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07/04/2016

QUE LA FÊTE COMMENCE !

de Yannis Youlountas (extrait) Éditions Libertaires 2015

NE PAS CRAINDRE LES CRISES

La résignation courante est surtout aveugle. Elle ne voit pas l'horizon. Elle ne sait pas que l'utopie est déjà là, au berceau d'un autre monde, dans les ruines de l'ancien. Pour elle, l'affaire est entendue : il n'y a pas d'alternative. Il faut accepter, s'adapter, jouer des coudes. Tout ce qui s'oppose à cette logique est inutile et même nuisible. Le discours utopique est une menace à laquelle nous devons faire front avec nos carapaces endurcies, dans des existences puissamment balisées et cadrées de la naissance à la mort. Le divertissement nous sert de diversion et la consommation de carburant bien qu'en panne de sens.
Nous penchons pour le point de vue du pouvoir en lisant sa presse quotidienne et hebdomadaire jusque dans les salles d'attente ou à temps perdu sur Internet, et même sur nos lieux de vacances. Nous utilisons la plupart de ses expressions, formules, mots-valises, raccourcis et relayons par conséquent ses présupposés comme autant d'évidences. Nous feignons de débattre en échangeant ses lieux communs.
Notre langage véhicule également les préjugés diffusés par le pouvoir contre ceux qui résistent. Ces derniers sont forcément austères, tristes, rabâcheurs, irresponsables et désocialisés. Des qualificatifs qui retournent en miroir les critiques de ces derniers contre l'austérité, la gérontocratie, la tristesse incarnée et répandue, la répétition abrutissante d'un prêt-à-penser culturel et politique, l'irresponsabilité des pseudos responsables, et la casse sociale organisée par des hiérarques coupés du reste de la population. Dans ce ping-pong sémantique, les mots du pouvoir prennent le dessus, parce que la raquette médiatique est immense et pénètre tous les replis de l'existence.
La plupart de nos discussions ne sont qu'utilitaires et fonctionnelles. Pas question d'examiner la vie, mais au contraire d'assurer la survie. Avancer, coûte que coûte, même à reculons, d'autant plus que reculer, s'abaisser et inviter les autres à s'abaisser également est le meilleur moyen pour obtenir de l'avancement. Non seulement nous sommes résignés à survivre, mais nous répandons cette résignation autour de nous, par l'exemple de notre existence carapacée, front baissé, dents serrées et yeux grands fermés, dans un monde superficiel et répétitif où tout n'est qu'illusion.
Ce qui, parfois, interrompt brutalement ce sommeil politique, c'est une crise personnelle : deuil, séparation, chômage, changement de lieu, d'environnement, nouveau départ, parfois dans le cadre d'une crise plus globale. Dès lors, on s'allège, on pose sa carapace et des tas d'autres choses, objets futiles, fardeaux inutiles, opinions toutes faites, peurs paralysantes, préjugés aveugles. La crise devient le moment du jugement, le moment de vérité. L'imaginaire se libère, se décolonise, se réinvente à l'aune d'expériences inconnues, niées, négligées, raillées, mais un jour, enfin, explorées. Les mains se plongent dans les pages, les yeux dans les lignes, les lèvres dans les mots. Les phrases prennent un autre sens. Les idées se bousculent. Tout s'éclaire.
L'imaginaire déployé réveille le désir, favorise les alternatives et le choix d'un projet qui forge par conséquent la volonté et le courage, aux antipodes de la résignation. Plus besoin de carapace ni de diversion. Larguez les amarres ! Cap vers l'utopie !

cap vers l'utopie, youlountas

PRÉFÉRER LE DÉSIR À L'ESPOIR

Il existe, enfin, une autre forme de piège plus intermittent qui peut conduire à la résignation. Un piège qui ressemble exactement à l'inverse un soutien, une canne... Ce piège, qui fait des ravages parmi ceux qui luttent, c'est l'espoir.
Oui, vous avez bien lu : l'espoir. Car l'espoir et le désespoir sont les deux versants d'une même illusion. Au même titre que l'optimisme et le pessimisme, ils ne sont que des spéculations sur les perspectives de résultats, notamment celles que nous pouvons tirer de nos actes, qu'il s'agisse d'un profit personnel ou d'un résultat profitable à l'intérêt général. On réduit, dès lors, notre questionnement à ce qui est possible ou pas, à ce qui va arriver ou pas, au lieu de nous concentrer d'abord et avant tout sur ce qui est désirable. Les montagnes russes émotionnelles de l'espoir et du désespoir nous rappellent exactement celles que distillent les médias de masse. On s'excite, puis on s'avachit. On zappe. On se regonfle, on s'épuise, on se lasse. Et, dans les luttes, on passe son tour pour quelques mois ou années de fatigue et de résignation, sous le contrecoup de déceptions inévitables.
Pourtant, rien n'est joué d'avance. Tout est à faire sans croyance autre que le bien-fondé de ses choix à réexaminer régulièrement. Il n'est plus temps d'espérer ou de désespérer, mais d'écouter simplement nos désirs et de les suivre sans crainte. Ne plus spéculer sur nos perspectives de résultats. Ne plus s'abandonner aux aléas du marché des actes, quelles qu'en soient les cotations. Ne plus attendre. Repousser les ruses de la résignation. Désirer et agir, tout simplement.

N'OBÉIR PLUS QU'À NOUS-MÊMES

Du haut de leurs citadelles, les seigneurs d'aujourd'hui et leurs gens savent que les temps sont venus, comme le savaient la plupart des puissants de l'Ancien Régime à la veille des soulèvements. Ce n'est pas à nous d'avoir peur. Ce n'est pas à nous d'hésiter. Ce n'est pas à nous de renoncer.
Il est temps d'arrêter de baisser la tête. Il est temps de sortir de nos vies bien rangées. Il est temps d'occuper les villes et les campagnes. Il est temps de bloquer, couper, débrancher tout ce qui nous aliène, nous opprime et nous menace. Il est temps de nous réunir partout en assemblées et de n'obéir plus qu'à nous-mêmes. Il est temps de détruire définitivement tous les pouvoirs et de déplacer tous leurs emblèmes et statues dans des musées de la tyrannie révolue, pour permettre l'occupation complète, permanente et définitive de toutes les places, d'un bout à l'autre du monde.
Chaque jour plus nombreux, par-delà nos différences, il est temps de chanter et danser la vie à réinventer, au-delà des ruines. Il est temps de lever nos verres ou nos poings vers les étoiles, dans le crépuscule des idoles, et de proclamer : « Que la fête commence ! »

Y. YOULOUNTAS, in inventeurs d'incroyances, insoumis

03/04/2016

Simone WEIL, un repère plus qu'une simple histoire

Simone Weil, un engagement absolu

La pensée et la trajectoire fulgurante de Simone Weil (1909-1943) demeurent largement méconnues au-delà d’un cercle de spécialistes. Figure majeure de la philosophie du XXe siècle, dont Albert Camus édita une grande partie de l’œuvre après sa mort, elle fut également une femme de combat. Impliquée dans les luttes et les débats de son temps, elle a marqué de son empreinte la culture politique de la gauche.

simone weil

Le fordisme à travers un extrait du film de Charlie Chaplin
(Les Temps modernes – 1936) et un extrait du livre de Simone Weil (La Condition ouvrière, 1951)

En 1931, Simone Weil, 22 ans, tout juste reçue à l’agrégation de philosophie, s’installe au Puy-en-Velay, une commune du bassin minier de la Haute-Loire, pour y enseigner dans un lycée de jeunes filles. Le directeur de l’Ecole normale supérieure (ENS), Célestin Bouglé, ne peut que s’en réjouir. Celle en qui il voyait un « mélange d’anarchiste et de calotine » — une sorte de fanatique — l’excédait par son esprit de contestation et son militantisme ; il avait souhaité la voir nommée « le plus loin possible de façon à ne plus entendre parler d’elle » (1).

L’arrivée de Simone Weil au Puy représente une étape importante dans le parcours de la philosophe, tout entier frappé du sceau de l’engagement sous la bannière de la solidarité avec les déshérités : « Depuis l’enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se réclamaient des couches méprisées de la hiérarchie sociale », confie-t-elle dans une lettre de 1938 à Georges Bernanos.

Au lycée Henri-IV, le philosophe Emile Chartier, dit Alain, humaniste et fervent pacifiste, lui avait enseigné que la réflexion et l’action sont inséparables et que le savoir ne devient authentique que dans l’expérience. Elle mettra la leçon en pratique… L’époque est aux bruits de bottes, avec la montée des fascismes en Europe. Bientôt éclate la crise de 1929, qui fait s’abattre le spectre du chômage de masse. La vie politique du pays est alors dominée par le Parti radical (centre gauche) et marquée par l’instabilité parlementaire. Socialistes et communistes rivalisent pour rallier à eux la classe ouvrière.

Dès 1927, Simone Weil intègre un collectif pacifiste auquel elle participe activement. L’année suivante, elle signe une pétition contre la préparation militaire obligatoire imposée aux normaliens et lance des appels aux dons pour les chômeurs auprès de ses camarades. En marge de ses études à l’ENS, elle dispense des cours de littérature aux cheminots, dans l’esprit des universités populaires. Ainsi, elle entend se démarquer des « formes d’enseignement bourgeois » au profit d’une « entreprise d’instruction mutuelle »,« l’instructeur a peut-être à apprendre de celui qu’il instruit ». Ces propos entrent en résonance avec la conclusion de son mémoire sur René Descartes : « Les travailleurs savent tout ; mais hors du travail, ils ne savent pas qu’ils ont possédé toute la sagesse. »

Une fois au Puy, la jeune philosophe, qui place son espoir « dans l’action des syndicats et non dans celle des partis politiques », entre de plain-pied dans le monde ouvrier de la Haute-Loire et de la Loire (2). Elle intègre les milieux militants, prend sa carte au Syndicat national des instituteurs (Confédération générale du travail, CGT), mais aussi à la Fédération unitaire de l’enseignement (syndicaliste-révolutionnaire), et donne des cours sur le marxisme et l’économie politique aux « gueules noires » à la Bourse du travail de Saint-Etienne. Elle contribue au développement des collèges du travail, instituts d’enseignement général et professionnel créés en 1928 par la CGT dans la cité stéphanoise, en vue d’abolir ce qu’elle qualifie elle-même de « honteuse séparation entre le travail intellectuel et le travail manuel ».

Elle s’implique également aux côtés des chômeurs du Puy. Dans un communiqué qu’elle rédige pour leur comité, elle avertit : « Si l’on oblige les chômeurs à reconnaître qu’ils ne peuvent obtenir quelque chose que dans la mesure où ils font trembler, ils se le tiendront pour dit. » La presse locale la traite de « messagère de l’évangile moscoutaire » et de « vierge rouge de la tribu de Lévi ». Elle est réprimandée par sa hiérarchie, interrogée par la police. Elle vit chichement, reversant la quasi-totalité de son salaire aux familles frappées par le chômage et à la caisse de solidarité des mineurs.

Son séjour en Allemagne, à l’été 1932, la convainc qu’une révolution populaire n’y est pas à l’ordre du jour. Constatant le jeu trouble des sociaux-démocrates, alors au pouvoir, et l’« attitude passive » des communistes, elle considère que « les ouvriers allemands ne sont nullement disposés à capituler, mais sont incapables de lutter ». Forte de ses échanges avec Boris Souvarine, l’un des fondateurs du Parti communiste français, exclu en 1924 pour trotskisme, elle étrille aussi l’URSS, un système qui, sur bien des points, « est très exactement le contre-pied » du régime « que croyait instaurer Lénine ».

En 1934, elle décide de se « retirer de toute espèce de politique, sauf pour la recherche théorique ». Les grèves du printemps 1936, qu’elle soutient, ne la feront pas changer d’avis. Car elle a, dès cette époque, fait sienne la conception machiavélienne selon laquelle le conflit social entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent est inhérent à tout corps politique et sans résolution définitive possible (3) : « Les luttes entre concitoyens (…) tiennent à la nature des choses, et ne peuvent pas être apaisées, mais seulement étouffées par la contrainte. » Quand elle entreprend la rédaction de ce qu’elle appelle son « grand œuvre », les Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, elle dénonce le « caractère mythologique » accordé aux vertus du progrès, à la puissance libératrice de la machine et aux forces productives, dont le pouvoir révolutionnaire serait une « pure fiction ». Les racines de l’oppression sociale, au lieu d’être intrinsèquement liées au mode de production capitaliste, fondé sur l’exploitation ouvrière, tiendraient à la nature même de la « grande industrie », dont le caractère oppressif ne dépend pas d’un régime politique spécifique, puisqu’il se retrouve aussi dans le système socialiste : « La force que possède la bourgeoisie pour exploiter les ouvriers réside dans les fondements mêmes de notre vie sociale, et ne peut être anéantie par aucune transformation politique et juridique. Cette force, c’est d’abord et essentiellement le régime même de la production moderne. » Il ne suffit donc pas d’abolir le système capitaliste — et l’exploitation — pour supprimer l’oppression ; celle-ci est engendrée par le progrès technique, qui « ravale l’humanité à être la chose de choses inertes », et par les rapports sociaux de « domination de l’homme par l’homme » qu’il induit. L’émancipation passerait par la réappropriation de l’appareil productif dans le cadre d’une société décentralisée s’appuyant sur la « coopération méthodique de tous » et délivrée de cette « idole sociale » que représente le « machinisme ».

Désireuse de ne plus être « un “professeur agrégé” en vadrouille dans la classe ouvrière », Simone Weil entend faire l’épreuve du réel qu’elle vient d’analyser. Elle demande un congé auprès de l’Education nationale et se fait embaucher en usine pour partager pleinement le sort des couches laborieuses. « L’homme est ainsi fait que celui qui écrase ne sent rien, que c’est celui qui est écrasé qui sent. Tant qu’on ne s’est pas mis du côté des opprimés pour sentir avec eux, on ne peut pas s’en rendre compte », a-t-elle un jour expliqué à ses élèves. Entre décembre 1934 et août 1935, elle sera successivement découpeuse sur presses chez Alsthom, manœuvre chez J.-J. Carnaud et Forges, fraiseuse chez Renault. Dans son Journal d’usine, elle décrit les tâches et les cadences, le type de machines qu’elle utilise, l’organisation de la production, etc. La souffrance physique, l’épuisement, les vexations qu’elle subit et le sentiment d’être réduite à l’état de quasi-servitude la bouleversent. Cette expérience l’amène à conclure que « le fait capital n’est pas la souffrance, mais l’humiliation ».

Au cours de l’été 1935, en vacances au Portugal, elle assiste à une procession de femmes de pêcheurs. « Là, j’ai eu soudain la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi d’autres. » Marquée par la figure du Christ, elle se tournera vers le catholicisme en 1938, tout en restant une « chrétienne hors de l’Eglise ». C’est cette dimension mystique qui sera plus tard souvent soulignée, alors même que sa radicalité politique tendra à être minorée.

Les « esclaves », ce sont aussi les indigènes dans les colonies françaises, les peuples asservis par une puissance étrangère. La férocité de la répression du soulèvement nationaliste parti de Yen Bai, en Indochine, en février 1930, lui apparaît en lisant la presse. Elle signe plusieurs articles sur la question indochinoise et la situation en Algérie, rencontre le dirigeant nationaliste Messali Hadj, dont elle prend la défense après sa condamnation à deux ans de prison, et se dit opposée à la création d’un Etat juif en Palestine : il ne faut pas, estime-t-elle, « donner le jour à une nation qui, dans cinquante ans, pourra devenir une menace pour le Proche-Orient et pour le monde (4)  ».

A la suite du déclenchement de la guerre civile entre fascistes et républicains en Espagne, en juillet 1936, elle part, seule, pour Barcelone. En raison de ses positions pacifistes, elle soutient la politique de non-intervention de la France, mais ressent la « nécessité intérieure » de « participer moralement ». Bientôt, elle rejoint en Aragon les miliciens anarchistes de la colonne formée par Buenaventura Durruti. Une semaine plus tard, elle se brûle gravement et doit quitter le front. L’expérience de la guerre, « quand il n’est rien de plus naturel (…) que de tuer », conforte son pacifisme et nourrit ses Réflexions sur la barbarie (1939). Mais ce même idéal fera d’elle une opposante farouche à l’entrée en guerre contre Adolf Hitler, jusqu’à l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes allemandes, en mars 1939. Peu après, elle admet avoir commis une « erreur criminelle ». Elle rejoint la Résistance à Londres et rédige L’Enracinement, qui paraîtra en 1950 grâce à Albert Camus : une esquisse de ce que devrait être une « civilisation nouvelle » fondée sur la « spiritualité du travail », l’amour du bien public et l’égalité.

Après avoir cessé de se nourrir en solidarité avec les Français soumis au rationnement alimentaire par l’occupant allemand, Simone Weil contracte la tuberculose et meurt le 24 août 1943, à l’âge de 34 ans. Son œuvre ne sera publiée qu’après sa disparition.

Olivier Pironet
Source : Monde Diplo avril 2016

(1) Sauf mention contraire, les citations de Simone Weil sont tirées des Œuvres complètes, Gallimard, Paris (en cours de publication depuis 1998), et des Œuvres (sous la dir. de Florence de Lussy, Gallimard, 1999). Celles concernant les éléments biographiques proviennent de l’ouvrage de Simone Pétrement La Vie de Simone Weil, Fayard, Paris, 1997.

(2) Cf. Jean Duperray, Quand Simone Weil passa chez nous. Témoignage d’un syndicaliste et autres textes inédits, Mille et une nuits, Paris, 2010 (1re éd. : Les Lettres nouvelles, Paris, avril-mai 1964).

(3) Lire « Machiavel contre le machiavélisme », Le Monde diplomatique, novembre 2013.

(4) Nouveaux Cahiers, n° 38, Paris, février 1939.

Voir aussi :