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Ligue des Droits de l'Homme / Manosque & bassin manosquin
« Il serait temps que les journalistes apprennent à reconnaître qu'un propos peut être très important intellectuellement ou politiquement, lors même qu'il émane d'un simple citoyen inconnu ou isolé, ou, au contraire, tout à fait insignifiant, lors même qu'il émane d'un homme politique « important » ou d'un porte-parole autorisé d'un « collectif », ministère, Église ou Parti. » Pierre Bourdieu (12 janvier 1999)
«Jamais un groupe d’intérêt aussi puissant que celui qui s’est constitué autour de la finance ne renoncera de lui-même au moindre de ses privilèges, seule peut le mettre à bas la force d’un mouvement insurrectionnel – puisqu’il est bien clair par ailleurs qu’aucun des partis de gouvernement, nulle part, n’a le réel désir de l’attaquer.» Frédéric Lordon
La sortie du film de Margarethe von Trotta "Hannah Arendt" devrait être l'occasion de redécouvrir la nécessité du penser par soi-même et singulièrement de comprendre un peu mieux les origines du totalitarisme.
Pour un réalisateur de cinéma, le projet de montrer à l'écran le travail de la pensée est une gageure. Pourtant, c'est le dessein que s'est fixé Margarethe von Trotta dans son film intitulé Hannah Arendt. Et manifestement, la réalisatrice a atteint son objectif. Présenté en novembre 2012 au Festival international du Film d'Histoire de Pessac, le film a séduit le jury qui lui a décerné tous les prix de la catégorie fiction.
Le 10 février dernier, une séance organisée à Paris, au cinéma Le Balzac, dans le cadre de la manifestation "Avenue du Cinéma", opération de promotion du septième art sur les Champs-Élysées, a permis à quelques chanceux de voir le film en avant-première.
Après la projection, au cours d'un débat organisé par la revue L'histoire et animé par Antoine de Baecque, les spectateurs ont manifesté leur enthousiasme pour cette œuvre audacieuse qui s'adresse à tous les publics mais qui suscite beaucoup d'intérêt de la part des philosophes et des historiens.
Au cours d'un dialogue avec la salle, l'historienne spécialiste de la Shoah, Annette Wieviorka et Caroline Champetier, qui a participé au tournage en tant que directrice de la photographie, ont toutes les deux souligné l'honnêteté du scénario, le sérieux de la reconstitution historique, et l'originalité du film.
Depuis la parution de la biographie d'Élisabeth Young-Bruehl, nombre d'ouvrages se sont efforcés d'éclairer le parcours philosophique de l'étudiante préférée de Martin Heidegger, qui avait fui l'Allemagne en 1933 dans un contexte de persécution des Juifs, et dont la pensée a fini par s'opposer à celle de son maître.
Mais le film s'avère presqu'aussi précieux que le livre pour reconstituer l'atmosphère d'ébullition d'une période intensément intellectuelle.
Dix ans après son installation aux U.S.A., la parution en 1951 de son ouvrage intitulé Les origines du totalitarisme, avait permis à Arendt d'être considérée comme un des grands penseurs du XXe siècle. Grâce à ce livre magistral, elle a acquis rapidement le succès et la reconnaissance de ses pairs. Comment expliquer qu'une décennie ans plus tard, elle se soit trouvée au cœur d'une violente controverse ?
L'ambition de Margarethe von Trotta était double : évoquer l'existence concrète d'une intellectuelle en exil et traduire dans le langage cinématographique une querelle philosophique. Les qualités de l'œuvre tiennent d'abord au scénario auquel Margarethe von Trotta a travaillé en collaboration avec Pamela Katz durant quatre ans. Les auteures ont restreint leur rélexion à cinq années de la vie de la philosophe. Entre 1960, année de la capture en Argentine par le Mossad du criminel nazi Eichmann et 1964, année suivant la publication dans le New Yorker du reportage d'Arendt consacré au procès, des bouleversements se sont produits dans son existence. Margarethe von Trotta a insisté pour que Barbara Sukowa, connue pour ses collaborations avec le réalisateur Rainer W. Fassbinder, endosse le rôle-titre. Et ce choix est déterminant. Cette intelligente actrice, sait imposer l'intensité de sa présence à l'écran. Qu'elle soit filmée chez elle, dans son appartement de New York scrupuleusement reconstitué, ou dans les rues de Jérusalem aux ruelles ensoleillées, elle incarne avec bonheur une indomptable femme de génie.
Hannah Arendt est à la fois une femme d'action et de discours qui bataille pour imposer sa pensée métaphysique et sa conception de la politique. Il fallait que l'actrice soit dotée de l'énergie intérieure suffisante pour se glisser dans la peau d'une femme d'exception, au tempérament passionné. Barbara Sukowa fait la preuve de sa maîtrise du jeu de l'acteur dans une scène d'anthologie, un discours de six minutes adressé en anglais à un auditoire constitué d'étudiants qu'elle doit convaincre.
Son courage, Arendt le puise dans la contemplation des deux photographies disposées sur son bureau : celle de Martin Heidegger, coiffé de son éternel calot noir, son amour de jeunesse, et celle de Heinrich Blücher (Axel Milberg), son second mari, tendrement chéri.
L'œuvre est un film d'atmosphère. Les soirées amicales qu'Arendt organise dans son appartement de New York sont de magnifiques scènes, sensibles et fines. Mary MacCarthy (Janet McTeer), son amie romancière y est omniprésente de même que la charmante Lotte Köhler (Julia Jentsch) qui lui sert d'assistante. Les deux femmes ne s'apprécient guère pourtant. Une rivalité sourde les oppose.
Aucune jalousie cependant de la part de Heinrich Blücher à l'égard de Martin Heidegger. Quelques retours en arrière montrent la jeune Hannah en compagnie du philosophe qui, en dépit de prises de position nazies, a inspiré la plupart des grandes pensées du XXe siècle. Cette relation amoureuse demeure une énigme.Quant à Hans Jonas, camarade d'Arendt depuis 1924, philosophe et historien de la religion, il dialogue âprement avec son amie. Leurs désaccords sont nombreux. Les deux penseurs se brouilleront d'ailleurs passagèrement après la publication du reportage d'Arendt sur le procès Eichmann.Dans ces conversations new yorkaises à bâtons rompus, l'anglais se mêle à l'allemand. Le passage d'un idiome à l'autre est symbolique d'une fracture dans la personnalité d'Arendt : coexistent en elle la nostalgie de l'Europe et son amour pour les U.S.A., le pays de l'exil. La belle musique d'André Mergenthaler souligne l'intensité dramatique de ces scènes de difficile amitié.
C'est Hannah Arendt elle-même qui, malgré son inexpérience du journalisme, a suggéré à William Shawn, directeur du New Yorker, de la dépêcher à Jérusalem pour couvrir le procès. Adolf Eichmann, accusé d'avoir participé à la solution finale, doit répondre de ses actes face aux témoins survivants de la Shoah. Malgré son allure et ses discours de bureaucrate docile, il est l'un des représentants du mal extrême. Il a tenu un rôle de tout premier plan dans une terrifiante entreprise génocidaire.
Dans le film, on voit Arendt, assise dans la salle de presse, les yeux rivés sur des écrans de télévision. Elle observe l'accusé, aussi méthodique dans sa défense qu'il l'était pour organiser le transport des Juifs vers les camps d'extermination.
C'est un des rares moments du film qui soit historiquement contestable. En effet, Hannah Arendt, dont l'emploi du temps était très chargé, n'a pas assisté à la totalité du procès. En vérité, elle a écrit les cinq articles parus dans le New Yorker, après avoir étudié à son domicile new yorkais des milliers de pages de minutes du procès. Mais ce bref recours à la fiction a permis à la réalisatrice d'intégrer au film des images d'archives tournées par le documentariste américain Leo Hurwitz, et que les plus jeunes spectateurs ne connaissent pas tous.
Le reportage d'Arendt sur le procès Eichmann a été conçu avec l'exigence intellectuelle et la rigueur qui la caractérisent. Malheureusement, un malentendu durable l'a brouillée avec nombre de ses lecteurs et avec les autorités d'Israël, choqués par ce qu'ils ont supposé de désinvolture dans son ton.
Kurt Blumenfeld (Michael Degan), personnalité sioniste, ami d'Arendt depuis qu'elle est jeune, son père de substitution, meurt sans lui avoir pardonné son présumé manque d'empathie à l'égard des déportés survivants et ses accusations contre les conseils juifs. Dans une scène pathétique, il renie celle qui est venue jusqu'à Jérusalem pour veiller à son chevet.Très atteinte par la polémique, Arendt a considéré qu'elle résultait de deux méprises : d'une déformation malveillante de ses propos, orchestrée par une campagne de presse hargneuse et d'un contresens dommageable sur le sous-titre de son livre Eichmann à Jérusalem, paru en 1963 : Essai sur la banalité du mal.
Arendt avait pour projet de souligner la radicalité du crime contre l'humanité, perpétré par le régime totalitaire nazi, et dont personne ne se reconnaissait coupable. Mais elle a été lue trop vite ou pas lue du tout.
Peut-être a-t-elle manqué non de lucidité philosophique mais de sens politique durant cette longue période d'épreuve. On pense seul mais on agit collectivement, avait-elle coutume de répéter. Dans ce cas particulier, aucun de ses intimes n'est parvenu à la convaincre des risques de montée de l'antisémitisme, conséquences du procès, et que sa prise de position contestée aggravait.La fin du film, qui sera projeté sur les écrans français à partir du 24 avril 2013, reste ouverte. Maintenant qu'ils sont sensibilisé à cette période, Margarethe von Trotta invite les spectateurs à lire ou relire les ouvrages d'Arendt pour penser par eux-mêmes.