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18/09/2015

Ce sont nos enfants

Entre autres ironies du sort ou cynisme orchestré à l'encontre de la liberté d'expression,  l'interdiction faite en 2013 à Aminata Traoré d'obtenir un visa pour honorer une invitation qui lui avait été faite par des responsables de Die Linke, le parti de gauche allemand, et des militants de mouvements associatifs français de Paris et de Lille.
Qui s'en souvient ? 

Symbole des rapports de force Nord-Sud et porte-flambleau du « Non à l’intervention militaire étrangère au Mali », Aminata Traoré n'a jamais renoncé à exprimer le grand désarroi dans lequel l'Afrique est plongé, à mettre une fois encore en évidence quelques questions essentielles qui concernent l'humanité toute entière et les grandes contorsions européennes pour ne pas y répondre.

 

 Ce sont nos enfants

par Aminata D. Traoré, septembre 2015

 

Lettre à Yayi Bayam Diouf, ma sœur

Deux cents de tes concitoyens et presque autant des miens figurent parmi les huit cents morts du naufrage du 18 avril 2015 au large de la Sicile. Nombreux sont ceux dont on ne parle déjà plus, ceux dont on ne parlera jamais, enfouis dans ces fosses communes que sont devenus le désert du Sahara et la Méditerranée.

Ton fils unique (1) est un jour parti pour l’Europe avec quatre-vingt-neuf autres jeunes de Thiaroye (Sénégal) à bord d’une embarcation que la mer a engloutie. Nous nous sommes rencontrées parce que, dans mon pays, d’autres mères de migrants disparus qui ne veulent ni oublier ni baisser les bras m’ont interpellée : « Nous n’avons pas revu nos enfants ni vivants ni morts. La mer les a tués. Pourquoi ? » Elles ne savaient rien non plus de cette mer tueuse, notre pays le Mali étant enclavé.

Je me souviendrai toujours, courageuse Yayi, de ce profond moment de recueillement, de communion et de partage qu’aura été le « cercle de silence » que nous avons organisé ensemble lors du Forum social mondial (FSM) de Dakar en février 2011.

Nous espérions que nos prises de parole, nos mobilisations ainsi que nos initiatives de femmes à la base, dans nos villages et nos quartiers, auraient contribué de manière significative à conjurer ce sort que la mondialisation néolibérale inflige à tant et tant d’humains de par le monde. Des milliers de kilomètres de murs sont en train d’être érigés pour séparer les peuples en les dressant les uns contre les autres, alors qu’ils seraient capables d’empathie, de fraternité et de solidarité véritables s’ils se savaient broyés par le même rouleau compresseur. Mais aux blessés européens du capitalisme mondialisé et financiarisé, ceux qui jouent sur les peurs laissent entendre que l’Afrique a été aidée en vain. Le paysage politique européen en est aujourd’hui transformé. Les extrêmes droites qui s’enracinent dans ce terreau progressent et défient les autres formations. Les droites et, comble de l’horreur, une partie de la gauche qui ne veut pas se laisser distancer dans la surenchère sur la « protection » des Européens contre les « barbares » occultent le pillage des richesses du continent, les ingérences et les guerres de convoitise.

Ce sera de l’« humanité » pour les migrants éligibles à la loi sur l’asile, et de la « fermeté » pour les migrants dits économiques. Ils sont majoritairement subsahariens et noirs. « L’Europe est-elle capable d’écoute ? », demandons-nous, l’écrivaine Nathalie M’Dela-Mounier et moi, dans « Le monologue européen (2) ». Pour l’heure, nous en doutons.

Nous vivons, chère Yayi, un grand moment de dévoilement de la nature et des dessous de ce puissant voisin à travers sa gestion de la question migratoire et de la crise de la dette grecque. Ce tournant offre une occasion historique de comprendre l’Europe telle qu’elle est devenue, et non pas telle qu’elle voulait se donner à voir, en cette année 2015 qu’elle a proclamée Année européenne du développement — ce qui aurait pu être une opération de communication de plus visant à soigner son image de plus grand contributeur à l’aide au développement. De nombreux citoyens européens ne reconnaissent pas le projet des pères fondateurs dans le bras de fer qui l’a opposée au peuple et au gouvernement démocratiquement élu de la Grèce jusqu’à ce que ceux-ci cèdent. Elle persiste ainsi dans l’« horreur économique ». Comme dans ce pays, au Mali, au Sénégal et ailleurs en Afrique, le « courage des réformes douloureuses » consiste, pour les dirigeants démocratiquement élus, à imposer à leurs peuples des mesures assassines, au nom d’une dette extérieure contractée à leur insu pour des dépenses non conformes, la plupart du temps, à leurs besoins prioritaires.

Je te suis reconnaissante, ainsi qu’à Demba Moussa Dembélé (3), d’être venue en débattre avec nous à Bamako lors de la journée de réflexion du 11 juillet 2015, que le Forum pour un autre Mali (Foram) a consacrée à la question suivante : « La justice, la paix et la sécurité humaine font-elles bon ménage avec la dictature des créanciers ? » « Assurément pas ! », avons-nous conclu après avoir rapidement passé en revue les conséquences de l’arrimage du franc CFA à l’euro, des accords commerciaux (Union européenne - pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique [ACP]), des accords de partenariat économique, des accords migratoires et des accords militaires imposés à nos pays.

L’opacité étant la principale caractéristique des accords signés par nos pays, le recours du premier ministre grec Alexis Tsipras à l’arbitrage de son peuple face à l’intransigeance des créanciers ne pouvait pas passer inaperçu sous nos cieux.

« Fermeté » est le maître mot de l’Union européenne tant dans sa gestion de la crise grecque que dans celle des flux migratoires en Méditerranée. Combien de Grecs ont-ils pris le large ces six derniers mois, et combien seront-ils à émigrer dans les mois à venir ? A quelles formes de violence faut-il s’attendre dans ce pays dont la jeunesse, contrairement à une partie de celle de la France, de la Belgique et du Royaume-Uni, n’est pas attirée par le djihadisme ? Pourquoi ceux qui prétendent lutter contre ce dernier phénomène ne se disent-ils pas que des projets migratoires avortés peuvent pousser les jeunes à se radicaliser ? Je me pose cette question, Yayi, à propos du nord de mon pays, où ceux qui n’ont plus la possibilité d’aller travailler en Libye sont parfois devenus passeurs, djihadistes ou narcotrafiquants.

Du sommet extraordinaire du 23 avril 2015 à Bruxelles, nous n’attendions pas de miracle. Mais nous avons davantage de raisons de nous inquiéter maintenant, en raison de l’option militaire qui a été privilégiée. Inefficace et, surtout, dangereuse pour les migrants sera l’opération « Navfor Med » lancée par l’Union européenne. Il s’agit d’une opération de surveillance des côtes européennes par les patrouilles et le renseignement — faute d’accord du Conseil de sécurité des Nations unies pour la destruction des embarcations des passeurs. Selon la chef de la diplomatie européenne, Mme Federica Mogherini, « les cibles ne sont pas les migrants, mais ceux qui gagnent de l’argent sur leur vie et, trop souvent, sur leur mort » (22 juin 2015).

Comme pour lui répondre, Diawori Coulibaly de Didiéni, qui a elle aussi perdu un fils dans un naufrage, dit ceci : « Faites en sorte que nos enfants puissent travailler et vivre dignement ici. » Que dis-tu d’autre toi-même, Yayi, lorsque tu rends compte du bouleversement, de fond en comble, de la vie des communautés de pêcheurs du fait du pillage des eaux poissonneuses du Sénégal ? Par le passé, il suffisait, fais-tu remarquer, d’aller à cent mètres des côtes pour accéder au poisson qui vous garantissait l’alimentation et le revenu dans la dignité. A présent, des « accords de pêche » déséquilibrés et injustes permettent à des bateaux-usines de séjourner des mois durant au nez et à la barbe des pêcheurs pour se servir et mettre le poisson en boîtes avant de lever l’ancre (4).

Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que des pêcheurs appauvris et désemparés, comme des paysans sans terre et des commerçants ruinés par les produits subventionnés qui inondent nos marchés, ou des migrants humiliés, deviennent des passeurs ? L’offre de ces derniers répond par ailleurs à une demande incompressible, demande pour un départ qui a tout d’une fuite, dans l’espoir de revenir plus tard et de vivre mieux parmi et avec les siens. Mais tout est verrouillé, Yayi, comme tu le rappelles : des navires, des hélicoptères et des avions survolent les côtes pour que ceux qui n’ont plus les moyens de gagner leur vie chez eux ne puissent pas non plus émigrer. Aux injustices et aux frustrations engendrées par ces accords de pêche s’ajoutent l’assignation à résidence et l’humiliation liées à des accords migratoires injustes et déshumanisants.

A l’issue de notre journée de réflexion, l’un des jeunes participants s’est adressé à toi en ces termes : « Chère maman Yayi, je suis moi aussi fils unique. Sèche tes larmes. La mer t’a enlevé un fils ; dis-toi que nous sommes tous tes enfants. » J’en ai l’intime conviction, chère sœur. C’est pour cette raison que, avec le Centre Amadou Hampâté Bâ de Bamako et le Foram, nous avons décidé de promouvoir la notion de « mère sociale ». Aux valeurs guerrières du capitalisme mondialisé et financiarisé, opposons des valeurs pacifistes et humanistes. Les figures féminines — mère, tante, sœur aînée — qui les incarnent jouent souvent un rôle central dans la préservation de la cohésion sociale et de la solidarité. Le Mali a cruellement besoin de ce socle culturel qui constitue une force intérieure de changement et de progrès.

L’Université citoyenne que nous sommes convenus de créer au dernier FSM de Tunis, en mars 2015, nous offrira le cadre de cette éducation citoyenne. Selon Susan George, « la connaissance est toujours un antidote à la manipulation et au sentiment d’impuissance. Sans elle, on ne peut rien faire. Elle n’est pas une fin en soi, mais bien un préliminaire à l’action (5) ». C’est aussi ce que nous pensons, ce que nous disons et ce qui donne sens à notre engagement et à notre combat.

Aminata D. Traoré

Ancienne ministre de la culture du Mali. Auteure notamment de L’Afrique humiliée, Fayard, coll. « Pluriel », Paris, 2011 (1re éd. : 2008).

(1) Yayi Bayam Diouf est la mère d’Alioune Mar, 26 ans, qui s’est noyé en 2006 alors qu’il tentait de rejoindre l’Espagne avec d’autres jeunes Sénégalais.

(3) Directeur du Forum africain des alternatives.

(4) NDLR. Lire Jean-Sébastien Mora, « Ravages de la pêche industrielle en Afrique », Le Monde diplomatique, novembre 2012.

(5) Susan George, Les Usurpateurs. Comment les entreprises transnationales prennent le pouvoir, Seuil, Paris, 2014.

16/09/2015

Drôles de philosophes

Difficile de rire par les temps qui courent. Les catastrophes humanitaires, les entêtements politiciens, les débats sémantiques prêtant à polémiques par delà les évidences, les démarcations-partisanes-donc-factices et autres cataclysmes divers s'avérent difficiles à éviter. Du coup on pourrait croire impossible de continuer longtemps à se prendre au sérieux. Il n'en est rien. Les égos affectés ignorent le ridicule et s'en remettent avec componction au sortilège de l'hypocrisie et des situations intenables.
Les philosophes ne sont surement pas seuls à tomber dans ce travers ...

 
Grand Budapest Hotel …


Comment se présente habituellement l’homme raisonnable qui a pour voisine de palier la vérité ? Il se tient droit et évite de marcher sur les déjections d’un dogue allemand tout en se mouchant le plus discrètement possible. C’est bien connu : quand vous avez raison, vous prenez garde à ne pas faire tomber de la mayonnaise sur votre cravate et vous tenez vos lobes d’oreilles propres.

Des tas de gens estiment qu’ils ont raison : le coiffeur lorsqu’il coiffe, le forgeron lorsqu’il forge, le jardinier lorsqu’il jardine, l’assassin lorsqu’il assassine. Fort heureusement, la science nous fournit quelques précisions supplémentaires : l’homme qui a raison chauffe généralement à 40 °C, bout à 45 et explose aux environs de 50. Il construit aussi des listes et établit des classifications saugrenues : de la margarine allégée à la taille du petit orteil en passant par l’arbalète, la vitesse de la lumière, les attractions amoureuses et les utopies sociales.

Un homme qui prétend avoir raison est drôle par nature ; il agite les bras, émet des signes incongrus, fait rebondir son sourcil, prend à témoin le moindre nain de jardin et agrémente son discours d’exemples où se mêlent confusément des truands portugais bègues, des analystes financiers véreux et des implants mammaires instables. Très vite, il devient rouge de colère. On a alors l’impression qu’il revient du fin fond de l’Amazonie avec un chapeau trop grand, un short kaki et une gibecière pleine de cuisses de grenouilles et de serpents colorés.

A contrario, certains se contentent d’hésiter : ils doutent. On les voit se tenir le menton et se gratter vigoureusement le cuir chevelu : ils réfléchissent. Ce sont des philosophes. Leurs fronts sont luisants et produisent autant de vapeur qu’un jacuzzi dans les alentours d’un fjord norvégien.

Le philosophe croit qu’il peut découvrir la vérité tout en chassant la bêtise de ce monde, comme un sorcier vaudou. Pourquoi pas? Lui aussi est donc très drôle puisqu’il a généralement tort, comme tout le monde.

Bien sûr, il existe différentes façons de se tromper. On peut se tromper au sujet de la taille de la lune ou d’une bougie érotique. On peut aussi confondre deux sortes de poivre, un jugement apodictique et un jugement assertorique, et mélanger les noms des rois mages. Dans le fond, on se demande même si ce n’est pas agréable de faire erreur, de confondre, dans la joie et l’allégresse, David Hasselhoff et Mac Gyver.

Toutefois, pour d’étranges raisons, le philosophe est rarement considéré comme un joyeux drille mais plutôt comme la figure parfaite du raseur. D’ailleurs, comme le rappelle Philippe Arnaud, Diderot – qui ne manquait pas d’humour – est tellement drôle qu’on se demande s’il est vraiment philosophe… Il est vrai que les « 100 meilleures blagues » de Platon reste un ouvrage introuvable en librairie. De même a-t-on oublié les sketchs pleins de rebondissements que Kant déclamait devant un auditoire bondé, ainsi que la façon avec laquelle Aristote se tapait les cuisses en faisant rebondir le gras de son ventre lorsqu’il pouffait. Et bien que Spinoza écrivit sur le chatouillement, il reste très sévère envers l’humour.

C’est pourquoi on se souvient de Coluche et de Pierre Desproges, d’Alphonse Allais et d’Alexandre Vialatte, de Jules Renard, de Michel Audiard et de Frédéric Dard, tandis que les calembours du premier épicurien et les contre pétries d’un hégélien facétieux demeurent inconnues.

Néanmoins, les choses sont désormais appelées à changer. Philippe Arnaud nous présente les philosophes sous leur jour le plus « humoristique ». Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il s’agit là du Philosophy Comedy Club. Il faut rester prudent. D’ailleurs, l’ouvrage est –  faut-il le préciser ? –  très court. Cependant, il a le mérite d’exister et de mettre à mal un préjugé tenace : oui, le philosophe possède ses traits d’humour discrets, encore faut-il savoir les repérer à travers des œuvres qui représentent bien souvent des milliers de pages compliquées. Philippe Arnaud nous épargne ce travail et dresse un portrait du philosophe en histrion merveilleux, chevalier blanc prêt à faire pouffer la veuve, couiner l’orphelin et glousser l’adolescente. Certes, les philosophes ont parfois écrit sur l’humour et le rire. Henri Bergson et Soren Kierkegaard consacrent quelques pages à ce sujet. Mais malgré certains traits d’esprit bien sentis, le philosophe reste généralement drôle à ses dépens.

Le plus souvent, les penseurs qui font rire recherchent exactement l’effet inverse. Rien de plus jouissif en effet que les saillies des philosophes contre certains « ennemis » et cette façon comique et exubérante de venir à bout de quelques sottises en usant de comparaisons farfelues qui provoquent un rire instantané chez le lecteur.
Un exemple parmi d’autres : plus il est méchant, grinçant et railleur, plus Schopenhauer se montre en réalité désopilant au travers de sa mauvaise foi.

Il fallait écrire ce livre pour rendre justice à l’humour des philosophes et au passage à la philosophie des humoristes. Pourquoi encore s’étonner en effet que Woody Allen et Groucho Marx semblent débiter des vérités philosophiques ?

Dès que vous usez du rire, vous vous tenez à proximité de la philosophie, dans son sillage, étant donné que vous remettez en cause des choses trop vraies pour être totalement justes, considérées comme telles par quelques imbéciles qui font semblant d’être très intelligents modestement. Pourtant, il est difficile de n’être que drôle, on se demande même si c’est bien sérieux.

L’humour – y compris celui des philosophes – existe donc pour nous rappeler que les gens sérieux sont extrêmement dangereux, qu’ils sont très nombreux, très bavards et se baladent librement dans les rues avec d’immenses chaussures en plomb qui appartiennent à l’ennui.

Simon Brunfaut

Le rire des philosophes, Philippe Arnaud,  131 pages, ed. Arlea, 16 €

09/09/2015

Mais où vont les êtres humains que l'on reconsuit aux frontières ?

« Combattre les discriminations disent-ils » ?…
Réfugiés, migrants, demandeurs d’asile d'hier et d'aujourd'hui, en provenance d’Europe de l’Est, d’Afrique, du Moyen Orient, de plus loin encore, riches ou pauvres, diplômés ou pas, catholiques ou pas, musulmans ou pas, croyants ou pas, transgenres ou pas, femmes, vieillards, enfants, ...


Illustration : Un monde sans frontières

... les quotas ont de fortes chances d’être discriminatoires. En tout état de cause, ils ne répondent pas à la question :
OU VONT LES ÊTRES HUMAINS QUE L’ON RECONDUIT AUX FRONTIÈRES OU QUE L’ON SE REFUSE A AIDER, ACCUEILLIR ET PROTÉGER ?
Quant à la loi préparée par Christiane Taubira et qui doit être « débattue » à l’automne tiendra-t-elle compte des discriminations administratives ou discriminations d’État ?
Le site mis en ligne par la garde des sceaux ouvre-t-il réellement la possibilité d’incriminer cet État en cas d’infraction ou faudra-t-il faire appel à d’autres recours ? Toutes ces annonces ne sont-elles que des faux-semblants ?

03/09/2015

Adieu

"L'automne, déjà ! - Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, - loin des gens qui meurent sur les saisons.

L'automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l'ivresse, les mille amours qui m'ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir... L'affreuse évocation ! J'exècre la misère.

Adieu, réfugiés, rimbaud

Trace - Flora Praxo 

Et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du confort !

Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d'or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J'ai essayé d'inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !

Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !

Suis-je trompé ? la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ?

Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et allons.

Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?

Oui l'heure nouvelle est au moins très-sévère.

Car je puis dire que la victoire m'est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s'effacent. Mes derniers regrets détalent, - des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. - Damnés, si je me vengeais !

Il faut être absolument moderne.

Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n'ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.

Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c'est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, - j'ai vu l'enfer des femmes là-bas ; - et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps."

Arthur Rimbaud - août, 1873.