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22/10/2015

Netanyhaou falsifie la Shoah

Mercredi 21 octobre 2015. Une nouvelle fois, le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou, qui s’exprimait le 20 octobre devant le 37e Congrès sioniste mondial, a affirmé que le génocide des Juifs aurait été soufflé à Adolf Hitler par le grand mufti de Jérusalem Amin Al-Husseini, figure de proue du nationalisme palestinien dans les années 20 et 30, rallié aux nazis en 1941. En mai 2010, Gilbert Achcar revenait sur cette falsification entretenue depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

 

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Via le mur FB de Julien Salingue

 

Dans la guerre de propagande d’Israël tous les moyens sont bons !

Inusable grand mufti de Jérusalem

Régulièrement, des ouvrages « découvrent » les sympathies nazies du leader palestinien Amin Al-Husseini ; régulièrement, les dirigeants israéliens en tirent parti pour dénoncer l’antisémitisme congénital des Arabes. Car c’est bien l’objectif de ces pseudo-recherches historiques que de justifier l’occupation des Territoires et l’oppression des Palestiniens.

Ces dernières années ont vu une recrudescence spectaculaire de la guerre des mots opposant Israël aux Palestiniens et aux Arabes, avec le concours actif des partisans des deux camps en Europe et aux États-Unis. Cette dimension particulière du conflit israélo-arabe a toujours été cruciale pour l’État d’Israël : constitué dès l’origine en forteresse enclavée dans un environnement régional hostile, il doit impérativement cultiver le soutien des pays occidentaux à sa cause.

C’est lors de l’invasion du Liban, en 1982, que l’image d’Israël en Occident se détériora sensiblement pour la première fois. Le long siège de Beyrouth, marqué par les massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila, perpétrés sous supervision israélienne, choquèrent l’opinion publique mondiale. En Israël même, ce traumatisme, comparable à celui produit aux États-Unis par la guerre du Vietnam, demeure présent (1).

Entre ce moment et celui de la première Intifada, en 1987-1988, l’État hébreu fut ainsi le théâtre d’un remarquable réexamen critique des mythes centraux de l’idéologie sioniste par ceux qu’on appela les « nouveaux historiens » (2). Cette réécriture de l’histoire des origines d’Israël donna naissance à un courant, certes minoritaire mais qualitativement important : le « post sionisme ». Il n’empêcha cependant pas le glissement à droite, par étapes, de la société israélienne, de l’enlisement précoce des accords d’Oslo jusqu’à l’affirmation d’un « néo sionisme » agressif.

Aussi stigmatisé que... Adolf Hitler

Selon la définition du sociologue israélien Uri Ram, « le post sionisme est d’orientation citoyenne (il soutient l’égalité des droits et a en ce sens une préférence pour un État de tous ses citoyens dans les frontières de la “ligne verte” [ligne d’armistice avant la guerre de 1967]), universelle et mondiale. Le néo sionisme est particulariste, tribal, juif, ethnonationaliste, intégriste et même fasciste sur la marge (3) ».

Le sabotage par Israël des négociations de paix, sa colonisation accélérée des territoires palestiniens occupés et ses offensives meurtrières au Liban (2006) et à Gaza (2008-2009) accentuent inexorablement la dégradation de son image. Pour tenter de l’enrayer, les instances israéliennes officielles et leurs partisans inconditionnels en Occident invoquent, comme toujours, la mémoire de la Shoah, dont ils espèrent une légitimation de leur action (4).

Mieux : ils ont toujours tenté d’impliquer les Palestiniens et les Arabes dans le génocide nazi. C’est dans ce but que, dès la fin de la seconde guerre mondiale, les instances sionistes ont mis en exergue le tristement célèbre mufti de Jérusalem. Figure de proue du nationalisme palestinien dans les années 1920 et 1930, Amin Al-Husseini, exilé de Palestine par les autorités britanniques en 1937, avait rejoint le camp des puissances de l’Axe en 1941, après un séjour en Irak. Il contribua activement, depuis Berlin et Rome, à la propagande des régimes nazi et fasciste ainsi qu’à la mise sur pied d’unités bosniaques musulmanes de la SS — qui ne commirent cependant pas d’exactions anti juives.

Largement discrédité dans le monde arabe, sinon en Palestine, avant même son exil européen, Al-Husseini rencontra si peu d’écho que, malgré toutes ses exhortations à rejoindre les troupes de l’Axe, seuls 6 300 soldats originaires de pays arabes, selon les calculs d’un historien militaire américain, « passèrent par les différentes organisations militaires allemandes », dont 1 300 originaires de Palestine, de Syrie et d’Irak, le reste en provenance d’Afrique du Nord. Ces chiffres doivent être comparés aux 9 000 soldats arabes de la seule Palestine engagés dans l’armée britannique et aux 250 000 Maghrébins qui combattirent dans les rangs de l’armée française de la libération et fournirent la majeure partie de ses morts et blessés (5).

Le mufti fut néanmoins érigé en représentant attitré des Palestiniens et des Arabes par la désinformation du mouvement sioniste qui, en 1945, exigea — sans succès — qu’il soit déféré devant le tribunal international de Nuremberg, comme s’il avait représenté un rouage essentiel de la machine génocidaire nazie. Un nombre considérable d’articles, de brochures et de livres fut produit afin de désigner Al-Husseini à la vindicte publique. Il est vrai que la figure du mufti permettait de présenter les Palestiniens comme coresponsables du génocide hitlérien et, à ce titre, de justifier qu’un « État juif » soit érigé sur le territoire de leur patrie.

Cette motivation devint une constante du discours de l’Etat d’Israël après sa création. Elle explique l’importance extraordinaire accordée au mufti par Yad Vashem, le mémorial de la Shoah, à Jérusalem. Tom Segev a noté que le mur qui lui est consacré cherche à donner l’impression d’une convergence entre le projet génocidaire antisémite du nazisme et l’hostilité arabe à Israël (6). Peter Novick a relevé, de son côté, que l’article sur le mufti dans l’Encyclopedia of the Holocaust, publiée en association avec Yad Vashem, est beaucoup plus long que les textes sur Heinrich Himmler, Reinhard Heydrich, Joseph Goebbels ou Adolf Eichmann, et n’est dépassé — de peu — que par l’article sur Adolf Hitler (7).

Avec la flambée de racisme anti-arabe et d’islamophobie depuis les attentats du 11 septembre 2001, on a assisté à une prolifération de publications visant à établir que les Juifs étaient confrontés en Palestine, en 1948, à une menace de génocide. Les Arabes n’étaient-ils pas — et ne restent-ils pas aujourd’hui — mus par la même haine des Juifs que les nazis, à l’instar du mufti ? L’expulsion des Palestiniens au moment de la fondation de l’Etat d’Israël et leur assujettissement continu par celui-ci ne procèdent-ils pas, dans ces conditions, de la légitime défense ?

Dans cette masse d’ouvrages, deux se distinguent par leur apparence de sérieux, du fait d’un travail sur les archives nazies, américaines ou britanniques : celui de Martin Cüppers et Klaus-Michael Mallman (8), et celui de Jeffrey Herf (9). Dans les deux cas, les auteurs connaissent très peu le monde arabe et en ignorent la langue. On trouvera un excellent dossier critique sur l’ouvrage de Cüppers et Mallman dans la revue de la Fondation Auschwitz, Témoigner entre histoire et mémoire (10). Dans sa contribution, Dominique Trimbur relève que le livre semble s’insérer « dans un courant historique marqué par un certain air du temps, celui du début des années 2000 (…). L’intégralité de la démonstration fait difficilement preuve de nuance, notamment lorsqu’il est question “des” Arabes et “du” monde musulman ; une assimilation qui trouve son illustration dans la reprise, sinon l’intégration assumée, de l’expression “choc des civilisations” ».

En réaction à l’exploitation par Tel-Aviv de la mémoire de la Shoah et pour légitimer les aspirations palestiniennes, deux tendances contradictoires se sont développées du côté arabe : d’une part, la comparaison des agissements d’Israël au nazisme, réciproque arabe de la tradition israélienne fort ancienne consistant à comparer divers Palestiniens et Arabes aux nazis ; d’autre part, la négation de la Shoah.

Le fait que nombre de personnes dans le monde arabe puissent combiner ces deux discours contradictoires — l’un tenant le nazisme pour l’étalon suprême du mal, l’autre impliquant qu’il est moins criminel qu’on ne le prétend — l’indique clairement : il s’agit là d’une tentative de compenser par un recours à la violence symbolique l’impuissance à riposter efficacement à la violence réelle. C’est la montée de ce négationnisme réactif et émotionnel que le président iranien Mahmoud Ahmadinejad tente d’exploiter dans sa concurrence avec le royaume saoudien pour gagner la sympathie de l’islam sunnite arabe.

En réalité, ceux qui, dans le monde arabe, adhèrent sérieusement, et en connaissance de cause, au discours pathologique du négationnisme occidental — le négationnisme devenant, dans leur cas, un « antisionisme des imbéciles » (pour paraphraser l’expression célèbre qui fait de l’antisémitisme le « socialisme des imbéciles ») — constituent une infime minorité.

La grande majorité des attitudes négationnistes relève plutôt de l’exaspération. C’est ce que suggèrent des enquêtes d’opinion conduites parmi les Palestiniens d’Israël, qui forment certainement la population arabe la mieux informée sur le génocide juif, thème bien présent dans les programmes scolaires élaborés par les autorités israéliennes (11).

Réalisé par l’université de Haïfa en 2006, un premier sondage montra, à la surprise générale, que 28 % des Arabes israéliens en étaient venus à nier la Shoah, la proportion grandissant avec le niveau d’instruction des sondés (12). Deux ans plus tard, sur fond d’exacerbation de la violence, le même sondage obtenait 40 % de réponses négationnistes (13) !

Le caractère paroxystique de la situation actuelle semble rendre l’incommunicabilité entre les adversaires plus insurmontable que jamais. Néanmoins, quiconque connaît l’opposition apparemment irréductible qui séparait Israéliens et Arabes entre la création de l’Etat d’Israël en 1948 et les années 1970 sait qu’aujourd’hui, en dépit de tout, beaucoup plus d’Arabes et de Palestiniens envisagent une coexistence pacifique avec les Israéliens, et bien plus d’Israéliens reconnaissent que leur Etat est coupable de persécuter les Palestiniens. Il faut espérer que les uns et les autres sauront éviter à la région une nouvelle « catastrophe » — sens commun des deux termes Shoah et Nakba.

 

Gilbert Achcar

Professeur à l’École des études orientales et africaines (SOAS) de l’université de Londres. Auteur de Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits, Sindbad - Actes Sud, Arles, 2009.

 

(1) C’est ce qu’a attesté à sa manière, encore récemment, le film d’animation d’Ari Folman, Valse avec Bachir, sorti en 2008.

(2) Sur les « nouveaux historiens » israéliens, cf. Benny Morris (sous la dir. de), Making Israel, University of Michigan Press, Ann Arbor, 2007, et Dominique Vidal, avec Sébastien Boussois, Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949), L’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2007.

(3) Cité par Dalia Shehori dans « Post-zionism didn’t die, it’s badly injured », Haaretz, Tel-Aviv, 28 avril 2004.

(4) Sur l’« instrumentalisation » de la Shoah en Israël, cf. Tom Segev, Le Septième Million.Les Israéliens et le génocide, Liana Levi, Paris, 2002, et Idith Zertal, La Nation et la Mort. La Shoah dans le discours et la politique d’Israël, La Découverte, Paris, 2008.

(5) Antonio J. Muñoz, Lions of the Desert : Arab Volunteers in the German Army, 1941-1945, Axis Europa, New York, 1997 ; Lukasz Hirszowicz, The Third Reich and the Arab East, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1966 ; Belkacem Recham, « Les militaires nord-africains pendant la seconde guerre mondiale », sur Internet : http://colloque-algerie.ens-lsh.fr

(6) Le Septième Million, op. cit.

(7) Peter Novick, L’Holocauste dans la vie américaine, Gallimard, Paris, 2001.

(8) Martin Cüppers et Klaus-Michael Mallman, Croissant fertile et croix gammée, Verdier, Paris, 2009.

(9) Jeffrey Herf, Nazi Propaganda for the Arab World, Yale University Press, New Haven, 2009.

(10) No 105, octobre-décembre 2009, p. 233-252.

(11) De surcroît, 80 % de ces Palestiniens comprennent l’hébreu et ne sauraient donc ignorer l’évocation constante du souvenir de la Shoah en Israël.

(12) Fadi Eyadat, « Poll : Over 25 % of Israeli Arabs say Holocaust never happened », Haaretz, 18 mars 2007.

(13) Fadi Eyadat, « Poll : 40 % of Israeli Arabs believe Holocaust never happened », Haaretz, 17 mai 2009.

16/10/2015

Air - France, retour sur désinvestisement

Que se passe-t-il lorsque les philosophes professionnels veulent rejoindre les professionnels de la politique tout en faisant preuve de dilettantisme et d'arrogance ? A moins que l'arrogance et le dilettantisme soit une clef pour entrer en philosophie comme on entre en politique, Raphaël Enthoven vient de démontrer brillamment comment faire usage de quelques "moisissures argumentatives pour concours de mauvaise foi". Ce qui n'est pas pour contredire la société du spectacledécrite par Guy Debord et offre la possibilité d'organiser la diversion.

Air-France, le retour de la lutte des classes

« L’affaire de la chemise » remet la lutte des classes en pleine lumière.

On l’oublie souvent, même à gauche, il y a une lutte des classes. Elle se définit tout autant par son degré de conflictualité que par les divergences idéologiques qu’elle révèle.

Premièrement, il y a la violence symbolique, celle des managers qui, au nom de la rentabilité, peuvent rayer d’un trait de plume, la destinée des simples salariés. L’annonce des plans sociaux masque sous le vocable même la violence. La vidéo de la salariée qui se heurte à un mur d’indifférence des cadres supérieurs nous donne à voir cette violence là. La morgue et le déni des classes dirigeantes, sures de leur bon droit. On doit y ajouter les paroles mêmes du patron d’Air France, De Juniac, qui manifeste le même détachement lorsqu’il entend disserter joyeusement du fait que l’on pourrait faire travailler les enfants, ou qu’ailleurs on met en prison ceux qui réclament les droits sociaux.

Cette violence symbolique se traduit par l’inégalité de traitement entre les salariés et les puissants. Aussi bien Jean de Lafontaine, dans ses fables, que Trotski ; dans leur morale et la nôtre, nous avaient prévenus : riche ou misérable, la justice n’est pas la même.

« Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »
LaFontaine

L’arrestation au petit matin des salariés d’Air France est sans commune mesure avec le traitement des dirigeants, entendus en « témoins assistés ».

Cette violence symbolique doit être présentée pour ce qu’elle est : une violence réelle. Celle qui licencie, celle qui, dans le cas des Conti, arrache « compromis » après « compromis » pour finir par licencier quand-même.

C’est pour mieux masquer ces violences là que les défenseurs de l’ordre libéral accentuent la dénonciation des violences ouvrières. La chemise devient affaire d’État. Les salariés sont des voyous, des criminels. Jamais on ne parle ainsi des délinquants en cols blancs. Pour une bousculade, pour une chemise, on assimile les révoltés à de grands délinquants. Le couteau entre les dents n’est pas loin… À cette
caricature des ouvriers, souvent montrés comme sales, brutaux, Chaplin, dans les temps modernes avait eu l’intelligence d’opposer celui d’une jeune femme souriante, se battant pour survivre, et n’hésitant pas pour cela à aller au-delà des convenances morales.

Cet événement a donc un double mérite : celui de nous rappeler la violence de la classe supérieure, et celui de nous montrer que les rapports de force ne se résorbent pas dans une « culture du dialogue », « un compromis acceptable ». C’est dans la lutte que se nouent les rapports entre classes. Cette lutte n’est pas désincarnée. Elle est ici réalisée dans la figure d’une chemise. Elle n’est pas nouvelle. C’est d’elle dont parlait Jaurès en 1895 :

« Il se peut que les ouvriers exaspérés par l’injustice et la misère se laissent aller à la violence par la violence. Au jour du danger je serai avec eux, devant eux, et si le gouvernement et les patrons ont le triste courage de faire tirer sur ces braves gens, coupables avant tout d’être républicains, que le sang versé retombe sur le triste régime qui, sous le nom usurpé de République aura préparé et toléré un tel crime. »

La Bataille d’Einaudi

La Bataille d’Einaudi
ou
Comment la mémoire du 17 octobre 1961 revint à la République
de Fabrice Riceputi, préface de Gilles Manceron, éd Le passager clandestin, octobre 2015, 240 p., 15 €
Ci-dessous, un extrait de l’introduction (pages 23 à 26) de La bataille d’Einaudi.

einaudi, 1961, papon

Pour reprendre l’expression d’un auteur britannique, la République gaullienne, en commettant ce crime, puis en le niant, avait fabriqué une « french memory’s bombe à retardement » [1]. Longtemps restée enfouie dans les tréfonds de la société française, cette bombe mémorielle explosa véritablement devant la cour d’assises de Bordeaux, trente-six ans plus tard. Ce 16 octobre 1997, une brèche s’est alors ouverte dans le mur de silence derrière lequel un consensus national avait si longtemps relégué le drame.Cette brèche ne s’est plus refermée. Au point, selon Henry Rousso, que le 17 octobre 1961, date du massacre d’Algériens pacifiques occulté durant trente ans, est devenu depuis les années 2000 une sorte de « métaphore métonymique » de la guerre d’Algérie, « sale guerre » coloniale dont on dissimula les nombreux crimes. Son abondante commémoration dans les media à chaque anniversaire, une production très importante de livres et de films d’histoire ou de fiction le prenant pour objet depuis les années 2000, font qu’après une longue « amnésie », on pourrait désormais parler, selon lui, d’une « hypermnésie » [2] : l’événement longtemps occulté aurait désormais une place pour ainsi dire disproportionnée dans la mémoire collective.Quoi qu’il en soit, ce retour fracassant doit sans conteste beaucoup à un homme, Jean-Luc Einaudi. C’est ce combat pour la connaissance historique et pour la reconnaissance politique d’un crime raciste colonial d’État que ce livre entend retracer. Un combat qui s’étendit sur trois décennies.La fameuse déposition d’Einaudi à Bordeaux n’en fut que l’épisode le plus connu. Commencé dès le milieu des années 1980, ce combat fut d’abord celui que Jean-Luc Einaudi mena en solitaire pour parvenir à dresser le procès-verbal du massacre dans La bataille de Paris. Il s’agissait en somme de redonner « un nom et une adresse » à un crime d’État nié officiellement et devenu depuis une sorte de rumeur mémorielle, un événement sans historien ni histoire.Puis survint la double confrontation judiciaire avec Maurice Papon. Cette confrontation, Einaudi l’avait en quelque sorte lui-même engagée dès la première page de son livre. Il avait en effet conjointement dédié ce dernier à deux enfants victimes de ce serviteur de l’État, l’une juive, Jeannette Griff, 9 ans, déportée en 1942 de Bordeaux à Drancy avant de l’être à Auschwitz [3], l’autre « française musulmane d’Algérie », Fatima Bedar, 15 ans, noyée dans le canal Saint-Denis en octobre 1961  [4] Bien que seul le premier de ces deux crimes ait pu être jugé par la Cour d’asises de Bordeaux en 1997, le second fut finalement examiné lors d’un autre procès retentissant en 1999. Étrangement, c’est au cours de ce procès intenté par Maurice Papon lui-même à Jean-Luc Einaudi que la justice reconnut « un massacre ».Mais, si c’est par lui que la France redécouvrit véritablement le 17 octobre 1961, la bataille ne se réduisit pas, comme nous le verrons, à ce mano a mano finalement victorieux avec l’ancien préfet de police de Paris, qui fit les délices de la presse et personnifia à l’excès le débat historique. Einaudi ne fut pas seulement celui qui « défia Maurice Papon ». En effet, une fois défaite et ruinée la version officielle de 1961, restait encore à faire plier la raison d’État qui refusait la vérité. Il fallait notamment affronter la résistance acharnée de l’appareil d’État lui-même à livrer ses archives. Le combat pour obtenir leur ouverture sur le 17 octobre contribua à une libération de la recherche sur la guerre d’Algérie. Mais la même raison d’État fit deux victimes trop souvent oubliées : deux archivistes, Philippe Grand et Brigitte Lainé. Ces deux là payèrent chèrement un héroïsme bien ordinaire : le simple fait d’avoir, en défense d’Einaudi face à Papon, témoigné de ce qu’ils savaient, en tant qu’archivistes, devant la justice. Leur ahurissante « affaire » est également racontée ici.Enfin, la bataille d’Einaudi porta en elle une exigence politique dont l’enjeu fut et est encore considérable. Elle touche à l’identité même de la France d’hier, mais aussi d’aujourd’hui : celle d’une reconnaissance officielle, d’une intégration à « l’histoire de France » d’un massacre colonial et raciste hautement emblématique de ce que fut la République coloniale. La France, selon une formule tant de fois employée depuis les années 1990, allait-elle enfin « regarder en face son passé colonial » et en tirer les leçons en s’attaquant à un impensé colonial toujours à l’œuvre ?Cette exigence heurtait de front un consensus français majeur, formé dès la guerre d’Algérie entre les principales forces politiques de la Ve République pour maintenir l’omerta, sur ce crime colonial-là comme sur tous les autres. Ce pacte du silence ne fut rompu qu’en 2012, le plus haut sommet de l’État admettant enfin, mais du bout des lèvres, qu’« une tragédie » avait eu lieu le 17 octobre. Einaudi considéra alors que son combat était largement victorieux. L’« amnésie » proprement dite était bel et bien vaincue. Mais il savait que si la République consentait désormais, contrainte et forcée, à compatir à la « douleur des victimes » de certains crimes coloniaux, elle s’arrêtait toujours, comme frappée d’aphasie, au seuil de la vérité la plus difficile à admettre, celle des responsabilités politiques.

Notes

[1] Cette formule, titre d’un article de Richard J. Golsan (« Memory’s bombes à retardement. Maurice Papon, crimes against humanity and 17 october 1961 », Journal of European Studies, voL. 28, n° 109-110, 1998, p. 153-172) est citée dans Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire (Paris, Tallandier, 2008), remarquable somme sur la répression de l’automne 1961 et son histoire mémorielle, abondamment utilisée pour écrire ce livre.

[2] Henry Rousso, « Les raisins verts de la guerre d’Algérie », in Yves Michaud (dir.), La Guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, Odile Jacob, 2004, p. 127-151.

[3] Arrêtés en gare de Mont-de-Marsan le 18 août 1942, Jeannette Griff, ses trois jeunes frères et sa mère sont morts à Auschwitz le 9 septembre 1942 (voir site internet du MRAP des Landes : www.mrap-landes.org/spip.php ?article561).

[4] Sur Fatima Bedar, voir Jean-Luc Einaudi, Octobre 1961. Un massacre à Paris, Arthème Fayard/Pluriel, 2011 (réed.), p. 471-474, ainsi que Didier Daenninckx, « Fatima pour mémoire », Mediapart, 22 septembre 2011 (www.mediapart.fr/journal/fra...).