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01/07/2014

... Les affaires reprennent

Garde à vue, mise en examen, mise en scène ? ... Les affaires reprennent.

Le 3 avril 2013, le philosophe Bernard Stiegler analysait les conséquences des affaires Sarkozy et Cahuzac sur l’opinion, la faillite de la parole politique et la montée du FN.

Concernant l'ancien président de la République qui vient d'être placé en garde à vue, n'est-il pas trop tard pour que l'opinion publique se contente d'une réaction tardive de la Justice et considère qu'il ne s'agit là, somme toute, que d'une d'une mise en scène de plus ?

Plus que jamais, l'analyse de Bernard Stiegler tient et l'équipe au pouvoir aujourd'hui s'enfume toute seule sans ouvrir une quelconque "perspective".

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Quel impact auront la mise en examen de Nicolas Sarkozy et l’affaire Jérôme Cahuzac ?

Bernard Stiegler - Les soupçons qui taraudent tant de Français, dont les sympathisants du FN, ne peuvent qu’en être renforcés et pousser vers celui-ci ceux qui résistent encore à son idéologie régressive. L’affaire Cahuzac et l’affaire dans laquelle est impliquéeNicolas Sarkozy constituent des cocktails explosifs. Aux yeux de la population, le mensonge permanent apparaît comme une méthode de gouvernement. Je pense même qu’il est possible que François Hollande n’arrive pas à la fin de son mandat. En outre, le fait que monsieur Cahuzac soit soupçonné d’irrégularités liées aux laboratoires pharmaceutiques trouvera sans doute un écho particulier dans la période de crise que nous traversons et où tout ce qui était réputé bénéfique, dont les médicaments, paraît devenir toxique. C’est en ce sens que je parle de pharmacologie : le pharmakon est un remède qui devient un poison dès lors qu’il est pratiqué comme une drogue faute de thérapeutiques médicales qui en prescrivent les règles d’usage. Or, le consumérisme généralisé qui a détruit ces règles fait apparaître les industriels de la pharmacie plus comme des dealers que comme des thérapeutes. C’est cette incurie qui fait prospérer le FN.

Est-ce une faillite de la parole politique ?

Nous vivons une crise du crédit, dont la parole, comme engagement et comme promesse, est une forme que le mensonge affaiblit de façon irréversible. Le crédit n’est pas d’abord bancaire : il est politique. C’est pourquoi lorsque des politiques sont soupçonnés d’une forme quelconque de corruption, ils ne ruinent pas seulement leur carrière : ils discréditent leur pays, ce sur quoi spéculent les marchés financiers. Et comme la plupart des Français, j’ai du mal à comprendre que Jérôme Cahuzac se soit accroché à son poste dans la situation de doute qui le frappait.

Vous pensez que les idées du Front national vont progresser ?

Si la gauche n’ouvre pas très vite une perspective nouvelle, l’extrême droite sera au pouvoir dans quatre ans.

La représentation politique est-elle en crise ?

Elle l’est depuis trente ans. Dix ans plus tôt, le FN était créé, alors que le rapport Meadows décrivait les premiers symptômes de la toxicité du modèle consumériste et que le premier choc pétrolier annonçait la fin de la suprématie occidentale. Face à cela, la “révolution conservatrice” s’est enclenchée autour de Ronald Reagan, Margaret Thatcher et Milton Friedman. Affirmant que “le gouvernement n’est pas la solution mais le problème”, ce néolibéralisme a remplacé l’action publique et démocratique par le marketing, ce qui a peu à peu rendu le politique impuissant. Le Pen, qui se faisait alors appeler “le Reagan français”, reprenait intégralement ce discours de la révolution conservatrice en y ajoutant ses ingrédients antisémites et racistes et en exploitant le ressentiment suscité par les conséquences sociales de la mondialisation : destruction de l’éducation, chômage et “perte du sentiment d’exister”, comme disait Richard Durn. Ce déficit d’attention, de reconnaissance et de dignité est provoqué par le consumérisme devenant addictif et pulsionnel, mais le FN, qui incarne avant tout cet immense mal-être, fait des immigrés la cause de ce mal-être qu’eux-mêmes subissent plus encore. Seule une reconnaissance de ce mal-être et une politique de rupture avec ce consumérisme devenu massivement toxique permettra de combattre sa progression. Lorsqu’une société souffre d’une façon qu’elle ne parvient ni à expliquer ni à soigner, elle se tourne vers un bouc

Malgré le fait qu’elle soit au pouvoir, vous parlez dans votre livre d’une défaite idéologique de la gauche…

Obsédée par le calamiteux “réalisme” issu de l’idéologie ultralibérale, la gauche semble incapable d’imaginer une alternative à la société de consommation. C’est ainsi parce le consumérisme est devenu une machine de guerre idéologique mondiale qui coïncide avec une machine mondiale de guerre économique – ce que j’appelle l’idéologie du marketing. Le gouvernement a voulu donner des gages au système financier sans prendre la peine de penser et de projeter l’alternative requise par la mutation industrielle qu’imposent à la fois la crise planétaire et le bouleversement sans précédent que produit le numérique, où s’ouvrent pourtant de nouvelles perspectives – le silence du rapport Gallois sur ce point est sidérant. Le consumérisme domine encore et toujours, et 95 % des gens qui travaillent en dépendent. Mais tout le monde sait que ce système est en train de s’écrouler : il ne crée qu’une insolvabilité généralisée qui frappe systémiquement les banques, les Etats et les consommateurs. Tout le monde sait qu’une alternative doit émerger, y compris les sympathisants des Le Pen. L’économie de la contribution qui se développe est de toute évidence la base d’une telle alternative. Mais la France et l’Europe semblent ne rien voir.

C’est ainsi d’une part parce que la bêtise engendrée par l’idéologie néoconservatrice – et qui nous frappe tous plus ou moins – aveugle tous les acteurs politiques, et d’autre part parce que ceux-ci, du coup, ne font aucune confiance à l’opinion. En cela, ils ignorent que les peuples sont toujours tiraillés entre deux attitudes, l’une, régressive, qu’exploite l’extrême droite, l’autre qui ne demande qu’à s’élever et à contribuer à rouvrir l’avenir, mais qui a pour cela besoin d’être éclairée et encouragée. Faute de cela, les hommes politiques sont perçus comme cyniques, et poussent l’opinion publique du mauvais côté.

Comment une telle alternative pourrait-elle être pratiquement mise en œuvre ?

Il faut que le gouvernement déclare aux Français que la période d’austérité est transitoire et doit être dépassée non pour revenir à l’étape précédente, à savoir le consumérisme qui a justement engendré cette crise, mais pour s’emparer du nouveau modèle industriel fondé sur le numérique et inventer la société de contribution à la française, c’est-à-dire au-delà du modèle américain – par exemple comme culture du “savoir d’achat” et non du pouvoir d’achat, ou encore comme nouvel âge du web fondé sur la contribution et non sur l’hyperconsumérisme façon Facebook. Il y a pour cela de nombreuses possibilités – sur lesquelles travaille évidemment l’Institut de recherche et d’innovation que je dirige. Mais il faut aussi négocier avec la société, et en s’appuyant sur sa jeunesse, les règles d’une économie de transition permettant de sortir progressivement du consumérisme spéculatif et addictif. La puissance publique doit formuler et projeter cette vision à long terme face au marché qui est court-termiste par nature, et la décliner dans tous les ministères, industrie, recherche et enseignement supérieur, éducation, culture, affaires sociales, fiscalité, formation professionnelle, jeunesse et sport, économie sociale, etc. À l’époque de la contribution, l’opposition entre production et consommation est caduque : tout le modèle social doit être refondé en conséquence.

Recueilli par David Doucet

Pharmacologie du Front national suivi de Vocabulaire d’Ars Industrialis de Bernard Stiegler et Victor Petit (Flammarion).

19/03/2010

De la consommation à la contribution

Pas plus «tard» que le 18 mars à 22H45, Bernard Stiegler a été sollicité pour faire une lumineuse description de ce dont la téléréalité est capable dans le contexte économique actuel. Transcription vidéo à venir ? Rare aujourd'hui d'entendre un discours limpide, cohérent, réaliste et à travers lequel une lueur d'espoir semble pourtant percer. Ce discours, Bernard Stiegler le tient, notamment pour dénoncer les pouvoirs exorbitants tombés aux mains de la «télécratie», alors que le sujet déborde très largement ce cadre.

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Tout y est cohérent, du moment où le consumérisme, considéré comme invariant dans la plupart de nos sociétés développées, y a été pointé et où une économie contributive peut mécaniquement remplacer un «capitalisme financier ultra-spéculatif» en perte d'audience quoi qu'on en dise.

Tout y est lié, du pouvoir de la télévision à la perte de confiance éprouvée par les individus étouffés et pris pour cible par un marketing sans maître ni limite, en passant par une remise en cause de ce qui fonde les espaces dits démocratiques par le biais d'un décervelage quasi universel.

Reste à faire passer le raisonnement et espérer que l'autocritique devienne un facteur d'innovation et de reconstruction des individus avant que le château de cartes dans lequel nous vivons ne s'effondre.

A la question : un nouveau modèle économique peut-il émerger de la crise actuelle, B Stiegler répond ainsi :

«Selon moi, ce qui est en train de disparaître, c'est un monde où il existe d'un côté des producteurs et de l'autre, des consommateurs. D'autres modèles commencent à se développer avec la révolution numérique. Sur Internet, il n'y a ni des producteurs ni des consommateurs mais des contributeurs. On entre dans la nouvelle logique de l'économie contributive, qui repose sur des investissements personnels et collectifs et qui crée une autre forme de valeur. Les exemples ne manquent pas, du logiciel libre à Wikipédia. Une récente étude de l'Union européenne pronostique que près d'un tiers de l'activité dans l'économie numérique fonctionnera sur un tel modèle d'ici trois ans. Mais il ne concerne pas uniquement l'informatique, il peut également se décliner dans l'énergie, avec les modèles décentralisés, la distribution alimentaire ou la mode...»

La vidéo qui suit fait aussi partie de ce discours que l'on aimerait entendre plus souvent de la part de ceux qui, à gauche, souhaitent constituer une réelle alternative.

Bio Express de Bernard Stiegler : Philosophe de formation, élève de Jacques Derrida, Bernard Stiegler est l'auteur de «Ré enchanter le monde», «Pour en finir avec la mécroissance», «Economie de l'incurie et économie de la contribution»... Parallèlement, il dirige le département culturel du Centre Georges-Pompidou après avoir exercé des responsabilités à l'INA et à l'Ircam.

Il sera par ailleurs intéressant de confronter le constat d'une économie contributive basée sur la contestation du consumérisme et l'appréhension de ses limites, tel que décrit par le philosophe B. Stiegler, avec le concept d'économie distributive énoncée par Jacques Duboin, parlementaire au temps de Raymond Poincarré qui, outre le partage équitable des richesses produites, fait entrer en jeu, d'autres notions, quantitatives, telles que la valeur d'échange basée sur le montant de la masse monétaire émise pendant une période donnée, et égal au prix total des biens mis à la vente.

Deux analyses vraisemblablement complémentaires.