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29/09/2012

Réquisition d’entreprises, septembre 44

C’est sous le titre de « Rendre au travailleur ses outils » que le journal Le Méridional (N°13 du 23 septembre 1944) a pu tenir des propos très proches de ceux développés aujourd’hui par tous ceux qui, à l’instar d’une gauche réelle, s’indignent du rôle joué par les détenteurs de capitaux qui n’ont d’égards que pour les profits boursiers et que mépris pour les artisans de l’économie réelle.

Le fait est d’autant plus étonnant qu’au bout de quelques années, la ligne éditoriale de ce journal  , un temps propriété du maire de Marseille, Gaston Deferre, a ouvert ses colonnes à une droite extrême. (À la Libération, en 1944, Le Méridional est le journal de la démocratie chrétienne depuis sa fondation en septembre. Racheté en 1947 puis fusionné en 1952 avec La France de Marseille par les soins de l’armateur Jean Fraissinet, il devient un « journal de la droite dure ». Il tire à l’époque à 100 000 exemplaires. Source : Jean Contrucci et Roger Duchène, Marseille, 2 600 ans d’histoire, Paris, Fayard, 1998)

Grâce à Robert Mencherini  , Professeur des Universités en histoire contemporaine , venu exposer dans le cadre des assemblées citoyennes de Manosque ce que furent les «réquisitions d’entreprises à Marseille», le texte qui suit est une entrée possible pour accéder à cette histoire de l’immédiat après-guerre, exemplaire à plus d’un titre.

Parmi les protagonistes et en première ligne, les ouvriers qui permettront à l’économie locale de redémarrer. Par leur lucidité, leur courage et leurs qualités humaines, ils s’opposent à leurs anciens patrons qui n’ont pas hésité à collaborer pour réaliser de honteux profits sous l’occupation.

Sollicités par Raymond Aubrac, jeune commissaire de la République convaincu d’avoir à appliquer les directives du Conseil National de la Résistance, 15 000 salariés permettent ainsi à une quinzaine d’entreprises marseillaises, autogérées par eux, de participer au rétablissement des activités du port de Marseille et de la région.

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Raymond Aubrac 

 « Rendre au travailleur ses outils »

« Huit des plus grosses entreprises industrielles de Marseille ont été réquisitionnées, les dirigeants mis dehors, de nouveaux directeurs ont été nommés, ils seront assistés d’un Conseil de membres du personnel et de représentants du Capital.

Cette mesure était justifiée par le passé récent et ancien de ces grosses maisons. Elle sera accueillie comme un pavé dans la marre des trusts où croassent d’innombrables grenouilles. On verra les ordinaires domestiques de l’argent roi s’élever contre elle avec de grands mots qui ne couvrent rien que des intérêts particuliers.

Mais de cette courageuse innovation, il faut tirer deux leçons.

D’abord, elle ne doit être considérée que comme un commencement exemplaire. Il faudra aller plus loin et débrider complètement l’abcès d’un capitalisme tentaculaire. A la faveur de cette libération qui a trempé les énergies et épuré les intentions, il faut reconsidérer tout le système économique et social de notre pays. Il est incontestable que le travail a sur la production des droits qui passent avant ceux du capital. Quelle que par, soit l’origine de l’argent investi, qu’il soit lui-même le fruit du travail, qu’il provienne d’un héritage où qu’il soit de nature plus ou moins fictive, plus ou moins légale, ne change rien à la chose. Si l’épargne devait servir en définitive à opprimer le travail, c’est que l’épargne serait à réformer elle-même. L’outil en principe n’est qu’un prolongement de l’homme, la machine comme la pelle ou la pioche. La machine n’existe pas en soi, elle n’est par nature qu’un enrichissement des moyens humains. Les moyens de production sont au travailleur avant d’être au capital. Le seul rôle de l’argent est de faciliter : de lui-même, il ne produit rien. Les œuvres des hommes sont toujours issues de leur cœur, de leur esprit et de leurs muscles. On dit : le machinisme est inhumain… ? C’est prendre le problème à l’envers. Ce qui est inhumain, ce n’est pas le machinisme, c’est la dépossession du travailleur. Qui a tiré de la mine le charbon et le minerai, qui a façonné les outils, qui a monté la machine ? Le travail et le travail seul. Qu’a fait le capital ? Il a avancé la paye des ouvriers jusqu’au jour où la machine a produit et, comme ce jour-là les ouvriers n’ont pu rembourser pour la raison que leur salaire leur avait servi à vivre, le capital a dit « la machine est à moi ». Rôle de banquier, de prêteur sur gage, c’est tout. Il n’est pas une chose faite par les hommes qui ne soit le pur produit de la main-d’œuvre.

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La seconde leçon à tirer est celle-ci : depuis que le machinisme est roi, une rupture de contact s’est révélée entre le travailleur et les moyens de production –et comment en aurait-il été autrement ? Un véritable abîme s’est creusé entre l’entreprise et la main-d’œuvre. Si le personnel veut reconquérir les moyens de production, il lui faut d’abord combler cet abîme. Et c’est à ce titre que les Conseils mixtes institués hier à Marseille sont précieux. Ils doivent être des écoles au sein desquelles les ouvriers seront amenés à réapprendre leurs métiers de producteurs, à reconsidérer les problèmes économiques et financiers. Pour cette tâche il faudra aux délégués du personnel, non seulement une grande bonne foi et une parfaite loyauté, mais aussi du courage. Ils devront parfois discuter les positions du capital investi dont certains intérêts sont respectables –ceux de l’épargne notamment. Ils devront aussi peut-être savoir prendre leurs responsabilités devant leurs camarades en faveur de la communauté. En exerçant pleinement leurs droits, tous doivent prendre conscience de leurs devoirs.

Le sang-froid, la discipline, le renoncement aux intérêts particuliers devant l’intérêt général sont la condition absolue d’un succès en quoi le monde du travail met tout son espoir et toute sa confiance. »

L’expérience qui n’aura duré que de 1944 à 1947, aurait pu être prolongée sans le temps et sur l’ensemble du territoire si la classe politique s’était évitée l’ambigüité de ses prétentions viciées par d’illégitimes conflits d’intérêt.

Aujourd’hui encore, la dictature ayant changé de visage, les réquisitions d’entreprises, même réaménagées, pourraient constituer une réponse aux plans sociaux qui se succèdent. Sauf que, les bonnes intentions du ministre délégué à l’ESS  (économie sociale et solidaire et à la consommation) - Benoit Hamon - paraissent bien insuffisantes en regard des pressions exercées par les détenteurs de capitaux, leurs lobbies et la mollesse sociale-démocrate du gouvernement auquel il a accepté d’appartenir.

Opus à consulter :