Le 13 novembre à 23h 45, l’état d'urgence a été déclaré parce que la France est en guerre, a dit le président de la république.
Or la France n’est pas plus en guerre qu’elle l’était la veille, ou un an avant. Elle bombarde l’Irak depuis 2014, et la Syrie depuis septembre 2015.
Depuis le 13 novembre, l’idée de guerre est utilisée comme un moyen de provoquer un état de panique générale - de panique calme, mais paniquée quand même.
Le pays a été sidéré par les tueries ; il ne se savait pas menacé ; il ne savait même pas que la France bombardait l’Irak et la Syrie. Il a donc été facile pour le pouvoir de lui faire prendre des vessies pour des lanternes et de prétendre que la France allait, à cause de ces tueries, commencer à bombarder Daech en représailles : parce que Daech nous avait attaqués.
Mais aussi horrible que soit Daech, ce n’est pas Daech qui attaqué le premier la France. Or Hollande déclare : « Puisque nous sommes en guerre, et surtout que nous y sommes parce que nous avons été attaqués de façon « lâche » et « barbare », et en plus, « chez nous », nous allons « rétorquer » ». Tous les qualificatifs utilisés à propos des tueries et de la guerre qui s’ensuit, montrent un double standard - un 2 poids 2 mesures. Bien sûr les tueries étaient horribles. Il est difficile de trouver des tueries qui ne le soient pas.
Mais apparemment, si. Celles auxquelles procède l’aviation française, ne seraient pas des tueries, mais des « dommages collatéraux ». L’opinion avale qu’il s’agit de deux phénomènes bien différents.
Car nous sommes encore imprégnés d’une façon de penser coloniale : de l’idée que nous avons le droit et le devoir de rendre la justice partout dans le monde. Et c’est sur ce deux poids-deux mesure structurel, sur cette façon de penser que le gouvernement a tablé.
Et aussi sur le fait que, depuis le Vietnam, il n’y a plus ni photos, ni récits, des tueries provoquées par nos bombardements. Pas d’individus sous les bombes. Pas de preuves des meurtres. Pas même de chiffres.
En revanche les conséquences des attaques du 13 novembre « chez nous » ont été documentées du mieux qu’on pouvait ; les récits des rescapés, des SAMU, des pompiers, des policiers ont été sollicités, enregistrés, retransmis en boucle sur toutes les chaînes télévisées, imprimés dans tous les journaux ; puis, quand tous les récits, tous les témoignages furent épuisés, ce sont les photos des morts, puis leur biographie, qui ont été publiées. Deux mois après l’événement, ont commencé les commémorations.
Tout un pays a été occupé, fasciné, hypnotisé, par le récit de cette violence, récit auquel s’ajoutaient sans trêve de nouveaux détails qui tiraient les larmes des yeux. Le sentiment est devenu irrépressible que nous devions quelque chose à ces morts, ces pauvres morts que nous n’avions pas pu sauver. Comme ceux qui avaient été témoins de leur mort et qui se demandaient tout haut, pourquoi ils étaient, eux, encore en vie, nous éprouvions la culpabilité des survivants. L’esprit de vengeance, qui n’a pas besoin d’être sollicité pour apparaître, a surgi. Et avec lui, en dépit des objurgations à « pas d’amalgame », a ressurgi l’esprit de « si ce n’est toi, c’est donc ton frère », exacerbant un racisme post-colonial déjà très prospère.
Le gouvernement a organisé tout cela très vite : de « on nous a déclaré la guerre », à « l’état d’urgence », il s’est écoulé à peine quelques minutes. Du décret de l’état d’urgence au vote de sa prolongation par un Parlement quasi-unanime, à peine quelques jours.
Et pendant que le gouvernement allait à toute vitesse, nous allions, nous, très lentement. Désemparés, sonnés, nous étions devenus une population aux pieds de plomb. Nous n’avons pas protesté contre la prolongation de l’état d’urgence : est-ce que contester sa nécessité, cela n’aurait pas démontré un manque de compassion, une froideur inacceptables dans ce moment de deuil ?
La célérité du pouvoir à appliquer des changements dont on se demande comment ils ont pu être pensés si vite, contraste avec la lenteur de la population à « réaliser » : réaliser les attaques, réaliser les morts, réaliser l’état d’urgence, réaliser l’interdiction de se réunir. Toutes ces « réalisations » sont venues lentement, difficilement, et quand nous avons réalisé ce qu’on nous faisait, il était trop tard pour manifester.
Une frappe aérienne contre Daech en Syrie a été annoncée le dimanche 15 novembre. Une autre le lendemain et une autre le surlendemain. Puis, plus rien. L’aviation a-t-elle cessé ses frappes ? On n’en sait rien et personne ne proteste contre cette absence de nouvelles.
Au départ, le 13 novembre, Hollande a annoncé les attentats comme des attaques terroristes de Daech : « Nous sommes attaqués » a été le premier mensonge, le mensonge fondateur de toute cette période : les victimes sont innocentes, nous sommes innocents, le pays est innocent, le gouvernement est innocent.
Qui dira le contraire ? Le Dimanche 15, trois personnes parmi les intervenants à la télévision, l’ont fait : Fillon, Bayrou et Villepin. Ils mentionnent, comme allant de soi, que les attaques terroristes sont une réponse aux bombardements français sur l’Irak et la Syrie. Car, oui, c’est la France qui a commencé. Depuis le 27 septembre très exactement en Syrie, depuis l’automne 2014 en Irak. La France bombarde, en tant que membre d’une coalition comprenant les USA, l’Arabie Saoudite, le Qatar et quelques autres états du Golfe.
Or personne du gouvernement, ni le chef de l’État ni le premier ministre, ni aucun socialiste ne l’a dit ou laissé entendre.
Certes on ne peut pas effacer complètement les mots que l’un des témoins de l’attaque du Bataclan a entendu prononcer par un assaillant : « Nous sommes ici pour venger les gens que vous tuez en Syrie ». Mais ce propos ne donne lieu à aucun commentaire, ni d’un politique, ni d’un journaliste. Un propos de barbare n’est pas une parole, c’est un son inarticulé, un grognement de bête, un bruit.
La presse a bien mentionné le début des bombardements de Daech par la France en septembre - mais comme un fait divers. Cela n’a pas retenu l’attention. À cause de la façon discrète de présenter ces bombardements mais aussi parce qu’on s’est habitués à ce que la France fasse régner l’ordre dans son ex-empire colonial. Et la France bombarde, et commet des « homicides ciblés » dans tout le Sahel, depuis janvier 2013 sans que personne ne batte une paupière.
Pour quoi ? Dans quel but ? Avec quelles justifications ? Là est la question, non seulement en ce qui concerne la « vengeance » du Bataclan, mais toutes les autres « opex » - opérations extérieures menées depuis janvier 2013. Serval 1 puis Serval 2 au Mali, transformé en « Barkhane » - pour faire croire qu’il ne s’agit pas de la même chose, et cacher que, selon un militaire, « on est là pour longtemps » ; Sangaris en Centrafrique - une opération « humanitaire » censée éviter les massacres inter-religieux qui n’évite rien du tout ; Chammam à Djibouti, dont personne n’a entendu parler ; l’entrée dans la coalition anti-Daech en 2014, dont personne n’a entendu parler non plus, car il faut préserver le mensonge que la France agit seule, comme une grande.
D’après le journaliste du Monde, David Revault d’Allonnes, personne - y compris dans son gouvernement - ne comprend pourquoi Hollande est devenu un foudre de guerre. Quelques éléments éclairent cette transformation :
Deux résultats positifs émergent de ces guerres : pour la première fois, l’invendable avion Rafale, qui reste sur les rayons depuis plus d’une décennie, a été vendu. Le ministre de la guerre, Le Drian, en a fourgué 25 à l’Égypte, puis 25 au Qatar, deux états démocratiques. L’autre résultat, c’est que à chaque fois, la cote de François Hollande remonte - (puis retombe presque aussitôt).
Un autre mobile pro-guerre apparaît selon ce même journaliste : Hollande apprécie le fait que quand il appuie sur un bouton, les paras sautent sur la cible dans les 6 heures - ce qui a fait de la « prise » de Tombouctou en 2013 le « plus beau jour de sa vie politique ». Tandis que quand il enjoint aux autres ministres « d’inverser la courbe du chômage », ça ne marche pas si vite, et même, ça ne marche pas du tout.
Enfin, un quatrième mobile apparaît, incroyable tant il semble enfantin ou mégalomane. Pour Hollande, la posture louis-quatorzième de garder le « rang » de la France, celui d’« une puissance mondiale », joue autant que la volonté de garder l’uranium d’Afrique pour Areva. Or, commente Hubert Védrine, « nous sommes un pays chimérique, qui est de plus en plus ridicule à se prétendre universaliste alors que nous n’en avons pas les moyens ». Combien de morts faudra-t-il compter avant d’abandonner cette chimère ?
Beaucoup d’autres résultats sont à porter au débit de cette guerre. Le premier évidemment, ce sont les attaques « terroristes » sur le sol français. Mais « on ne s’y attendait pas » (le gouvernement, si). Car tous les pays du monde doivent accepter les incursions des puissances occidentales qui s’arrogent le droit de changer les gouvernements des autres, de bombarder leurs populations, de les laisser en ruines et en guerres civiles tout en maintenant que leur propre sol, leurs propres populations sont des sanctuaires ; qu’il est inconcevable que les « autres » osent les attaquer.
Et pourtant cela arrive.
Les attentats de novembre sont la conséquence des bombardements sur la Syrie. Ce qui était le 15 novembre une évidence pour Fillon, Bayrou et Villepin, bien qu’ils se soient tus depuis lors, tout a été fait pour le nier. Jusqu’à l’absurde ; ainsi cette phrase : « Les attentats ne sont pas à cause de ce que nous faisons, mais à cause de ce que nous sommes ». Ce qui nous a valu une définition de « ce que nous sommes ». La francité c’est, depuis novembre, de « boire des bières en terrasse ». Boire des bières en terrasse n’est plus une action, un comportement, un loisir, une dépense : c’est une essence.
Enfin, nous tenons ce que nous cherchons depuis des années : l’identité nationale.
Pour pouvoir continuer la guerre, il faut prétendre que c’est une nouvelle guerre, pas une guerre qui dure depuis plus d’un an dans sa partie syrienne, et qui a commencé depuis bien plus longtemps dans le Moyen-Orient.
Une guerre plus grave, donc nouvelle. Qui change tout. Qui permet de tout changer. De justifier l’état d’urgence, et la démolition programmée de l’Etat de droit. Tandis que l’état d’urgence devient à son tour une preuve de l’urgence et de la nécessité de la guerre.
Guerre et état d’urgence sont les deux composantes indissociables de l’état dans lequel l’État nous a mis.
»
27/01/2016
Contre la guerre
Par qui a signé l'Appel des 58, un manifeste daté du par cinquante-huit personnalités, pour défendre la liberté de manifester pendant l'état d'urgence, décrété en France après les attentats de Paris.
Cet appel, publié par Mediapart, fait référence au nombre de personnes signalées au parquet après avoir participé à une manifestation de soutien aux migrants le 22 novembre malgré l'interdiction émise par la préfecture de police de Paris. Les signataires y affirment :
« Voilà ce que Daesh et d'autres veulent interdire. Voilà ce que nous défendons. Nous déclarons que nous manifesterons pendant l'état d'urgence. »
«Ce serait la guerre, désormais. Auparavant, non ? Et la guerre pour quoi : au nom des droits humains et de la civilisation ? En réalité, la spirale dans laquelle nous entraîne l’Etat pompier pyromane est infernale », peut-on lire dans une tribune « A qui sert leur guerre », parue le 24 novembre dernier. Dans la suite de ce texte, une réunion publique a été tenue à la Bourse du travail à Paris le 15 janvier. En ouverture, Christine Delphy a souligné que le combat contre l’état d’urgence et le combat contre la guerre ne sont qu’un seul et même combat… que nous invitons à rejoindre en manifestant le 30 janvier prochain.
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26/01/2016
La tentation du pire
Communiqué LDH
Manuel Valls vient a déclaré , dans une interview accordée à la BBC, concernant la reconduction de l’état d’urgence en France « Tant que la menace existe, nous devons employer tous les moyens dont nous disposons dans notre démocratie, dans le cadre de l’état de droit, pour protéger les Français ». Il semble également ressortir de ses propos qu’il souhaite maintenir cet état d’exception « jusqu’à ce qu’on en finisse avec Daesh ».
Ainsi, si on tire les conséquences des propos du Premier ministre, les craintes des citoyennes et des citoyens et des organisations de la société civile mobilisés contre le maintien de l’état d’urgence sont confirmées. Le gouvernement et son Premier ministre semblent s’engager dans la volonté de faire vivre notre pays dans un état d’exception en s’accordant des pouvoirs considérables en dehors de tout contrôle du juge judiciaire.
Ne nous y trompons pas, renvoyer le retour au fonctionnement normalement démocratique de notre société à une hypothétique victoire aux contours incertains contre le terrorisme international, c’est prendre le chemin de l’arbitraire et de l’atteinte aux droits fondamentaux.
La LDH s’insurge contre de telles perspectives qui semblent se préciser dans les discours de nos gouvernants et s’engagera toujours plus résolument pour un retour au plein exercice de nos droits et de nos libertés. C’est le message qu’elle portera, avec plus d’une centaine d’ autres organisations, lors des nombreuses manifestations qui se dérouleront un peu partout en France le samedi 30 janvier.
Paris, le 23 janvier 2016.
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12/01/2016
Alain Badiou : «La frustration d’un désir d’Occident»
Le philosophe publie un ouvrage sur la tuerie du 13 Novembre, dont il impute la responsabilité à l’impossibilité de proposer une alternative au monde tel qu’il est. Il pointe notamment l’effondrement des idées progressistes, victimes d’une crise profonde de la pensée depuis l’échec du communisme.
Comment comprendre l’énigmatique pulsion de mort qui anime les jihadistes ? Des tueries de janvier à celles de novembre, chacun cherche les causes, sociales ou religieuses, de cette «radicalisation» qui, ici et ailleurs, cède à une violence inouïe. Pour le philosophe Alain Badiou, les attentats sont des meurtres de masse symptomatiques de notre époque, où règne sans limite le capitalisme mondialisé. Dans son dernier ouvrage, Notre mal vient de plus loin : penser la tuerie du 13 Novembre, qui sort le 11 janvier chez Fayard, il rappelle la nécessité d’offrir à la jeunesse mondiale, frustrée par un capitalisme qui ne tient pas ses promesses, une alternative idéologique.
- Quelles différences voyez-vous entre les attentats de janvier et ceux de novembre ?
Dans les deux cas, on a le même contexte historique et géopolitique, la même provenance des tueurs, le même acharnement meurtrier et suicidaire, la même réponse, policière, nationaliste et vengeresse, de la part de l’État. Cependant, tant du côté du meurtre de masse que du côté de la réponse étatique, il y a des différences importantes. D’abord, en janvier, les meurtres sont ciblés, les victimes choisies : les blasphémateurs de Charlie Hebdo, les juifs et les policiers. Le caractère idéologique, religieux et antisémite des meurtres est évident. D’autre part, la réponse prend la forme d’un vaste déploiement de masse, voulant symboliser l’unité de la nation derrière son gouvernement et ses alliés internationaux autour d’un mot d’ordre lui-même idéologique, à savoir «nous sommes tous Charlie». On se réclame d’un point précis : la liberté laïque, le droit au blasphème.
En novembre, le meurtre est indistinct, très évidemment nihiliste : on tire dans le tas. Et la réponse n’inclut pas de déploiement populaire, son mot d’ordre est cocardier et brutal : «guerre aux barbares». L’idéologie est réduite à sa portion congrue et abstraite, du genre «nos valeurs». Le réel, c’est le durcissement extrême de la mobilisation policière, avec un arsenal de lois et de décrets scélérats et liberticides, totalement inutiles, et visant rien de moins qu’à rendre éternel L’État d’urgence. De là résulte qu’une intervention rationnelle et détaillée est encore plus urgente et nécessaire. Il faut convaincre l’opinion qu’elle ne doit se retrouver, ni bien entendu dans la férocité nihiliste des assassins mais ni non plus dans les coups de clairons policiers de l’État.
- Vous analysez le 13 Novembre comme un «mal» dont la cause serait l’échec historique du communisme. Pourquoi ? C’est une grille de lecture qui paraît nostalgique et dépassée…
J’ai essayé de proposer un protocole d’explication aussi clair que possible, en partant des structures de notre monde : l’affaiblissement des États face à l’oligarchie privée, le désir d’Occident, et l’expansion du capitalisme mondialisé, face auquel aucune alternative n’est proposée aujourd’hui. Je n’ai aucune nostalgie passéiste. Je n’ai jamais été communiste, au sens électoral du mot. J’appelle «communisme» la possibilité de proposer à la jeunesse planétaire autre chose que le mauvais choix entre une inclusion résignée dans le dispositif consommateur existant et des échappées nihilistes sauvages. Il ne s’agit pas de ma part d’un entêtement, ni même d’une tradition. J’affirme seulement que tant qu’il n’y aura pas un cadre stratégique quelconque, un dispositif politique permettant notamment à la jeunesse de penser qu’autre chose est possible que le monde tel qu’il est, nous aurons des symptômes pathologiques tels que le 13 Novembre.
- Donner toute la responsabilité à l’emprise tentaculaire du capitalisme mondialisé, n’est-ce pas ignorer la responsabilité de la pensée, des intellectuels qui voulaient précisément promouvoir un autre modèle ?
A partir des années 80, un certain nombre d’intellectuels, qui sortaient déçus et amers, faute d’un succès immédiat, du gauchisme des années 60 et 70, se sont ralliés à l’ordre établi. Pour s’installer dans le monde, ils sont devenus des chantres de la sérénité occidentale. Évidemment, leur responsabilité est flagrante. Mais il faut aussi tenir compte du retard pris du côté d’une critique radicale de l’expansion capitaliste et des propositions alternatives qui doivent renouveler et renforcer l’hypothèse communiste. Cette faiblesse est venue de l’amplitude de la catastrophe. Il y a eu une sorte d’effondrement, non seulement des États socialistes, qui étaient depuis longtemps critiqués, mais aussi de la domination des idées progressistes et révolutionnaires dans l’intelligentsia, singulièrement en France depuis l’après-guerre. Cet effondrement indiquait une crise profonde, laquelle exigeait un renouvellement conceptuel et idéologique, notamment philosophique. Avec d’autres, je me suis engagé dans cette tâche, mais nous sommes encore loin du compte. Lénine disait des intellectuels qu’ils étaient la plaque sensible de l’histoire. L’histoire, entre le début des années 70 et le milieu des années 80, nous a imposé un renversement idéologique d’une violence extraordinaire, un triomphe presque sans précédent des idées réactionnaires de toutes sortes.
- Dans le monde que vous décrivez, il y a l’affaiblissement des États. Pourquoi ne pourraient-ils pas être des acteurs de régulation face au capitalisme mondialisé ?
Nous constatons que les États, qui avaient déjà été qualifiés par Marx de fondés de pouvoir du capital, le sont aujourd’hui à une échelle que Marx lui-même n’avait pas prévue. L’imbrication des États dans le système hégémonique du capitalisme mondialisé est extrêmement puissante. Depuis des décennies, quels que soient les partis au pouvoir, quelles que soient les annonces du type «mon adversaire, c’est la finance», la même politique se poursuit. Et je pense qu’on a tort d’en accuser des individus particuliers. Il est plus rationnel de penser qu’il y a un enchaînement systémique extrêmement fort, un degré saisissant de détermination de la fonction étatique par l’oligarchie capitaliste. La récente affaire grecque en est un exemple frappant. On avait là un pays où il y avait eu des mouvements de masse, un renouvellement politique, où se créait une nouvelle organisation de gauche. Pourtant, quand Syriza est arrivé au pouvoir, cela n’a constitué aucune force capable de résister aux impératifs financiers, aux exigences des créanciers.
- Comment expliquer ce décalage entre la volonté de changement et sa non-possibilité ?
Il y a eu une victoire objective des forces capitalistes hégémoniques, mais également une grande victoire subjective de la réaction sous toutes ses formes, qui a pratiquement fait disparaître l’idée qu’une autre organisation du monde économique et social était possible, à l’échelle de l’humanité tout entière. Les gens qui souhaitent «le changement» sont nombreux, mais je ne suis pas sûr qu’eux-mêmes soient convaincus, dans l’ordre de la pensée et de l’action réelles, qu’autre chose est possible. Nous devons encore ressusciter cette possibilité.
- Jürgen Habermas parle de l’économie comme la théologie de notre temps. On a l’impression que cet appareil systémique est théologique. Mais comment expliquez-vous ce qui s’est passé en France ?
Je voudrais rappeler que la France n’a pas le monopole des attentats. Ces phénomènes ont à voir avec le cadre général dans lequel vivent les gens aujourd’hui, puisqu’ils se produisent un peu partout dans des conditions différentes. J’étais à Los Angeles quand a eu lieu en Californie, après l’événement français, un terrible meurtre de masse. Cela dit, au-delà des analyses objectives, il faut entrer dans la subjectivité des meurtriers, autant que faire se peut. Il y a à l’évidence chez ces jeunes assassins les effets d’un désir d’Occident opprimé ou impossible. Cette passion fondamentale, on la trouve un peu partout, et c’est la clé des choses : étant donné qu’un autre monde n’est pas possible, alors pourquoi n’avons-nous pas de place dans celui-ci ? Si on se représente qu’aucun autre monde n’est possible, il est intolérable de ne pas avoir de place dans celui-ci, une place conforme aux critères de ce monde : argent, confort, consommation… Cette frustration ouvre un espace à l’instinct de mort : la place qu’on désire est aussi celle qu’on va haïr puisqu’on ne peut pas l’avoir. C’est un ressort subjectif classique.
- Au-delà du «désir d’Occident», la France semble marquée par son passé colonial…
Il y a en effet un inconscient colonial qui n’est pas liquidé. Le rapport au monde arabe a été structuré par une longue séquence d’administration directe et prolongée de tout le Maghreb. Comme cet inconscient n’est pas reconnu, mis au jour, il introduit des ambiguïtés, y compris dans l’opinion dite «de gauche». Il ne faut pas oublier que c’est un gouvernement socialiste qui, en 1956, a relancé la guerre d’Algérie, et un Premier ministre socialiste qui, au milieu des années 80, a dit, à propos de la population en provenance d’Afrique, que «Le Pen pos[ait] les vraies questions». Il y a une corruption historique de la gauche par le colonialisme qui est aussi importante que masquée. En outre, entre les années 50 et les années 80, le capital a eu un impérieux besoin de prolétaires venus en masse de l’Afrique ex-coloniale. Mais avec la désindustrialisation forcenée engagée dès la fin des années 70, le même capital ne propose rien ni aux vieux ouvriers ni à leurs enfants et petits-enfants, tout en menant de bruyantes campagnes contre leur existence dans notre pays. Tout cela est désastreux, et a aussi produit cette spécificité française dont nous nous passerions volontiers : l’intellectuel islamophobe.
- Dans votre analyse, vous évacuez la question de la religion et de l’islam en particulier…
C’est une question de méthode. Si l’on considère que la religion est le point de départ de l’analyse, on ne s’en sort pas, on est pris dans le schéma aussi creux que réactionnaire de «la guerre des civilisations». Je propose des catégories politiques neutres, de portée universelle, qui peuvent s’appliquer à des situations différentes. La possible fascisation d’une partie de la jeunesse, qui se donne à la fois dans la gloriole absurde de l’assassinat pour des motifs «idéologiques» et dans le nihilisme suicidaire, se colore et se formalise dans l’islam à un moment donné, je ne le nie pas. Mais la religion comme telle ne produit pas ces comportements. Même s’ils ne sont que trop nombreux, ce ne sont jamais que de très rares exceptions, en particulier dans l’islam français qui est massivement conservateur. Il faut en venir à la question religieuse, à l’islam, uniquement quand on sait que les conditions subjectives de cette islamisation ultime ont été d’abord constituées dans la subjectivité des assassins. C’est pourquoi je propose de dire que c’est la fascisation qui islamise, et non l’islamisation qui fascise. Et contre la fascisation, ce qui fera force est une proposition communiste neuve, à laquelle puisse se rallier la jeunesse populaire, quelle que soit sa provenance.
Notre mal vient de plus loin, Penser les tueries du 13 novembre, Fayard, 72 pages, 5 euros.
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02/01/2016
Crimes et libertés
Pour combattre les crimes et prévenir les attentats, le gouvernement par la déclaration de l’état d’urgence a pris une décision qui menace les libertés.
Dés la promulgation de l’état d’urgence s’est posée la question de l’éventuelle « pérennité » de l’état d’urgence. En effet, on peut se demander quel gouvernement aura le courage de dire que la menace terroriste a disparu au point qu’il convient d’abandonner cette protection. Pour détourner cette question, le gouvernement propose une réforme de la Constitution y introduisant l’état d’urgence.
Nul ne sait ce qu’il adviendra finalement de cette réforme mais ce qui est certain c’est que les voix de ceux qui s’accrochent aux principes fondamentaux de la République sont bien faibles. Si nous ne trouvons pas les mots pour engager un dialogue avec ces milliers de jeunes français qui sont aujourd’hui identifiés comme étant partis faire le Jihad, si nous n’essayons pas de comprendre pourquoi ils sont partis et continuons à dresser des murs autour des populations pauvres, ostracisées, à exclure ces jeunes dont la religion est un repaire identitaire, si de surcroît nous en faisons des suspects, alors nous ouvrirons la porte à plus de crimes et au recul de la démocratie.
(...)
Les terroristes auront réussi à nous faire modifier notre loi fondamentale. C’est pour eux une victoire plus importante que d’avoir réussi à assassiner 130 personnes. Hollande n’est pas un dictateur certes, mais qui lui succèdera ? Contre les armes nous devons nous défendre, y compris par la force, mais ce n’est ni les bombes en Syrie ni le recul des libertés qui nous permettront de vaincre ces assassins obscurantistes qui préfèrent la mort à la vie. Ce qu’il nous faut avant tout, c’est comprendre pourquoi plus de mille jeunes français ont été à ce jour identifiés comme étant partis faire le Jihad. Comprendre, répondent avec mépris les fanatiques de la seule répression, ce serait excuser. C’est ridicule. Il faut bien sûr juger et punir ceux qui sont coupables quand ils sont pris. Avec tout de même cette réserve qu’on ne peut, comme le réclament à mots couverts certains, ni les condamner à mort, ce dont ils se fichent d’ailleurs, ni les soumettre à des traitements inhumains et dégradants comme l’on fait les américains à Guantanamo (créé par la loi répondant aux terroristes du 11 novembre 2001, le Patriot Act, et que depuis sept ans, malgré ses promesses Obama n’a pas eu la force de supprimer). Si nous ne comprenons pas pourquoi ils sont partis et si nous continuons à dresser des murs sociaux autour des populations pauvres, ostracisées, nous leur ouvrons la porte de la fuite vers des lieux absurdement rêvés comme des lieux de fraternité. Ces jeunes, dont les parents ou les grands-parents sont souvent venus des anciennes colonies françaises et dont la religion n’est le plus souvent qu’un vague repaire identitaire, voient bien qu’ils sont suspects, regardés avec méfiance ou avec crainte, et si ceux qui gouvernent ne se donnent pas comme tâche primordiale de les intégrer pleinement dans la société française, il les enfonceront dans la révolte et la résistance radicale qui, quand elle se pare des oripeaux de la religion, devient redoutable. De perquisitions brutales en assignations à résidence, jusqu’à la stigmatisation du statut de binational de ceux qui n‘ont pas voulu ou souvent pu renier leurs origines, si nous sommes incapables de nouer un dialogue, alors les voies sont ouvertes pour que nous subissions toujours plus de crimes, avec à chaque fois, comme réponse, plus de recul de la société démocratique. C’est hélas cette voie qu’ouvre la réforme constitutionnelle proposée.
Henri Leclerc
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