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29/06/2015

Annonce de référendum d'Alexis Tsipras

Refuser toutes les dictatures et leurs fausses excuses.
Se méfier des larmes, mais en accepter le sens.
Ne rien renier de ses origines et les préserver.

C'est la leçon de démocratie, synonyme de courage, infligée par la Grèce d'Alexis TSIPRAS à l'Eurogroupe dont on sait de qui il se compose et de quelles lâchetés il est capable au nom des banques et des comptables.

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Image extraite de la Tribune

 

Le texte qui suit, «court, empli de gravité et de détermination, entrera vraisemblablement dans l’Histoire. Ce texte est prononcé par un homme jeune, qui a été confronté à la mauvaise fois, aux manipulations, à ce qu’il faut bien appeler toutes les bassesses de la politique, depuis cinq mois. Il dit aussi sa colère, froide et déterminée. Et c’est peut-être là l’échec principal de l’Eurogroupe et des institutions européennes : avoir transformé un partisan de l’Europe en un adversaire résolu des institutions européennes. Tsipras n’était pas il y a cinq mois de cela un opposant à l’idée européenne. Mais la multiplication des humiliations, des tentatives de coup de force, l’ont obligé à réviser nombre de ses positions, qui pour certaines d’entre-elles relevaient de l’illusion. Tsipras et Varoufakis sont aujourd’hui sur une trajectoire de collision avec l’Eurogroupe et l’UE non pas de leur fait, mais de celui des « institutions européennes ». J. Sapir

 

Allocution d'Alexis Tsipras pour annoncer le référendum au peuple grec :

"Après cinq mois de négociations, nos partenaires en sont venus à nous poser un ultimatum, ce qui contrevient aux principes de l’UE et sape la relance de la société et de l’économie grecque. Ces propositions violent absolument les acquis européens. Leur but est l’humiliation de tout un peuple, et elles manifestent avant tout l’obsession du FMI pour une politique d’extrême austérité.

L’objectif aujourd’hui est de mettre fin à la crise grecque de la dette publique.

Notre responsabilité dans l’affirmation de la démocratie et de la souveraineté nationale est historique en ce jour, et cette responsabilité nous oblige à répondre à l’ultimatum en nous fondant sur la volonté du peuple grec. J’ai proposé au conseil des ministres l’organisation d’un référendum, et cette proposition a été adoptée à l’unanimité.

La question qui sera posée au référendum dimanche prochain sera de savoir si nous acceptons ou rejetons la proposition des institutions européennes. Je demanderai une prolongation du programme de quelques jours afin que le peuple grec prenne sa décision.

Je vous invite à prendre cette décision souverainement et avec la fierté que nous enseigne l’histoire de la Grèce.

La Grèce, qui a vu naître la démocratie, doit envoyer un message de démocratie retentissant.

Je m’engage à en respecter le résultat quel qu’il soit.

La Grèce est et restera une partie indissoluble de l’Europe. Mais une Europe sans démocratie est une Europe qui a perdu sa boussole.

L’Europe est la maison commune de nos peuples, une maison qui n’a ni propriétaires ni locataires.

La Grèce est une partie indissoluble de l’Europe, et je vous invite toutes et tous à prendre, dans un même élan national, les décisions qui concernent notre peuple."

28/06/2015

Draghi, sursis et confettis

POUR LA BCE QUI VIENT TROP APPAREMMENT DE S'ADOUCIR, entraînant le FMI dans son sillage, il ne s'agit que d'un "sursis". Mais on voit mal les Draghi, Lagarde et autre Juncker, banquier du Luxembourg,  passer dans le camp des repentis et Alexis Tsipras renoncé à un référendum qui donne enfin toute sa place au peuple grec le 5 juillet prochain

Draghi, sursis et confettis
Draghi, un repenti ?

 

Appel en solidarité
"Le gouvernement grec a livré un rude combat dans des conditions d'asphyxie financière inouïes pour aboutir à un accord viable et mutuellement bénéfique avec ses partenaires.
Après cinq mois de négociations, les institutions en sont venues à poser un ultimatum qui contrevient aux principes de l'UE et sape la relance de la société et de l'économie grecques.
Les créanciers exigent que le gouvernement grec applique les politiques mémorandaires comme l'avaient fait ses prédécesseurs.
Ces propositions violent absolument les acquis européens. Leur but est l'humiliation de tout un peuple, et elles manifestent avant tout l'obsession du FMI et des institutions européennes pour une politique d'extrême austérité."

Grèce, le coup d’État silencieux

Semaine après semaine, le nœud coulant des négociations étrangle progressivement le gouvernement grec. De hauts dirigeants européens ont d’ailleurs expliqué au « Financial Times » qu’aucun accord ne serait possible avec le premier ministre Alexis Tsipras avant qu’il ne « se débarrasse de l’aile gauche de son gouvernement ». L’Europe, qui prêche la solidarité, ne la consentirait-elle qu’aux conservateurs ?

par Stelios Kouloglou, juin 2015

A Athènes, « tout change et tout reste pareil », comme le dit une chanson traditionnelle grecque. Quatre mois après la victoire électorale de Syriza, les deux partis qui ont gouverné le pays depuis la chute de la dictature, le Mouvement socialiste panhellénique (Pasok) et la Nouvelle Démocratie (droite), sont totalement discrédités. Le premier gouvernement de gauche radical dans l’histoire du pays depuis le « gouvernement des montagnes (1) », au temps de l’occupation allemande, jouit d’une grande popularité (2).

Mais si personne ne mentionne plus le nom de la « troïka » détestée, car responsable du désastre économique actuel, les trois institutions — Commission européenne, Banque centrale européenne (BCE) et Fonds monétaire international (FMI) — poursuivent leur politique. Menaces, chantages, ultimatums : une autre « troïka » impose au gouvernement du nouveau premier ministre Alexis Tsipras l’austérité qu’appliquaient docilement ses prédécesseurs.

Avec une production de richesse amputée d’un quart depuis 2010 et un taux de chômage de 27 % (plus de 50 % pour les moins de 25 ans), la Grèce connaît une crise sociale et humanitaire sans précédent. Mais en dépit du résultat des élections de janvier 2015, qui ont donné à M. Tsipras un mandat clair pour en finir avec l’austérité, l’Union européenne continue à faire endosser au pays le rôle du mauvais élève puni par les sévères maîtres d’école de Bruxelles. L’objectif ? Décourager les électeurs « rêveurs » d’Espagne ou d’ailleurs qui croient encore à la possibilité de gouvernements opposés au dogme germanique.

La situation rappelle le Chili du début des années 1970, lorsque le président américain Richard Nixon s’employa à renverser Salvador Allende pour empêcher des débordements similaires ailleurs dans l’arrière-cour américaine. « Faites hurler l’économie ! », avait ordonné le président américain. Lorsque ce fut fait, les tanks du général Augusto Pinochet prirent la relève...

Le coup d’État silencieux qui se déroule en Grèce puise dans une boîte à outils plus moderne — des agences de notation aux médias en passant par la BCE. Une fois l’étau en place, il ne reste plus que deux options au gouvernement Tsipras : se laisser étrangler financièrement s’il persiste à vouloir appliquer son programme ou renier ses promesses et tomber, abandonné par ses électeurs.

C’est justement pour éviter la transmission du virus Syriza — la maladie de l’espoir — au reste du corps européen que le président de la BCE Mario Draghi a annoncé le 22 janvier 2015, soit trois jours avant les élections grecques, que le programme d’intervention de son institution (la BCE achète chaque mois pour 60 milliards d’euros de titres de la dette aux Etats de la zone euro) ne serait accordé à la Grèce que sous conditions. Le maillon faible de la zone euro, celui qui a le plus besoin d’aide, ne recevrait de soutien que s’il se soumettait à la tutelle bruxelloise.

Menaces et sombres prédictions

Les Grecs ont la tête dure. Ils ont voté Syriza, contraignant le président de l’Eurogroupe Jeroen Dijsselbloem à les rappeler à l’ordre : « Les Grecs doivent comprendre que les problèmes majeurs de leur économie n’ont pas disparu du seul fait qu’une élection a eu lieu » (Reuters, 27 janvier 2015). « Nous ne pouvons faire d’exception pour tel ou tel pays », a confirmé Mme Christine Lagarde, directrice générale du FMI (The New York Times, 27 janvier 2015), cependant que M. Benoît Cœuré, membre du directoire de la BCE, renchérissait : « La Grèce doit payer, ce sont les règles du jeu européen » (The New York Times, 31 janvier et 1er février 2015).

Une semaine plus tard, M. Draghi démontrait que l’on savait également « faire hurler l’économie » au sein de la zone euro : sans la moindre justification, il fermait la principale source de financement des banques grecques, remplacée par l’Emergency Liquidity Assistance (ELA), un dispositif plus coûteux devant être renouvelé chaque semaine. Bref, il plaçait une épée de Damoclès au-dessus de la tête des dirigeants grecs. Dans la foulée, l’agence de notation Moody’s annonçait que la victoire de Syriza « influait négativement sur les perspectives de croissance » de l’économie (Reuters, 27 janvier 2015).

Le scénario du Grexit (la sortie de la Grèce de la zone euro) et du défaut de paiement revenait à l’ordre du jour. Quarante-huit heures à peine après les élections de janvier, le président de l’Institut allemand pour la recherche économique, M. Marcel Fratzscher, ancien économiste à la BCE, expliquait que M. Tsipras jouait « un jeu très dangereux » : « Si les gens commencent à croire qu’il est vraiment sérieux, on pourrait assister à une fuite massive des capitaux et à une ruée vers les banques. Nous en sommes au point où une sortie de l’euro devient possible » (Reuters, 28 janvier 2015). Exemple parfait de prophétie autoréalisatrice qui conduisit à aggraver la situation économique d’Athènes.

Syriza disposait d’une marge de manœuvre limitée. M. Tsipras avait été élu pour renégocier les conditions attachées à l’« aide » dont son pays avait bénéficié, mais dans le cadre de la zone euro, l’idée d’une sortie ne bénéficiant pas d’un soutien majoritaire au sein de la population. Celle-ci a été convaincue par les médias grecs et internationaux qu’un Grexit constituerait une catastrophe d’ampleur biblique. Mais la participation à la monnaie unique touche d’autres cordes, ultrasensibles ici.

Dès son indépendance, en 1822, la Grèce a balancé entre son passé au sein de l’Empire ottoman et l’« européanisation », un objectif qui, aux yeux des élites comme de la population, a toujours signifié la modernisation du pays et sa sortie du sous-développement. La participation au « noyau dur » de l’Europe était censée matérialiser cet idéal national. Pendant la campagne électorale, les candidats de Syriza se sont donc sentis obligés de soutenir que la sortie de l’euro constituait un tabou.

Au centre de la négociation entre le gouvernement Tsipras et les institutions, la question des conditions fixées par les prêteurs : les fameux mémorandums, qui, depuis 2010, obligent Athènes à appliquer des politiques d’austérité et de surimposition dévastatrices. Plus de 90 % des versements des créanciers leur reviennent pourtant directement — parfois dès le lendemain ! —, puisqu’ils sont affectés au remboursement de la dette. Comme l’a résumé le ministre des finances Yanis Varoufakis, qui réclame un nouvel accord avec les créanciers, « la Grèce a passé ces cinq dernières années à vivre pour le prêt suivant comme le drogué qui attend sa prochaine dose » (1er février 2015).

Mais comme le non-remboursement de la dette équivaut à un « événement de crédit », c’est-à-dire à une sorte de banqueroute, le déblocage de la dose est une arme de chantage très puissante aux mains des créanciers. En théorie, puisque les créanciers ont besoin d’être remboursés, on aurait pu imaginer qu’Athènes disposait aussi d’un levier de négociation important. Sauf que l’activation de ce levier aurait conduit la BCE à interrompre le financement des banques grecques, entraînant le retour à la drachme.

Rien d’étonnant donc si, trois semaines à peine après les élections, les dix-huit ministres des finances de la zone euro ont envoyé un ultimatum au dix-neuvième membre de la famille européenne : le gouvernement grec devait appliquer le programme transmis par ses prédécesseurs ou s’acquitter de ses obligations en trouvant l’argent ailleurs. Dans ce cas, concluait le New York Times, « beaucoup d’acteurs du marché financier pensent que la Grèce n’a guère d’autre choix que de quitter l’euro » (16 février 2015).

Pour échapper aux ultimatums étouffants, le gouvernement grec a sollicité une trêve de quatre mois. Il n’a pas réclamé le versement de 7,2 milliards d’euros, mais espérait que, pendant la durée du cessez-le-feu, les deux parties parviendraient à un accord incluant des mesures pour développer l’économie puis résoudre le problème de la dette. Il eût été maladroit de faire tomber tout de suite le gouvernement grec ; les créanciers ont donc accepté.

Athènes pensait pouvoir compter — provisoirement, du moins — sur les sommes qui allaient rentrer dans ses caisses. Le gouvernement espérait disposer, dans les réserves du Fonds européen de stabilité financière, de 1,2 milliard d’euros non utilisé dans le processus de recapitalisation des banques grecques, ainsi que de 1,9 milliard que la BCE avait gagné sur les obligations grecques et promis de restituer à Athènes. Mais, à la mi-mars, la BCE annonçait qu’elle ne restituerait pas ces gains, tandis que les ministres de l’Eurogroupe décidaient non seulement de ne pas verser la somme, mais de la transférer au Luxembourg, comme si l’on craignait que les Grecs ne se changent en détrousseurs de banques ! Inexpérimentée, ne s’attendant pas à de pareilles manœuvres, l’équipe de M. Tsipras avait donné son accord sans exiger de garanties. « En ne demandant pas d’accord écrit, nous avons commis une erreur », a reconnu le premier ministre dans une interview à la chaîne de télévision Star, le 27 avril 2015.

Le gouvernement continuait à jouir d’une grande popularité, en dépit des concessions auxquelles il a consenti : ne pas revenir sur les privatisations décidées par le gouvernement précédent, ajourner l’augmentation du salaire minimum, augmenter encore la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Berlin a donc lancé une opération visant à le discréditer. Fin février, le Spiegel publiait un article sur les « relations torturées entre Varoufakis et Schäuble » (27 février 2015). L’un des trois auteurs en était Nikolaus Blome, récemment transféré de Bild au Spiegel, et héros de la campagne menée en 2010 par le quotidien contre les « Grecs paresseux » (3). Le ministre des finances allemand Wolfgang Schäuble, qui, fait rare dans l’histoire de l’Union européenne, mais aussi de la diplomatie internationale, ironisait publiquement sur son homologue grec, qu’il qualifiait de « stupidement naïf » (10 mars 2015), était présenté par le magazine allemand comme un Sisyphe bienveillant, désolé de ce que la Grèce soit condamnée à échouer et à quitter la zone euro. Sauf si, insinuait l’article, M. Varoufakis était démis de ses fonctions.

Tandis que fuites, sombres prédictions et menaces se multipliaient, M. Dijsselbloem avançait un nouveau pion, déclarant dans le New York Times que l’Eurogroupe examinait l’éventualité d’appliquer à la Grèce le modèle chypriote, soit une limitation des mouvements de capitaux et une réduction des dépôts (19 mars 2015)... Une annonce qu’on peine à interpréter autrement que comme une tentative — infructueuse — de provoquer une panique bancaire. Tandis que la BCE et M. Draghi resserraient encore le nœud coulant, limitant davantage les possibilités pour les banques grecques de se financer, Bild publiait un pseudo-reportage sur une scène de panique à Athènes, n’hésitant pas à détourner une photographie banale de retraités faisant la queue devant une banque pour toucher leur retraite (31 mars 2015).

Fin avril, l’opération de Berlin a porté ses premiers fruits. M. Varoufakis a été remplacé par son adjoint Euclide Tsakalotos pour les négociations avec les créanciers. « Le gouvernement doit faire face à un coup d’Etat d’un nouveau genre, a alors déclaré M. Varoufakis. Nos assaillants ne sont plus, comme en 1967, les tanks, mais les banques » (21 avril 2015).

Pour l’instant, le coup d’Etat silencieux n’a touché qu’un ministre. Mais le temps travaille pour les créanciers. Ceux-ci exigent l’application de la recette néolibérale. Chacun avec son obsession. Les idéologues du FMI demandent la dérégulation du marché du travail ainsi que la légalisation des licenciements de masse, qu’ils ont promises aux oligarques grecs, propriétaires des banques. La Commission européenne, autrement dit Berlin, réclame la poursuite des privatisations susceptibles d’intéresser les entreprises allemandes, et ce au moindre coût. Dans la liste interminable des ventes scandaleuses se détache celle, effectuée par l’Etat grec en 2013, de vingt-huit bâtiments qu’il continue d’utiliser. Pendant les vingt années qui viennent, Athènes devra payer 600 millions d’euros de loyer aux nouveaux propriétaires, soit presque le triple de la somme qu’il a touchée grâce à la vente — et qui est directement revenue aux créanciers...

En position de faiblesse, abandonné de ceux dont il espérait le soutien (comme la France), le gouvernement grec ne peut résoudre le problème majeur auquel le pays est confronté : une dette insoutenable. La proposition d’organiser une conférence internationale similaire à celle de 1953, qui dispensa l’Allemagne de la plus grande partie des réparations de guerre, ouvrant la route au miracle économique (4), s’est noyée dans une mer de menaces et d’ultimatums. M. Tsipras s’efforce d’obtenir un meilleur accord que les précédents, mais celui-ci sera sûrement éloigné de ses annonces et du programme voté par les citoyens grecs. M. Jyrki Katainen, vice-président de la Commission européenne, a été très clair à ce sujet dès le lendemain des législatives : « Nous ne changeons pas de politique en fonction d’élections » (28 janvier 2015).

Les élections ont-elles donc un sens, si un pays respectant l’essentiel de ses engagements n’a pas le droit de modifier en quoi que ce soit sa politique ? Les néonazis d’Aube dorée disposent d’une réponse toute prête. Peut-on exclure qu’ils bénéficient davantage d’un échec du gouvernement Tsipras que les partisans de M. Schäuble à Athènes ?

Stelios Kouloglou
Journaliste et documentariste.
Député européen membre de Syriza.

(1) Lire Joëlle Fontaine, « “Il nous faut tenir et dominer Athènes” », Le Monde diplomatique, juillet 2012.

(2) Selon un sondage du 9 mai publié par le quotidien Efimerida ton Syntakton, 53,2 % de la population jugerait « positive » ou « plutôt positive » la politique du gouvernement.

(3) Lire Olivier Cyran, « “Bild” contre les cyclonudistes », Le Monde diplomatique, mai 2015.

(4) Lire Renaud Lambert, « Dette publique, un siècle de bras de fer », Le Monde diplomatique, mars 2015.

22/06/2015

Pour un socialisme vraiment populaire

S'ils en parlent (!!!), de quel droit les macrons & C° ou autres faiseurs se réfugient-ils encore derrière les mots de "Socialisme", "Démocratie", "République", "Droits de l'Homme", "Laïcité", partage.... ?!
LE DÉBAT SUR LE SUJET EST DÉFINITIVEMENT CLOS.
A en lire l’article qui suit, lumineux, ce débat aurait pu l’être bien plus tôt !
Le « déracinement » est décidément notre affaire si l’on admet que « (…) C’est parce que le capitalisme déracine les classes populaires, comme le colonialisme déracine les indigènes, qu’il faut lutter contre ce système. (…) » et la politique telle que manipulée risque d'apparaître comme « une sinistre rigolade.»

pour un socialisme populaire

Nils Udo (All. 1937...), sculpture de racines, Mexique 1995



Avec Simone Weil et George Orwell, pour un socialisme vraiment populaire


L’écrivain britannique George Orwell et la philosophe française Simone Weil connaissent tous deux depuis quelques années un regain d’intérêt. Alors que la gauche, notamment la gauche radicale — c’est-à-dire celle qui se donne pour objectif de trouver une alternative au capitalisme —, est en crise idéologique et perd peu à peu les classes populaires, on pense qu’elle aurait tout intérêt à se pencher sur ces deux penseurs révolutionnaires.

Comme le note la philosophe Alice Holt dans un article publié en France dans la revue Esprit[i], « les convergences qui rapprochent Orwell et Weil sont frappantes, pas seulement en ce qui concerne leurs biographies hors du commun, mais aussi en ce qui concerne leurs conceptions politiques dissidentes, fondées sur une expérience directe et caractérisées par la reprise et le remodelage de thèmes traditionnellement de droite, ou encore en ce qui concerne leur critique originale des régimes totalitaires ». Les similitudes en effet sont nombreuses entre les deux contemporains, qui ne se sont jamais croisés et probablement jamais lus, mais qui sont aujourd’hui enterrés à quelques kilomètres l’un de l’autre, dans le sud de l’Angleterre.
Espagne

Militants de la CNT et du POUM durant la guerre d’Espagne

Sur le plan biographique d’abord, tous deux ont fréquenté des écoles très prestigieuses — Henri IV, puis l’École normale supérieure pour Weil, le Collège d’Eton pour Orwell — et d’en avoir gardé de mauvais souvenirs ; d’être issus de la classe moyenne éduquée — Orwell parle de « basse classe moyenne supérieure »— ; d’avoir eu à cœur de partager les conditions de vie des prolétaires ; d’avoir participé à la guerre d’Espagne — chez les anarcho-syndicalistes de la CNT pour la Française, chez les marxistes non-staliniens du POUM pour l’Anglais[ii] — ; d’avoir contracté la tuberculose — bien que la privation intentionnelle de nourriture semble être la véritable cause de la mort de la philosophe. Mais la proximité est encore plus forte sur le terrain idéologique entre Orwell, socialiste difficilement classable — et parfois qualifié d’« anarchiste conservateur« , qui n’hésite jamais à citer des écrivains libéraux ou conservateurs sans pour autant partager leurs conceptions politiques[iii] —, et Simone Weil, anarchiste chrétienne et mystique, capable d’exprimer sa « vive admiration » à l’écrivain monarchiste Georges Bernanos. Pour les libertaires des éditions de l’Échappée, les deux révolutionnaires préfigurent « à la fois la dénonciation de l’idéologie du progrès, l’attachement romantique à l’épaisseur historique, la critique totalisante du capitalisme sous tous ses aspects, la méfiance envers la technoscience »[iv]. Sans oublier que ces deux sont en premier lieu les défenseurs d’un socialisme original, qui accorde une importance particulière aux classes populaires et à leurs traditions.

    « J’ai le plus grand respect pour les ouvriers qui arrivent à se donner une culture. » Simone Weil

Aimer, connaître, devenir l’oppressé

Selon le philosophe Bruce Bégout, « chaque ligne écrite par Orwell peut donc être lue comme une apologie des gens ordinaires ».[v] L’attachement politique d’Orwell aux « gens ordinaires » fait écho à leur définition en tant qu’ensemble majoritaire de personnes menant leur vie sans se préoccuper de leur position sociale ou du pouvoir — contrairement aux « gens totalitaires ». Le socialisme est la version ultime de l’abolition de « toute forme de domination de l’homme par l’homme ». Il doit donc être radicalement démocratique et se présenter comme « une ligue des opprimés contre les oppresseurs » qui rassemble « tous ceux qui courbent l’échine devant un patron ou frissonnent à l’idée du prochain loyer à payer » (Le Quai de Wigan, The Road to Wigan Pier). Une coalition des classes populaires qui irait des prolétaires aux classes moyennes — des petits boutiquiers aux fonctionnaires — en passant par les paysans. Pour aboutir, le socialisme doit s’appuyer sur des mots d’ordre simples et rassembleurs, conformes au bon sens des gens ordinaires — comme la nationalisation des terres, des mines, des chemins de fer, des banques et des grandes industries, de la limitation des revenus sur une échelle de un à dix, ou encore de la démocratisation de l’éducation.

Parallèlement, Simone Weil considère, dans Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale — seul ouvrage publié de son vivant, en 1934 — que l’objectif du socialisme doit être la réalisation de la « démocratie ouvrière » et « l’abolition de l’oppression sociale ». Celle qui était surnommée « la Vierge rouge » — comme Louise Michel avant elle — étend son analyse de l’aliénation des travailleurs par la société industrielle à la classe paysanne. Ces travailleurs ont aussi été réduits à la « même condition misérable » que celle des prolétaires : ils sont tout autant soumis à l’échange marchand, en tant qu’ »ils ne peuvent atteindre la plupart des choses qu’ils consomment que par l’intermédiaire de la société et contre de l’argent ». Ne pas saisir dans sa propre chair le poids de cette aliénation est, pour la philosophe, la raison de l’échec des marxistes et de leur « socialisme scientifique », qui a mené à l’appropriation du mouvement ouvrier par une caste d’intellectuels.

    « Tant qu’on ne s’est pas mis du côté des opprimés pour sentir avec eux, on ne peut pas se rendre compte. » Simone Weil

Pour Simone Weil, les disciples de Karl Marx — qui « rend admirablement compte des mécanismes de l’oppression capitaliste » —, et notamment les léninistes, n’ont pas compris l’oppression que supportent les ouvriers en usine car « tant qu’on ne s’est pas mis du côté des opprimés pour sentir avec eux, on ne peut pas se rendre compte ». Et la philosophe de regretter : « Quand je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux — Trotski sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus — n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté des ouvriers, la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade. »

C’est pourquoi elle choisit d’abandonner provisoirement sa carrière d’enseignante en 1934 et 1935, pour devenir ouvrière chez Alsthom (actuel Alstom), avant de travailler à la chaîne aux établissements JJ Carnaud et Forges de Basse-Indre, puis chez Renault à Boulogne-Billancourt. Elle note ses impressions dans son Journal d’usine — publié aujourd’hui sous le titre La condition ouvrière — et conclut de ses expériences, à rebours de l’orthodoxie socialiste, que « la complète subordination de l’ouvrier à l’entreprise et à ceux qui la dirigent repose sur la structure de l’usine et non sur le régime de la propriété » (Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale).

Similairement, George Orwell déplore, dans Le Quai de Wigan, que « le petit-bourgeois inscrit au Parti travailliste indépendant et le barbu buveur de jus de fruits [soient] tous deux pour une société sans classe, tant qu’il leur est loisible d’observer le prolétariat par le petit bout de la lorgnette ». Il poursuit : « Offrez-leur l’occasion d’un contact réel avec le prolétariat […] et vous les verrez se retrancher dans le snobisme de classe moyenne le plus conventionnel. » Comme Weil, le Britannique se rapproche des opprimés, notamment en partageant plusieurs fois les conditions de vie des vagabonds. Dans Dans la dèche à Paris et à Londres (Down and Out in London and Paris), roman publié en 1933 qui s’inspire de ces expériences, il explique qu’il voulait « [s]’ immerger, descendre complètement parmi les opprimés, être l’un des leurs, dans leur camp contre les tyrans. » Par la suite, il se plonge dans l’univers des mineurs des régions industrielles, ce qui lui inspirera la première partie du Quai de Wigan et surtout le convertira définitivement au socialisme.

Ces expériences ont très fortement influencé les deux auteurs. Alice Holt note d’ailleurs à ce propos que « c’est parce qu’Orwell et Weil ont tous deux fait l’expérience de la souffrance psychologique et physique qu’occasionne la pauvreté, qu’ils mirent autant l’accent sur le potentiel destructeur de l’humiliation, et la nécessité de préserver la dignité des plus pauvres ».

Weil et Orwell : des socialistes conservateurs ?

Le contact de Weil et d’Orwell avec le monde ouvrier leur a permis de comprendre la souffrance des travailleurs et l’impératif subséquent à préserver « ce qu’il leur reste ». C’est ainsi qu’ils ont tous les deux évolué politiquement vers une forme de conservatisme (ou à du moins à ce qui lui est apparenté aujourd’hui), par respect pour la culture populaire et pour la défense de la dignité des opprimés. Tout en étant profondément révolutionnaires, ils considèrent que la défense des traditions et de la mémoire populaire est un devoir formel. Ainsi, Simone Weil explique, notamment dans L’Enracinement, que : « l’amour du passé n’a rien à voir avec une orientation politique réactionnaire. Comme toutes les activités humaines, la révolution puise toute sa sève dans une tradition. » La common decency (traduit par « décence commune » ou « décence ordinaire ») d’Orwell et l’enracinement de Weil forment le pivot de leur philosophie.

Bruce Bégout, qui a consacré un ouvrage au sujet (De la décence ordinaire), définit la common decency comme « la faculté instinctive de percevoir le bien et le mal ». « Plus qu’une simple perception, car elle est réellement affectée par le bien et le mal », elle correspond « à un sentiment spontané de bonté qui est, à la fois, la capacité affective de ressentir dans sa chair le juste et l’injuste et une inclination naturelle à faire le bien ». D’après Orwell, ces vertus, qu’il certifie avoir rencontrées au contact des « gens ordinaires », proviennent de la pratique quotidienne de l’entraide, de la confiance mutuelle et des liens sociaux minimaux mais fondamentaux. À l’inverse, elles seraient moins présentes chez les élites, notamment chez les intellectuels, à cause de la pratique du pouvoir et de la domination.

Pour Simone Weil, l’enracinement — titre de son ouvrage testament, sorte de réponse aux "Déracinés" du nationaliste d’extrême droite Maurice Barrès – est « le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine ». Il est le processus grâce auquel les hommes s’intègrent à une communauté par le biais « [du] lieu, la naissance, la profession, l’entourage ». Pour la Française, « un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. Participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage. Chaque être humain a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. » Cet enracinement est la base d’obligations mutuelles entre les hommes – L’Enracinement a d’ailleurs pour sous-titre « prélude d’une déclaration des devoirs envers l’être humain ».

Ainsi, Weil estime que « le déracinement est de loin la plus dangereuse maladie des sociétés humaines, car il se multiplie lui-même ». Ce mécanisme passe notamment par la destruction du passé, déplorant que « la destruction du passé [soit] peut-être le plus grand crime. Aujourd’hui, la conservation du peu qui reste devrait devenir presque une idée fixe ». C’est parce que le capitalisme déracine les classes populaires, comme le colonialisme déracine les indigènes, qu’il faut lutter contre ce système. Si le mot « enracinement » est absent de l’œuvre de George Orwell, il est probable qu’il y aurait largement adhéré. Le philosophe Jean-Claude Michéa relève ainsi que chez l’Anglais, « le désir d’être libre ne procède pas de l’insatisfaction ou du ressentiment, mais d’abord de la capacité d’affirmer et d’aimer, c’est-à-dire de s’attacher à des êtres, à des lieux, à des objets, à des manières de vivre. »[vi]

    « Après tout et malgré tout, les gens ordinaires étaient patriotes. » George Orwell

L’enracinement, la common decency et l’attachement aux lieux, traditions et à la communauté qui en émane, conduisent Weil et Orwell vers un patriotisme socialiste, qui s’exprimera dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale. La philosophe explique alors dans L’Enracinement qu’« il serait désastreux de [s]e déclarer contraire au patriotisme. Dans la détresse, le désarroi, la solitude, le déracinement où se trouvent les Français, toutes les fidélités, tous les attachements sont à conserver comme des trésors trop rares et infiniment précieux, à arroser comme des plantes malades. » Quant au Britannique, il lie patriotisme et socialisme Simon Leysdans Le Lion et la licorne : socialisme et génie anglais publié en 1940 – que l’un de ses principaux biographes, Simon Leys, considère comme « son manifeste politique le plus complet et le plus explicite »[vii] – afin de théoriser un « patriotisme révolutionnaire« [viii]. Orwell explique : « La théorie selon laquelle « les prolétaires n’ont pas de patrie » […] finit toujours par être absurde dans la pratique. » Dans l’article De droite ou de gauche, c’est mon pays, il ajoute : « Aucun révolutionnaire authentique n’a jamais été internationaliste. »

Pourtant, Orwell et Weil resteront tous deux fidèles à la tradition socialiste et à la solidarité internationale sans jamais tomber dans un nationalisme maurrassien. Orwell, que son service pour l’Empire britannique en Birmanie a converti à l’anti-colonialisme, considère dans ses Notes sur le nationalisme que le patriotisme est un « attachement à un mode de vie particulier que l’on n’a […] pas envie d’imposer à d’autres peuples », tandis que le nationalisme est « indissociable de la soif de pouvoir ». De son côté, Simone Weil écrit à Bernanos à propos du Traité de Versailles : « Les humiliations infligées par mon pays me sont plus douloureuses que celles qu’il peut subir. » Mais c’est surtout leur engagement en Espagne, motivé par l’envie de combattre le fascisme et de défendre le socialisme, qui prouve que la solidarité internationale n’est pas un simple concept pour eux, mais bien une réalité. À l’image de leur patriotisme, leur conservatisme populaire ne s’oppose jamais à leur socialisme, il en est au contraire un fondement.

    « Le révolutionnaire s’active pour rien s’il perd contact avec la décence ordinaire humaine. » George Orwell

Un socialisme populaire et anti bureaucratique

Pour Orwell et Weil, le socialisme ne doit pas être l’émancipation forcée des prolétaires, mais leur affirmation, à travers leur enracinement.En ce sens, ils peuvent être tous deux rattachés à la famille du socialisme libertaire, qui s’oppose au socialisme autoritaire depuis l’exclusion de Bakounine et ses partisans de la Ire Internationale, en 1872. À rebours des révolutionnaires, notamment marxistes-léninistes, qui veulent créer un « homme nouveau », les deux auteurs prônent un socialisme qui prend racine dans les valeurs défendues par les classes populaires. Ainsi, Simone Weil exprime dans L’Enracinement son souhait d’une révolution qui « consiste à transformer la société de manière que les ouvriers puissent y avoir des racines » , et s’oppose à ceux qui entendent avec le même mot « étendre à toute la société la maladie du déracinement qui a été infligée aux ouvriers ».

À l’identique, le romancier anglais estime que « l’ouvrier ordinaire […] est plus purement socialiste qu’un marxiste orthodoxe, parce qu’il sait ce dont l’autre ne parvient pas à se souvenir, à savoir que socialisme est justice et simple bonté » (Le Quai de Wigan). Il déplore : « Les petites gens ont eu à subir depuis si longtemps les injustices qu’elles éprouvent une aversion quasi instinctive pour toute domination de l’homme sur l’homme. » À ce titre, le socialisme doit reposer sur la common decency, qui constitue chez lui d’après Bruce Bégout « une base anthropologique sur laquelle s’édifie la vie sociale ». Pour ce dernier, la « décence ordinaire est politiquement anarchiste : elle inclut en elle la critique de tout pouvoir constitué ». La confiance d’Orwell dans les gens ordinaires s’accompagne d’une défiance à l’égard des intellectuels qui souhaiteraient prendre la direction du mouvement socialiste. Car selon lui, « les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires ». Une critique du pouvoir constitué également très présente chez Simone Weil. Fidèle à la tradition anarchiste, l’ex-combattante de la CNT invite dans La pesanteur et la grâce à « considérer toujours les hommes au pouvoir comme des choses dangereuses ».

Cette méfiance à l’égard du pouvoir les conduit à critiquer la bureaucratie et la centralisation, incarnées par l’URSS. Pour George Orwell, « rien n’a plus contribué à corrompre l’idéal originel du socialisme que cette croyance que la Russie serait un pays socialiste ». L’écrivain arrive même à la conclusion que « la destruction du mythe soviétique est essentielle […] pour relancer le mouvement socialiste ». Outre la dissolution des liens communautaires induit par le totalitarisme, qui a pour caractéristique le contrôle de l’histoire – et donc du passé –, George Orwell déplore « les perversions auxquelles sont sujettes les économies centralisées » et la prise de pouvoir d’une « nouvelle aristocratie ». Dans son célèbre roman 1984, il décrit celle-ci comme « composée pour la plus grande part de bureaucrates, de scientifiques, de techniciens, [et] d’experts », issus pour la plupart « de la classe moyenne salariée et des rangs plus élevés de la classe ouvrière ». Pour Simone Weil, qui considère qu’un État centralisé a nécessairement pour but de concentrer toujours plus de pouvoir entre ses mains, l’URSS possède « une structure sociale définie par la dictature d’une caste bureaucratique ». Sur la critique de la centralisation, elle va même plus loin et se distingue radicalement du marxisme, auquel elle a appartenu dans sa jeunesse. Alors que pour Lénine et les bolcheviks, le parti communiste est le véritable créateur de la lutte des classes et l’instrument qui doit permettre au prolétariat de conquérir le pouvoir afin de libérer la société, Simone Weil propose de détruire toutes organisations partisanes (Notes sur la suppression générale des partis politiques). La Française voit dans le parti « une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres », qui a pour fin « sa propre croissance et cela sans aucune limite » et estime donc que « tout parti est totalitaire en germe et en aspiration ».

    « Il paraît impossible d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies. » Albert Camus

Les pensées de ces deux auteurs difficilement classables convergent ainsi sur des points essentiels – dont certains n’ont pu être approfondis ici, comme leur critique du Progrès ou de la technique –, parfois ignorés par les socialistes, et terriblement actuels. Selon Albert Camus, à qui nous devons la publication posthume de L’Enracinement, « il paraît impossible d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies ». Alors que la gauche n’a jamais semblé aussi éloignée du peuple qu’aujourd’hui, nous pourrions, pour commencer, dire qu’il paraît impossible d’imaginer une renaissance du mouvement socialiste qui se passerait des écrits de Simone Weil et de George Orwell. À travers leur œuvre, ces deux contemporains se sont efforcés de nous rappeler l’importance pour un révolutionnaire d’être en accord avec les aspirations des classes populaires, tout en nous mettant en garde contre certaines dérives, telles que l’autoritarisme.

Nos Desserts :


Notes :

[i] Holt Alice et Zoulim Clarisse, « À la recherche du socialisme démocratique » La pensée politique de George Orwell et de Simone Weil, Esprit, 2012/8 Août. En ligne ici (payant)

[ii] Il est intéressant de noter que George Orwell écrit dans Hommage à la Catalogne (Homage to Catalonia, 1938) : « Si je n’avais tenu compte que de mes préférences personnelles, j’eusse choisi de rejoindre les anarchistes. »

[iii] Pour George Orwell, « le péché mortel c’est de dire “X est un ennemi politique, donc c’est un mauvais écrivain” ».

[iv] Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Marcolini, Radicalité : 20 penseurs vraiment critiques, L’Échappée, 2013

[v] Bruce Bégout, De la décence ordinaire. Court essai sur une idée fondamentale de la pensée fondamentale de George Orwell, Allia, 2008

[vi] Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, Castelneau-Le-Lez, Éditions Climats, 1995

[vii] Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Hermann, 1984 ; Plon, 2006

[viii] Il oppose cependant ce « patriotisme révolutionnaire » au conservatisme. Il écrit notamment dans Le lion et la licorne : « Le patriotisme n’a rien à voir avec le conservatisme. Bien au contraire, il s’y oppose, puisqu’il est essentiellement une fidélité à une réalité sans cesse changeante et que l’on sent pourtant mystiquement identique à elle-même. »

16/06/2015

Expulsions ad nauseam

Un peu partout dans le monde, on se prépare à une journée mondiale des réfugiés.

En Europe et tout particulièrement en France, le 20 juin sera une journée au moins tout aussi importante que le départ des 24 heures du Mans ou que la fête du fromage de Banon.
Un grand merci à tout ces
élu-e-s, hommes et femmes, qui n'hésitent pas une seule seconde à "réajuster" le droit d'asile dans le sens d'une plus grande souplesse, d'une fraternité retrouvée, ou à satisfaire un corps électoral de plus en plus épris d’empathie, d'humanité et de générosité !!!

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Des associations membres de la CFDA [Coordination Française pour le Droit d'Asile] interpellent le ministre de l’Intérieur suite aux expulsions de La Chapelle.

Lettre ouverte à Monsieur le ministre de l’Intérieur

Copies à :
Monsieur le ministre de l’Intérieur,
Monsieur le Directeur général de l’OFII,
Monsieur le Directeur général de l’OFPRA,
Madame la Maire de Paris.
Après avoir transité par Calais ou les rivages de la Méditerranée, au péril de leur vie, des personnes migrantes demandent la protection de la France. A la rue, cachées dans un jardin du 18e arrondissement ou sur le quai d’Austerlitz, aux abords de la cité de la mode, elles sont nombreuses à dormir dehors depuis plusieurs semaines à Paris. Elles viennent dans leur grande majorité de la Corne de l’Afrique, notamment du Soudan et d’Érythrée.

Nos associations peuvent témoigner de la détresse de ces nouveaux arrivants. En même temps que nous les informons de leurs droits, nous sommes bien obligés, à notre grande honte, de les avertir que ces droits ont de grandes chances d’être bafoués.

Leur présence dans la rue fait apparaître au grand jour la défaillance systémique des pouvoirs publics, incapables de fournir un accueil décent aux demandeurs d’asile comme aux personnes précaires en général et qui choisissent de recourir à la répression face à une situation humanitaire qu’ils ont laissée dégénérer.

La priorité, aujourd’hui, est que ces personnes puissent accéder à un hébergement stable. Toutes sont confrontées au manque de place en centre d’accueil pour demandeurs d’asile, à la saturation du dispositif d’hébergement de droit commun. Certaines n’auraient, nous dit-on, pas le droit d’être hébergées ? Faux : le droit à l’hébergement est un principe inconditionnel.

Ces personnes doivent avoir un lieu pour se laver, se nourrir, mais aussi se retrouver, être accompagnées et prendre le temps de réfléchir à leur avenir et aux démarches qu’elles souhaitent entreprendre en France.

A cet égard, celles qui souhaitent demander l’asile doivent pouvoir le faire rapidement et dans des conditions conformes à la loi. En Ile-de-France comme ailleurs, déposer une demande de protection est un véritable parcours du combattant. Les organismes de domiciliation sont saturés et la préfecture de police fait courir des délais de plusieurs mois avant de permettre le dépôt d’une demande d’asile. Les traitements éclairs exceptionnels par l’OFPRA de quelques demandes d’asile, qui ont ces derniers jours fait la une des médias, ne font que mettre en lumière, par contraste, l’arbitraire qui règne en la matière et l’absence de volonté politique d’accorder l’asile à toutes celles et ceux qui y ont droit.

Il faut enfin et surtout, que cessent les violences policières. Les évacuations pour quelques heures, avec destruction des effets personnels, comme nous en avons été les témoins ces derniers jours, sont inadmissibles car à la fois inhumaines et purement gratuites. Ce type de politique ne fait qu’aggraver la misère et attiser la défiance envers les pouvoirs publics. Le placement en rétention est évidemment intolérable quand il vise à expulser des personnes vers des pays où les violations des droits de l’homme sont généralisées ; mais il est tout aussi inacceptable lorsqu’on sait par avance que ces personnes ne pourront pas être expulsées et que l’enfermement est une mesure purement vexatoire.

Les personnes concernées et les associations qui les soutiennent ne demandent qu’une chose : qu’on applique le droit ! Le contexte de violences internationales nécessite la mise en place de dispositifs d’accueil et de protection pérennes. Ces solutions doivent répondre aux urgences d’aujourd’hui et aux préoccupations futures.

Ainsi nous demandons :

  • La cessation immédiate des violences et du harcèlement policiers (violences, intimidations, menaces, destruction des biens matériels) à l’encontre des personnes étrangères sans hébergement.
  • L’arrêt des interpellations et du recours à la rétention, la libération des personnes enfermées et l’abrogation des décisions d’éloignement.
  • Une réponse immédiate, humaine et conséquente des pouvoirs publics, par la mise en place d’un dispositif pérenne, pour assurer durablement la dignité et la sécurité de toutes ces personnes, et la garantie effective, transparente et égale de leurs droits :
    • à l’hébergement et à la santé,
    • à décider librement de leur sort,
    • à accéder à la demande d’asile.

Le 12 juin 2015

Signataires : ACAT France, ATMF, Centre Primo Levi, La Cimade, Comede, Dom’Asile, Elena, Fasti, GAS, GISTI, JRS, LDH, MRAP, Secours Catholique

 

EVACUER, DISPERSER, ARRETER, ENFERMER, ÇA SUFFIT !

Communiqué LDH

Quelques jours après l’évacuation du campement de la Chapelle à Paris, la majorité de ses occupants se retrouvent à la rue. Privés de contacts, de soutiens, des aides dispensées par les associations, ils tentent de se retrouver dans plusieurs arrondissements pour réorganiser leur survie. Lundi 8 juin, à 14 heures, pendant une distribution de nourriture organisée par des associations autour de la halle Pajol à Paris (18e arr.), la police a, sur ordre, brutalement dispersé ce rassemblement, interpellé plusieurs dizaines de personnes et interné une quarantaine de migrants au centre de rétention de Vincennes.

Ceci n’est pas supportable. Mardi dernier, le préfet de Paris et la mairie de Paris affirmaient que l’opération d’évacuation du campement de la Chapelle serait exemplaire, qu’elle offrirait à tous les occupants du campement une solution adaptée et digne ! Aujourd’hui, ces personnes se retrouvent à la rue, privées des aides humanitaire et sanitaire mises en place par les associations.

Le harcèlement, les mensonges, les dispersions des migrants doivent cesser.

Notre pays ne pourra continuer à éviter le nécessaire débat sur l’accueil des réfugiés et des migrants. Ces femmes, ces hommes, ces enfants sont arrivés ici après des parcours douloureux. Les ignorer ne les fera pas partir, les maintenir dans des campements précaires ne les rendra pas invisibles. Les disperser ne constitue qu’une souffrance supplémentaire et les arrêter, une injustice.

Les pouvoirs publics doivent changer de politique et répudier ces opérations de « nettoyage » et de communication, au profit d’un choix digne et fraternel d’accueil des migrants et des réfugiés.

C’est pourquoi nous demandons que, dans l’immédiat :

- les personnes mises en rétention à l’issue de l’intervention de la police autour de la halle Pajol soient libérées ;

- qu’une solution transitoire soit mise en place avec, par exemple, l’ouverture d’un lieu d’accueil digne permettant d’organiser un suivi social et sanitaire et l’ouverture de droits pour le maintien sur le territoire, pour ceux qui le demandent.

Paris, le 9 juin 2015

15/06/2015

J. Rancière : "du mépris à l’égard d’un peuple ..."

Exergue : « (…) Faute de pouvoir combattre l’accroissement des inégalités, on les légitime en disqualifiant ceux qui en subissent les effets. (…) »

rancière,fn

Dans un entretien avec l'OBS en avril 2015, le philosophe Jacques Rancière analyse le rôle des intellectuels et de la gauche dans l'essor du FN.

 

L’OBS : Il y a trois mois, la France défilait au nom de la liberté d’expression et du vivre-ensemble. Les dernières élections départementales ont été marquées par une nouvelle poussée du Front national. Comment analysez-vous la succession rapide de ces deux événements, qui paraissent contradictoires?

Jacques Rancière : Il n’est pas sûr qu’il y ait contradiction. Tout le monde, bien sûr, est d’accord pour condamner les attentats de janvier et se féliciter de la réaction populaire qui a suivi. Mais l’unanimité demandée autour de la «liberté d’expression» a entretenu une confusion. En effet, la liberté d’expression est un principe qui régit les rapports entre les individus et l’État en interdisant à ce dernier d’empêcher l’expression des opinions qui lui sont contraires.

Or, ce qui a été bafoué le 7 janvier à «Charlie», c’est un tout autre principe: le principe qu’on ne tire pas sur quelqu’un parce qu’on n’aime pas ce qu’il dit, le principe qui règle la manière dont individus et groupes vivent ensemble et apprennent à se respecter mutuellement.

Mais on ne s’est pas intéressé à cette dimension et on a choisi de se polariser sur le principe de la liberté d’expression. Ce faisant, on a ajouté un nouveau chapitre à la campagne qui, depuis des années, utilise les grandes valeurs universelles pour mieux disqualifier une partie de la population, en opposant les «bons Français», partisans de la République, de la laïcité ou de la liberté d’expression, aux immigrés, forcément communautaristes, islamistes, intolérants, sexistes et arriérés.

On invoque souvent l’universalisme comme principe de vie en commun. Mais justement l’universalisme a été confisqué et manipulé. Transformé en signe distinctif d’un groupe, il sert à mettre en accusation une communauté précise, notamment à travers les campagnes frénétiques contre le voile. C’est ce dévoiement que le 11 janvier n’a pas pu mettre à distance. Les défilés ont réuni sans distinction ceux qui défendaient les principes d’une vie en commun et ceux qui exprimaient leurs sentiments xénophobes.

Voulez-vous dire que ceux qui défendent le modèle républicain laïque contribuent, malgré eux, à dégager le terrain au Front national ?

On nous dit que le Front national s’est «dédiabolisé». Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’il a mis de côté les gens trop ouvertement racistes ? Oui. Mais surtout que la différence même entre les idées du FN et les idées considérées comme respectables et appartenant à l’héritage républicain s’est évaporée.

Depuis une vingtaine d’années, c’est de certains intellectuels, de la gauche dite «républicaine», que sont venus les arguments au service de la xénophobie ou du racisme. Le Front national n’a plus besoin de dire que les immigrés nous volent notre travail ou que ce sont des petits voyous. Il lui suffit de proclamer qu’ils ne sont pas laïques, qu’ils ne partagent pas nos valeurs, qu’ils sont communautaristes…

Les grandes valeurs universalistes – laïcité, règles communes pour tout le monde, égalité homme-femme – sont devenues l’instrument d’une distinction entre «nous», qui adhérons à ces valeurs, et «eux», qui n’y adhèrent pas. Le FN peut économiser ses arguments xénophobes: ils lui sont fournis par les «républicains» sous les apparences les plus honorables.

Si l’on vous suit, c’est le sens même de la laïcité qui aurait été perverti. Qu’est-ce que la laïcité représente pour vous?

Au XIXe, la laïcité a été pour les républicains l’outil politique permettant de libérer l’école de l’emprise que l’Église catholique faisait peser sur elle, en particulier depuis la loi Falloux, adoptée en 1850.

La notion de laïcité désigne ainsi l’ensemble des mesures spécifiques prises pour détruire cette emprise. Or, à partir des années 1980, on a choisi d’en faire un grand principe universel. La laïcité avait été conçue pour régler les relations de l’État avec l’Église catholique. La grande manipulation a été de la transformer en une règle à laquelle tous les particuliers doivent obéir. Ce n’est plus à l’État d’être laïque, c’est aux individus.

Et comment va-t-on repérer qu’une personne déroge au principe de laïcité ? A ce qu’elle porte sur la tête… Quand j’étais enfant, le jour des communions solennelles, nous allions à l’école retrouver nos copains qui n’étaient pas catholiques, en portant nos brassards de communiants et en leur distribuant des images. Personne ne pensait que cela mettait en danger la laïcité. L’enjeu de la laïcité, alors, c’était le financement: à école publique, fonds publics ; à école privée, fonds privés.

Cette laïcité centrée sur les rapports entre école publique et école privée a été enterrée au profit d’une laïcité qui prétend régenter le comportement des individus et qui est utilisée pour stigmatiser une partie de la population à travers l’apparence physique de ses membres. Certains ont poussé le délire jusqu’à réclamer une loi interdisant le port du voile en présence d’un enfant.

Mais d’où viendrait cette volonté de stigmatiser ?

Il y a des causes diverses, certaines liées à la question palestinienne et aux formes d’intolérance réciproque qu’elle nourrit ici. Mais il y a aussi le «grand ressentiment de gauche», né des grands espoirs des années 1960-1970 puis de la liquidation de ces espoirs par le parti dit «socialiste» lorsqu’il est arrivé au pouvoir.

Tous les idéaux républicains, socialistes, révolutionnaires, progressistes ont été retournés contre eux-mêmes. Ils sont devenus le contraire de ce qu’ils étaient censés être: non plus des armes de combat pour l’égalité, mais des armes de discrimination, de méfiance et de mépris à l’égard d’un peuple posé comme abruti ou arriéré. Faute de pouvoir combattre l’accroissement des inégalités, on les légitime en disqualifiant ceux qui en subissent les effets.

Pensons à la façon dont la critique marxiste a été retournée pour alimenter une dénonciation de l’individu démocratique et du consommateur despotique – une dénonciation qui vise ceux qui ont le moins à consommer… Le retournement de l’universalisme républicain en une pensée réactionnaire, stigmatisant les plus pauvres, relève de la même logique.

N’est-il pas légitime de combattre le port du voile, dans lequel il n’est pas évident de voir un geste d’émancipation féminine ?

La question est de savoir si l’école publique a pour mission d’émanciper les femmes. Dans ce cas, ne devrait-elle pas également émanciper les travailleurs et tous les dominés de la société française ? Il existe toutes sortes de sujétions – sociale, sexuelle, raciale. Le principe d’une idéologie réactive, c’est de cibler une forme particulière de soumission pour mieux confirmer les autres.

Les mêmes qui dénonçaient le féminisme comme «communautaire» se sont ensuite découverts féministes pour justifier les lois anti-voile. Le statut des femmes dans le monde musulman est sûrement problématique, mais c’est d’abord aux intéressées de dégager ce qui est pour elles oppressif. Et, en général, c’est aux gens qui subissent l’oppression de lutter contre la soumission. On ne libère pas les gens par substitution.

Revenons au Front national. Vous avez souvent critiqué l’idée que le «peuple» serait raciste par nature. Pour vous, les immigrés sont moins victimes d’un racisme «d’en bas» que d’un racisme «d’en haut»: les contrôles au faciès de la police, la relégation dans des quartiers périphériques, la difficulté à trouver un logement ou un emploi lorsqu’on porte un nom d’origine étrangère. Mais, quand 25% des électeurs donnent leur suffrage à un parti qui veut geler la construction des mosquées, n’est-ce pas le signe que, malgré tout, des pulsions xénophobes travaillent la population française ?

D’abord, ces poussées xénophobes dépassent largement l’électorat de l’extrême droite. Où est la différence entre un maire FN qui débaptise la rue du 19-Mars-1962 [Robert Ménard, à Béziers, NDLR], des élus UMP qui demandent qu’on enseigne les aspects positifs de la colonisation, Nicolas Sarkozy qui s’oppose aux menus sans porc dans les cantines scolaires ou des intellectuels dits «républicains» qui veulent exclure les jeunes filles voilées de l’université ?

Par ailleurs, il est trop simple de réduire le vote FN à l’expression d’idées racistes ou xénophobes. Avant d’être un moyen d’expression de sentiments populaires, le Front national est un effet structurel de la vie politique française telle qu’elle a été organisée par la constitution de la Ve République. En permettant à une petite minorité de gouverner au nom de la population, ce régime ouvre mécaniquement un espace au groupe politique capable de déclarer: «Nous, nous sommes en dehors de ce jeu-là.»

Le Front national s’est installé à cette place après la décomposition du communisme et du gauchisme. Quant aux «sentiments profonds» des masses, qui les mesure ? Je note seulement qu’il n’y a pas en France l’équivalent de Pegida, le mouvement allemand xénophobe. Et je ne crois pas au rapprochement, souvent fait, avec les années 1930. Je ne vois rien de comparable dans la France actuelle aux grandes milices d’extrême droite de l’entre-deux-guerres.

A vous écouter, il n’y aurait nul besoin de lutter contre le Front national…

Il faut lutter contre le système qui produit le Front national et donc aussi contre la tactique qui utilise la dénonciation du FN pour masquer la droitisation galopante des élites gouvernementales et de la classe intellectuelle.

L’hypothèse de son arrivée au pouvoir ne vous inquiète-t-elle pas?

Dès lors que j’analyse le Front national comme le fruit du déséquilibre propre de notre logique institutionnelle, mon hypothèse est plutôt celle d’une intégration au sein du système. Il existe déjà beaucoup de similitudes entre le FN et les forces présentes dans le système.

Si le FN venait au pouvoir, cela aurait des effets très concrets pour les plus faibles de la société française, c’est-à-dire les immigrés…

Oui, probablement. Mais je vois mal le FN organiser de grands départs massifs, de centaines de milliers ou de millions de personnes, pour les renvoyer «chez elles». Le Front national, ce n’est pas les petits Blancs contre les immigrés. Son électorat s’étend dans tous les secteurs de la société, y compris chez les immigrés. Alors, bien sûr, il pourrait y avoir des actions symboliques, mais je ne crois pas qu’un gouvernement UMP-FN serait très différent d’un gouvernement UMP.

A l’approche du premier tour, Manuel Valls a reproché aux intellectuels français leur «endormissement»: «Où sont les intellectuels, où sont les grandes consciences de ce pays, les hommes et les femmes de culture qui doivent, eux aussi, monter au créneau, où est la gauche?», a-t-il lancé. Vous êtes-vous senti concerné ?

«Où est la gauche ?», demandent les socialistes. La réponse est simple: elle est là où ils l’ont conduite, c’est-à-dire au néant. Le rôle historique du Parti socialiste a été de tuer la gauche. Mission accomplie. Manuel Valls se demande ce que font les intellectuels… Franchement, je ne vois pas très bien ce que des gens comme lui peuvent avoir à leur reprocher. On dénonce leur silence, mais la vérité, c’est que, depuis des décennies, certains intellectuels ont énormément parlé. Ils ont été starisés, sacralisés. Ils ont largement contribué aux campagnes haineuses sur le voile et la laïcité. Ils n’ont été que trop bavards.

J’ajouterai que faire appel aux intellectuels, c’est faire appel à des gens assez crétins pour jouer le rôle de porte-parole de l’intelligence. Car on ne peut accepter un tel rôle, bien sûr, qu’en s’opposant à un peuple présenté comme composé d’abrutis et d’arriérés. Ce qui revient à perpétuer l’opposition entre ceux «qui savent» et ceux «qui ne savent pas», qu’il faudrait précisément briser si l’on veut lutter contre la société du mépris dont le Front national n’est qu’une expression particulière.

Il existe pourtant des intellectuels – dont vous-même – qui combattent cette droitisation de la pensée française. Vous ne croyez pas à la force de la parole de l’intellectuel ?

Il ne faut pas attendre de quelques individualités qu’elles débloquent la situation. Le déblocage ne pourra venir que de mouvements démocratiques de masse, qui ne soient pas légitimés par la possession d’un privilège intellectuel.

Dans votre travail philosophique, vous montrez que, depuis Platon, la pensée politique occidentale a tendance à séparer les individus «qui savent» et ceux «qui ne savent pas». D’un côté, il y aurait la classe éduquée, raisonnable, compétente et qui a pour vocation de gouverner ; de l’autre, la classe populaire, ignorante, victime de ses pulsions, dont le destin est d’être gouvernée. Est-ce que cette grille d’analyse s’applique à la situation actuelle ?

Longtemps, les gouvernants ont justifié leur pouvoir en se parant de vertus réputées propres à la classe éclairée, comme la prudence, la modération, la sagesse… Les gouvernements actuels se prévalent d’une science, l’économie, dont ils ne feraient qu’appliquer des lois déclarées objectives et inéluctables – lois qui sont miraculeusement en accord avec les intérêts des classes dominantes.

Or on a vu les désastres économiques et le chaos géopolitique produits depuis quarante ans par les détenteurs de la vieille sagesse des gouvernants et de la nouvelle science économique. La démonstration de l’incompétence des gens supposés compétents suscite simplement le mépris des gouvernés à l’égard des gouvernants qui les méprisent. La manifestation positive d’une compétence démocratique des supposés incompétents est tout autre chose.

Propos recueillis par Eric Aeschimann

Voir aussi : http://blogs.mediapart.fr/blog/jam/100415/la-reponse-de-jacques-ranciere

Bio express :

Né en 1940, JACQUES RANCIÈRE a été l’élève d’Althusser avant de rompre avec le marxisme traditionnel au début des années 1970.
Très influent à l’étranger, notamment aux États-Unis, il plaide pour l’égalité des individus et n’a cessé de dénoncer l’idée qu’une élite détiendrait un savoir supérieur à celui du «peuple».
Ses ouvrages les plus marquants sont: «le Maître ignorant» (1987), «le Partage du sensible» (2000) «la Haine de la démocratie» (2005) et «le Spectateur émancipé» (2008).

03/06/2015

Censure au cinéma

Censure au cinéma : le Conseil d’État donne encore une fois raison à une association d’extrême droite

Communiqué de l’Observatoire de la liberté de création

Il est toujours malsain de laisser la culture aux mains des intégristes, d’où qu’ils viennent. L’association Promouvoir prétend défendre ce qu’elle entend être des valeurs judéo-chrétiennes, dans tous les domaines de la vie sociale. Elle milite - d’après ses statuts - en faveur de sa conception de la « dignité de l’homme, de la femme et de l’enfant » (rappelons que la dignité a été introduite dans le Code du cinéma en 2009, comme motif de censure). Elle se propose de faire obstacle au développement de l’ensemble des pratiques contraires à cette dignité, parmi lesquelles elle range indifféremment « l’inceste, le viol, l’homosexualité, la pornographie ou l’embrigadement par les sectes ». Elle n’a donc, par ses statuts, aucune compétence en matière de censure d’œuvres, mais personne ne semble avoir soulevé cet argument devant les juridictions que l’association saisit depuis 1994.

censure & cinéma

Voilà des années que l’Observatoire de la liberté de création dénonce le durcissement des critères de classification des films. Nouvelle démonstration : le Conseil d’État, parce qu’il estime qu’il n’est pas assez sévère, vient d’annuler le visa d’interdiction aux moins de 16 ans du film Saw 3, suite au recours de Promouvoir qui trouve dans les juridictions administratives une oreille de plus en plus attentive. Quant au ministère de la Culture, qui tente de sauver ses décisions, sans l’aide de la profession à qui il est bien difficile de défendre les outils qui la battent, peut-être aujourd’hui va-t-il percevoir que le système a touché le fond de son absurdité ? Si un film qui « heurte la sensibilité des mineurs » doit être interdit, comme le préconise le Conseil d’État, aux moins de 18 ans, partant du fait que tout peut « heurter la sensibilité des mineurs », mais aussi des adultes, le principe, établi depuis plus de vingt ans par la jurisprudence européenne, selon lequel les œuvres ont précisément le droit de choquer, de heurter, de faire bouger les lignes, d’ébranler les convictions, de provoquer le débat, ce principe vient de voler en éclats, à propos d’un film gore pour adolescents.

La motivation du Conseil d’État, hautement subjective, n’est pas tolérable. Outre qu’elle est fondée sur des critères qui ne sont pas prévus par la loi, elle est devenue à ce point imprévisible qu’un film se retrouve, de fait, interdit cinq ans après avoir été diffusé en salles de cinéma.

Que l’industrie du gore soit mise sérieusement en cause par cette décision n’est que l’écume des choses. Ce qui est plus grave dans cette décision, c’est le danger symbolique qu’elle représente pour toute la profession cinématographique. Il serait temps que celle-ci se lève unanimement et se batte, sinon de plus en plus d’annulations de visa auront lieu, et pas seulement pour les films « étrangers » comme ceux de Lars Von Trier, Larry Clark ou ici Darren Lynn Bousman.

Paris, le 2 juin 2015.

Télécharger le communiqué de l’Observatoire de la liberté de création.

02/06/2015

S'engager

Et puisque l'indignation n'est qu'un préalable ... une réflexion qui n'engage pas que son auteure, une éthique des jours hors carcan et embrigadement. Le contraire d'une vieillerie. A lire, questionner, mettre à jour.

Variations autour de l’engagement à l’usage des Engagés

S’engager c’est quoi ?

S’attacher à une cause qui nous tient au corps et interroge notre cœur. C’est une réflexion, une pensée, un mouvement intérieur qui me pousse à agir pour résoudre ce qui m’émeut, m’agite. C’est choisir, prendre parti et le dire. S’inscrire dans une recherche permanente car mon envie de changement sera aussi insatiable que mes questionnements sur la société, sur l’autre et sur moi.

C’est aussi une manière de résoudre l’absurdité d’un système qui ne me convient plus. Une envie profonde d’accompagner le changement de modèle que je souhaite voir advenir.

S’engager, c’est se faire la douce promesse d’entreprendre mes journées en me disant que tout reste à construire, que je veux aller au bout des choses et de mes intuitions.

Selon Sartre, l’engagement est inhérent à chacun, c’est un état de fait, «je ne peux pas ne pas être engagé». Pourtant je crois qu’il faut considérer l’acte de s’engager comme un élan précieux, individuel, lié presque automatiquement à une prise de conscience. Las de constats cafardeux qui pourraient justifier mon inaction, je veux faire non pas pour être mais pour traverser profondément, motiver ma présence au monde et «vivre en existant».

engagement

Un engagement précipite dans l’existence comme principe. Exister ça veut dire faire en prenant en compte l’autre qui n’a pas été placé à mes cotés par hasard.

Cet autre qui est une réponse à un engagement à long terme. Car une fois répondu aux sempiternels pourquoi, vient l’inexorable question du comment.

Par une action collective les idées grandissent en arborescence ; on ne défonce pas un mur seul. Il n’est pas rare que par un souci de résistance les causes nous unissent et les constats nous rassemblent. Ce qui est plus compliqué c’est d’appliquer une solution qui conviennent à tous. C’est pourtant comme cela que nous inventerons un modèle plus juste, moins excluant. Il ne faut plus attendre de nos dirigeants qu’ils changent notre quotidien mais bien prendre le pouvoir en faisant. L’engagement est une des portes qu’il faut absolument se permettre d’ouvrir.

S’engager c’est un refus et un partage, c’est un moyen puissant. L’engagement est en nous mais il faut l’activer pour qu’il existe vraiment. Il faut faire pour qu’advienne un changement. C’est un acte fort, politique et bienveillant.

Et toi tu t’engages quand ?