir !
Par Julien Le Gros le 24 août 2015
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