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25/08/2015

La « dés'Europe » est en marche

« Tout espoir d’humaniser l’Europe s’effondre » EDGAR MORIN

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« d'un jeune homme de 94 ans qui tweete ses humeurs sur l’actualité. Loin de s’endormir sur ses lauriers de directeur de recherche au CNRS et de « docteur honoris causa » de plusieurs universités, Edgar Morin développe une pensée non orthodoxe… En témoigne son soutien aux expériences de gauche radicale Syriza et Podemos, vilipendées par certains de ses confrères, mais aussi son regard sur l’Europe, les conflits au Moyen-Orient ou le multiculturalisme.

Entretien.

 

Quelle a été votre réaction au référendum grec du 5 juillet ?

Dans l’incertitude du résultat, j’ai tweeté : « Est-ce que ce sera la défense héroïque des Thermopyles ou la soumission au grand roi ? » J’ai senti une pression économique, donc déshumanisée, sur la Grèce. Sous prétexte des carences et des corruptions accumulées par les précédentes législatures, on accable de mépris un peuple qui veut « vivre au dessus de ces moyens ». Malgré les énormes pressions, les difficultés, les menaces, les chantages exercés sur ce référendum, les Grecs ont répondu avec une dignité offensée. De magnifiques printemps se sont révélés tristes le lendemain, comme le Printemps arabe. Je ne sais pas quel lendemain il y aura en Grèce. C’était le premier moment démocratique européen. Bien sûr, il y a eu des référendums auparavant, comme sur le traité de Lisbonne… dont finalement on n’a pas tenu compte et qui n’avaient pas cette force. En Grèce, il y a d’un côté, une pression inhumaine. De l’autre, la vie concrète. L’opposition entre un pouvoir techno-bureaucratique anonyme et des êtres humains. L’irruption de cette humanité, c’est en même temps celle d’une démocratie. Il y avait quelque chose de beau, de réconfortant dans ce vote. Surtout qu’il a été pleinement majoritaire.

Un résultat beaucoup moins apprécié du côté des créanciers…

J’ai été frappé par la réaction du vice-chancelier allemand – pourtant social-démocrate – Sigmar Gabriel. Il a dit que tous les ponts étaient coupés avec la Grèce à cause du référendum. Comme si ce n’était pas supportable que le peuple refuse ce qui est appelé « réforme ». En réalité, ça revient à couper encore plus dans la retraite des vieux Grecs. J’ai tweeté : « Avec la Grèce et le traitement des migrants tout espoir d’humaniser l’Europe s’effondre. » La « désEurope » est en marche. Pas seulement par la résistance à ses diktats, mais parce que ces diktats eux-mêmes ont complètement détruit l’idée d’une communauté européenne.

Vous avez appartenu au Parti Communiste Français, avant d’en être exclu en 1950. Votre livre Ma gauche (2010) revenait sur votre sensibilité de gauche. Que pensez-vous de Syriza et de Podemos ?

Depuis 1950, je suis resté indépendant de tout parti. Dans ce livre, j’explique qu’on peut être de gauche sans faire partie du PCF ou du PS. Syriza et Podemos sont des éléments d’émergence d’une nouvelle gauche. Il y a eu souvent cette idée de fonder une nouvelle gauche, qui n’a pas réussi à éclore, en France, avec le PSU1. À la différence du PS et du PCF, entièrement contrôlés par des états-majors, Syriza et Podemos ont recours au peuple, à sa vie concrète. Ce n’est pas du populisme, comme on le dit bêtement. C’est un retour aux sources d’une démocratie possible. Ces mouvements sont profondément pacifiques. Ils ont cessé de miser sur l’idée d’une révolution violente, tout comme c’est le cas de la révolution citoyenne en Équateur, dont on parle très peu en France. C’est quelque chose de nouveau par rapport au castrisme et au chavisme. Syriza est neuf, et Podemos encore plus : il n’est pas seulement dans le refus de l’austérité et de cette écrasante inégalité, il a aussi une réflexion sur la société contemporaine. Avec l’idée, portée par Pablo Iglesias [chef de file de Podemos, ndlr], que la souffrance humaine doit être au niveau de la réflexion politique. Cette ré-humanisation de la politique a complètement disparu des partis officiels européens.

Cela pourrait-il émerger en France ?

Pas à partir d’un parti politique, mais d’un mouvement citoyen rassemblant différents courants : l’écologie, l’économie sociale et solidaire, le mouvement convivialiste. Des mouvements de rénovation humaine qui oeuvrent pour l’émergence d’une civilisation, empêchée par de très puissantes forces politico-économiques. On est dans une civilisation où dominent le calcul, le profit, la compétitivité – tout ce qui est quantitatif. Dans ce schéma, la qualité humaine est absolument ignorée. Ces mouvements de gauche renouent avec la pensée originaire des premiers socialistes, anarchistes, marxistes. Avec quelque chose qui n’était pas figé aux concepts dogmatiques émanant d’un noyau dirigeant.

À cette époque de mondialisation, que peut-on faire contre ceux qui ont d’énormes fortunes si l’on ne peut pas contrôler les migrations de capitaux ? On est absolument paralysés. Le vrai problème, c’est de refouler leur pouvoir en créant de nouvelles sources de pouvoir humanisées et solidaires. Je m’intéresse beaucoup à ces mouvements émergents. Mais ils peuvent dérailler, se dogmatiser. Par exemple, ce que représente Jean-Luc Mélenchon – aussi talentueux soit-il – se situe encore dans le schéma des partis traditionnels, et même dans la politique traditionnelle.

En 2012, vous avez fait partie, avec Stéphane Hessel et Susan George (Attac), des initiateurs du collectif Roosevelt, qui a débouché sur le parti « Nouvelle donne » de Pierre Larrouturou.

J’ai refusé de faire partie de « Nouvelle donne ». Le collectif Roosevelt était une chose très positive, qui incitait à s’inspirer de l’exemple rooseveltien durant la première crise mondiale de 1929. De façon à prôner, non pas l’austérité, mais une relance économique par des grands travaux. Je ne suis pas obsédé par le mot croissance. Dans la conjoncture actuelle, il ne faut pas opposer croissance et décroissance. Il faut voir ce qui doit croître ou décroître. À décroître : l’économie de la frivolité, la production d’objets imaginaires ou symboliques, la production intensive du sucre qui intoxique toute une population dès l’enfance et génère de l’obésité. À décroître également, les produits à obsolescence programmée, qui sont condamnés à se dégrader au bout de dix ans. Et l’énergie nucléaire. Des études montrent d’autres énergies pourraient être généralisées en France dans les années à venir sans susciter des dépenses exagérées, et élimineraient une partie des dangers du nucléaire. Il faut aussi développer l’élevage fermier et l’agro-écologie, au détriment de l’agriculture industrielle. Que croisse une économie de service, écologique, sociale et solidaire.

Vous avez connu l’émergence de l’idée européenne. Est-ce de cette Europe de l’Eurogroupe dont vous rêviez?

Sans faire d’amalgame historique, il est quand même paradoxal que la Grèce, qui a tellement souffert de l’Allemagne nazie, souffre aujourd’hui de l’Allemagne économico-technique du CDU, actuellement au pouvoir. C’est d’autant plus étonnant qu’à l’époque, il a été bien compris qu’on ne pouvait réduire l’Allemagne aux crimes hitlériens, que ce grand pays devait exister. On a annulé sa dette, en 1953. Il y a quelque chose de monstrueux, d’inconscient et d’égoïste dans ce qui se passe aujourd’hui.

L’espoir européen, l’unité économique qui s’est nouée en 1955 s’est faite parce que l’unité politique a été bloquée par les nationalismes, notamment français. Je me disais que c’était un détour, qu’on allait y revenir. Mais l’Europe économique a tout bouffé, elle a empêché l’émergence de l’Europe politique. On n’a pas pu « approfondir », comme on disait alors. L’extension de cette Europe a aussi créé une très grande hétérogénéité. J’étais partisan d’introduire tous ces pays, sortant de l’oppression stalinienne, qui se sentaient européens : la Pologne, la Bulgarie… On a constaté qu’ils voyaient autrement le monde. Dans ces pays par exemple, on voyait plutôt la guerre du deuxième Bush en Irak comme une libération, alors qu’en France ou ailleurs, on y voyait une guerre avec un faux prétexte et des motivations pas très nobles.

Qu’en est-il du manque d’unité entre pays riches et plus pauvres ?

L’Europe est devenue hétérogène, incapable de s’unifier. On a vu ce manque d’unité politique et militaire dès la guerre en ex-Yougoslavie en 1991. La France soutenait en sous-mains les Serbes, et les allemands les Croates. La crise économique n’a fait qu’aggraver les choses. Il y a cette crainte d’une « invasion », comme l’a écrit le Figaro, parce que des milliers de malheureux réfugiés veulent arriver sur notre continent de 350 millions d’habitants. C’est vu comme une « invasion barbare ». S’ajoute l’offense faite à la Grèce, le mépris total pour ce que vivent les habitants de ce pays. Tout ceci m’écœure ! Je ne pensais pas que l’Europe en arriverait à cette immoralité. Il y a deux ans, avec mon ami Mauro Cerutti, on a écrit le livre Notre Europe, dans lequel on détaillait des propositions. Ça n’a pas été fait. Au contraire ! Il y a eu une régression. Après avoir été un européen convaincu, je suis devenu un eurosceptique. Je ne demande qu’à changer si les événements deviennent positifs !

Vous parlez de ces réfugiés qui meurent sur les côtes européennes à Lampedusa. Il y a aussi ceux qui se sont fait évacuer brutalement par la police française à la Chapelle…

Ces questions doivent être vues d’un point de vue humain et concret. Qu’est-ce qui nous menace ? D’autant plus que, jusqu’à présent, l’Europe a bénéficié de ces migrants sous-payés qui ont contribué à son développement économique et social. Il y a quelque chose d’affreux qui forme une tâche sanglante, d’un égoïsme monstrueux, sur cette idée d’Europe. Il n’y a que l’Italie qui reçoit. Cette querelle des quotas est d’une mesquinerie incroyable. Tout cela par peur de l’opinion croissante de la peur de l’étranger, la peur de l’arabe, du Rom, du juif… La peur de cette régression détermine elle-même des politiques qui favorisent cette régression. La formule de Manuel Valls sur la guerre des civilisations est une idée dont l’exagération est fausse. Il y a autant de symbioses de civilisation que de phénomènes d’hostilité.

En 2012, vous appeliez de vos vœux à reconnaître une « France une et multiculturelle » dans un essai co-écrit avec Patrick Singainy (et Marc Cheb Sun, Eva Joly, Rokhaya Diallo, Pascal Blanchard…).

J’ai toujours dit, sans être écouté, que si l’on regarde l’Histoire, la France est un pays multiculturel qui réussit à intégrer cette diversité au cours des siècles. L’arrivée d’immigrés ne fait que continuer cette histoire avec un sceau qualitatif différent. Au départ, les Alsaciens, les Bretons, les Basques étaient des peuples totalement différents les uns des autres. La France multiculturelle n’est pas une invention. Ça a pris un nouvel essor. On ne doit pas réécrire l’Histoire de France mais introduire cette vraie histoire, sans en camoufler les autres aspects. À ce moment, les descendants d’immigrés comprendront qu’ils en font partie.

Dans La voie, vous militez aussi pour la création de maisons de solidarité…

Elles visent les solitudes. Pour les maladies, il y a déjà des services médicaux. Mais il y a des douleurs morales et des solitudes atroces. Notamment chez les vieilles personnes seules. Il faut relancer la solidarité chez les jeunes en créant un service civique de solidarité. Le mouvement convivialiste part d’une idée juste : retrouver des convivialités qui existaient localement, qui ont disparu et qu’il faut recréer.

Vous qui venez de publier un essai Avant pendant et après le 7 janvier, comment avez-vous réagi lors des attentats du 7 janvier?

Par étapes. Le 7 a évidemment été terrifiant. Le 11 manifestait une grande sensibilité contre cette tuerie et pour le droit à l’irrespect de la presse. Cette manifestation de juste émotion n’était pas fondée sur une idée structurante. De même, les Printemps arabes étaient des moments merveilleux qui se sont dissous, faute d’idées pour les guider. Je savais que ça retomberait. À la différence de mon ami philosophe Patrick Viveret, qui croyait que ça conduirait à une fête de la fraternité tous les onze de chaque mois ! Cette Une de Charlie qui recommençait à caricaturer le prophète Mahomet m’a frappé. Le « Je suis Charlie » a pris un sens nouveau. À l’époque des caricatures de Mahomet, j’ai écrit un article dans « Le Monde » dans lequel j’assumais ma position contradictoire. Je suis pour la liberté d’expression. Et en même temps pour la responsabilité dans l’offense faite à ce qui est sacré pour autrui. C’est aux journalistes de prendre leurs responsabilités. Il y a eu un effet négatif de cette Une de Charlie dans le monde qui a, en quelques sortes, transformé le « Je suis Charlie » en quelque chose d’agressif.

Cette vague d’islamophobie a été alimentée par des coïncidences : le moment Zemmour avec Le suicide français, le livre Soumission, dont l’auteur Michel Houellebecq est islamophobe. Des articles de plus en plus violents dénonçant le caractère musulman des terroristes. L’accroissement de la vague islamophobe favorise un climat d’antijudaïsme qui, à son tour nourrit l’islamophobie. J’ai fait un tweet, critiqué par les inconditionnels d’Israël, parce que j’y dis que le jihadisme, la rétraction nationaliste…et Netanyahu essayent de disloquer l’unité française. Je voulais dire que Netanyahu appelait les juifs français à émigrer en Israël. On m’a traité d’antisémite bien que je sois moi-même d’origine juive. Je suis du peuple maudit mais j’ai toujours refusé de faire partie du peuple élu.

Dans ce contexte, que pensez-vous du projet de loi sur le renseignement voté le 24 juin dernier ?

Tout cela est très régressif. Le contexte post-11 janvier a motivé cette loi sur le renseignement, ce « patriot act » à la française qui n’est peut-être pas particulièrement dangereux aujourd’hui, mais contient en lui tous les éléments d’un système de surveillance très strict qui fonctionne déjà aux États-Unis. On a déjà vu que leur manie de surveillance avec la NSA dépasse tout ce qu’on peut imaginer, parce que même Chirac, Sarkozy et Hollande en ont été dégoûtés !

Votre ami Stéphane Hessel disait « Indignez-vous », mais il a aussi écrit Engagez-vous. S’indigner ne suffit plus?

L’indignation est un moment qui a besoin d’être dépassé par une prise de conscience et une lucidité. Tout dépend de quoi on s’indigne. Les fanatiques du FN s’indignent de la venue des immigrés en France. Ils trouvent que la France se corrompt. C’est une indignation fausse. Je crois à la nécessité d’une nouvelle conscience politique, d’une nouvelle pensée. Ça dépasse la politique, au sens banal du terme. C’est une remise en cause de notre civilisation. Si on prend le problème écologique au sérieux, comme le pape l’a fait dans un très bel encyclique, nos comportements et notre vie quotidienne doivent changer. On doit prendre conscience de ça aujourd’hui. Le refus de Syriza et d’autres de ce diktat de l’argent exprime l’aspiration à une autre civilisation.

Avec Tariq Ramadan, intellectuel classé « infréquentable » par certains, à qui l’on prête un double discours, vous avez écrit Au péril des idées. L’idée que l’islam et la république sont compatibles, par exemple?

Le Tariq Ramadan que j’ai rencontré est d’accord pour respecter les règles démocratiques et défendre l’idée d’un islam européen. La seule chose sur laquelle on n’a pas débattu, c’est qu’il est un croyant et pas moi. Du moins pas en une religion révélée. C’est la grande différence. La religion est une question inaccessible si l’on n’a pas une culture historique. L’incompatibilité de l’islam dans la démocratie française doit être mesurée à l’aune de l’incompatibilité de l’Église du 13ème siècle. Celle des Croisades en Terre Sainte, contre les Albigeois, de l’Inquisition. Cette Église de l’intolérance condamnait encore à mort sous la Restauration. On ignore que le christianisme s’est montré d’un sectarisme et d’un fanatisme sans bornes. L’islam historique a toujours – avec un statut subalterne – toléré les chrétiens et les juifs. Il n’a jamais voulu les éliminer. Alors que l’Occident chrétien éliminait les Juifs en 1492, et les Morisques (les musulmans d’Espagne) en 1604. C’est une longue histoire dans laquelle les idées laïques, la démocratie, ont fait régresser le pouvoir de la religion sur la vie privée-et non publique. Ça a permis une évolution dans laquelle l’Église, dans sa majorité s’est ralliée à cette situation.

D’où vient, selon vous, la montée de courants intégristes religieux dans certains pays arabes ?

Les pays arabes, qui ont été colonisés par l’Empire ottoman et par les Occidentaux, ont connu des expériences décevantes à la décolonisation. Elles ont souvent conduit à des dictatures de parti unique comme le parti Baas en Irak, ou le parti de Nasser en Égypte, en dépit de certains aspects relativement positifs de sa dictature. Le socialisme, la démocratie ont échoué. S’est greffé le côté individualiste et capitaliste de l’Occident dans une société où les solidarités sont détruites, où règnent déjà des pouvoirs quasi féodaux. Ces pays sont dans une situation historique dramatique. Dans ces conditions, une minorité s’est fourvoyée dans le jihadisme. En Europe aussi il y a eu des factions violentes : les Brigades rouges et noires en Italie, la Bande à Baader en Allemagne. Avec cette idée messianique et absolutiste que, par la violence, on réveillera un monde nouveau.

Ça explique le chaos actuel ?

Sur Daesh comme sur l’Irak et l’Afghanistan, l’Occident n’a fait que des erreurs. Pour faire une coalition efficace contre Daesh, il ne faut pas la présenter comme animée par l’Occident, comme une caricature des Croisades. Si on veut lutter efficacement, on ne dit pas qu’il n’y aura pas de troupes terrestres, en se bornant à des frappes aériennes qui touchent surtout les civils. Il faut unir les forces semi-barbares, la Russie l’Iran, peut-être la Chine, contre les forces barbares. Il faut une vraie coalition sous l’égide de l’ONU. Pas cette coalition d’une armée irakienne en décomposition qui, dans sa fuite, livre toutes ses armes à Daesh. On a prétendu reconstruire l’unité de l’Irak qui est complètement désintégrée. Les Kurdes ont fait sécession. On ne voit pas comment chiites et sunnites vont s’entendre. La Syrie est complètement décomposée. La seule réponse au Califat est une grande confédération du Moyen-Orient. Quelque chose qui reviendrait à Lawrence d’Arabie, à la Préhistoire des accords Sykes-Picot de 1916. Cela permettrait aux différentes religions de cohabiter: les chrétiens, les variantes de l’islam comme l’ismaélisme2. Et pourquoi pas les Juifs… Même si ce n’est pas possible aujourd’hui.

On n’a pas de moyen de paix et on provoque toujours le contraire de ce qu’on voulait. En Afghanistan, on a talibanisé le pays en voulant le détalibaniser ; en Irak, on l’a daeshisé… Pourquoi un tel aveuglement ? Pendant mon adolescence j’ai connu l’aveuglement collectif des élites qui allaient vers la Seconde guerre mondiale sans le savoir. Le principal crime des accords de Munich en 1938 n’est pas d’avoir abandonné les Sudètes à l’Allemagne nazie. C’est d’avoir montré à Staline que les Occidentaux voulaient jeter Hitler contre la Russie, le poussant à signer le pacte germano-soviétique qui a provoqué la catastrophe. Sans parler de l’aveuglement des militaires pendant la guerre de 40. Au Moyen-Orient l’Europe a fait une politique stupide à la remorque des Américains. Ce n’est qu’aujourd’hui que des commentateurs des médias américains commencent à dire : « On a fait des erreurs. On n’a pas envoyé de troupes à terre. On a causé des dommages collatéraux. On a abouti à l’échec. » Les alertes ne servent à rien. On est dans une période d’aveuglement qui continue.

Les décideurs manquent-ils de courage politique ?

Pas seulement de courage ! On manque d’intelligence, de la conscience politique des événements et du cours malheureux qu’ils prennent. Hubert Védrine a écrit des articles frappés au coin du bon sens. Mais il n’est pas ministre des affaires étrangères. Laurent Fabius s’obstine à vouloir frapper au maximum l’Iran en évitant l’accord sur le nucléaire. Je ne comprends pas ça ! Par ailleurs, il semble vouloir arranger les choses entre Palestiniens et Israéliens. Ce qui, dans les conditions actuelles, n’est pas possible. Tout ce qui est commandé par les impératifs de Netanyahu contre l’Iran est une façon de détourner l’attention du problème palestinien. Même si l’Iran faisait une bombe atomique – Chirac l’a dit -, elle n’aurait pas fait deux-cent mètres qu’Israël anéantirait l’Iran ! Il y a une fantasmagorie politique et des évidences dont on ne parle pas, parce qu’on en est terrifiés ou qu’on ne veut pas les voir!

On connaît votre attachement pour le Maghreb. Le 26 juin, l’attentat de Sousse a été un autre choc pour vous…

J’étais en Tunisie en mai pour recevoir le prix Ibn Khaldoun de sciences humaines à Tunis. Tout devrait militer à réunir ces trois pays du Maghreb. Tout contribue à les séparer. L’isolement de la Tunisie est tragique. Elle a réussi à se doter d’une constitution démocratique. Le président Beji Caid El Sebsi a été assez habile pour atténuer la gravité du conflit entre laïcs et extrêmes religieux. Dans une telle situation de navigation à vue, la Tunisie est seule. Pour les autres pays arabes, c’est le contre-exemple démocratique à démolir. Ce n’est pas par hasard que la Tunisie est frappée dans son tourisme. Ce qui est une de ses principales ressources a commencé à se tarir après l’attentat du musée du Bardo. Peut-être que, suite à l’attentat de Sousse, la France a fait un geste économique. Mais on sent que l’Europe se fout de la Tunisie, ne la soutient pas ! J’ai très peur pour ce pays. La sagacité du président ne suffit pas dans ces grandes tempêtes. Récemment, l’état d’urgence été décrété. Non seulement la Tunisie a un problème terrible avec cette hémorragie touristique, mais c’est la voisine de la Libye, un pays en plein chaos livré au terrorisme.

Quant à vous, quels sont vos projets ?

J’ai sorti un livre récemment, L’aventure de la méthode, qui est un peu l’aventure de ma vie. J’y résume l’essentiel de mon message. Il y a aussi l’ouvrage Pensées complexes pensées globales, qui doit sortir cet automne et synthétise mes conférences à la Maison des sciences de l’Homme. J’espère aussi confédérer les mouvements de rénovation, de civilisation, qui existent en France pour créer une force, différente de Podemos et Syriza, qui apporte du sang nouveau et de la pensée nouvelle à la politique. C’est ça mon dernier espoir !

 

Lire aussi sur The Dissident : Vangelis Goulas (Syriza France) : « Les actes de nos partenaires de la zone euro relèvent de la guerre économique »

Le chemin de l’espérance3 est donc toujours ouvert ?

Il n’a jamais été fermé, mais il est improbable !

 

Notes :

1 Parti socialiste unifié fondé en 1960 et dont Michel Rocard a fait partie

2 Courant minoritaire de l’Islam chiite dont font partie les Druzes au Proche-Orient

3 Le chemin de l’espérance est un livre co-écrit par Edgard Morin et Stéphane Hessel (Éd. Fayard, 2011)

19/08/2015

L'Occident, bras armé des dictatures

L’OCCIDENT, BRAS ARME DES DICTATURES

En défendant certains régimes alors qu’ils condamnent leurs voisins, en mettant leurs intérêts commerciaux et militaires devant la défense des droits humains, la France et l’Europe participent à la répression violente de milliers de civils dans le monde arabe.

hollande,dictatures

Triste été pour les droits de l’Homme. Le roi Salmane a occupé la plage de Vallauris et François Hollande la place d’honneur, le 6 août, à la cérémonie d’inauguration du nouveau canal de Suez, véritable sacre à la gloire du général Al-Sissi et de la coopération militaire franco-égyptienne. Le président français s’est rendu sur place en compagnie des patrons de l’industrie aéronautique et militaire. Un ballet estival qui résume à lui seul les ambitions du gouvernement français pour le monde arabe. Car, outre les 24 Rafale, la frégate Fremm et les missiles vendus à l’Égypte au nom de la lutte contre le terrorisme (dans laquelle des milliers de civils égyptiens ont déjà été assassinés), la France exporte, en toute connaissance de cause, pour des millions d’euros, des armes et des munitions similaires à celles déjà utilisées par l’armée égyptienne pour massacrer des milliers de manifestants. Au nom de la soi-disant « lutte contre le terrorisme », les démocraties occidentales qui rivalisent pour armer l’Égypte et d’autres régimes autoritaires, participent en réalité à la plus importante offensive contre les sociétés civiles jamais lancée dans le monde arabe. Civils, opposants pacifiques, laïcs, défenseurs des droits humains, activistes, journalistes, juristes, intellectuels : en Égypte, en Arabie Saoudite, au Bahreïn et ailleurs, comme en Syrie, ce sont aussi ces acteurs clé et incontournables d’une possible transition démocratique qui sont visés par les régimes en place.

Mais alors que l’on constate l’avènement, à l’Élisée, d’un « néoréalisme » en phase avec les nouveaux enjeux sécuritaires, ne revenons pas sur les dizaines de milliers de prisonniers politiques, les centaines de condamnations à mort et de disparitions forcées dans une Égypte aujourd’hui livrée sans garde-fous au contrôle des forces de sécurité, à la presse muselée, la justice aux ordres et aux élections parlementaires repoussées sine die à plusieurs reprises.

Tenons-nous en à des considérations purement stratégiques sur « l’intérêt national », invoqué à l’envi pour justifier un partenariat privilégié avec le régime égyptien. Cet « intérêt » qui justifie de condamner la dictature de Bachar al-Assad tout en soutenant celle d’Abdel Fattah al-Sissi, de prétendre lutter contre l’islamisme tout en soutenant le régime saoudien.

Voir un gage de stabilité dans un régime soutenu à bout de bras par les gérontocraties pétrolières du Golfe, un régime dont le président renchérit sur la répression exercée par son prédécesseur, lui-même déposé quatre ans plus tôt par un gigantesque mouvement populaire inattendu, relève de la haute voltige intellectuelle. Comme l’a rappelé justement le célèbre défenseur des droits de l’Homme égyptien Bahey el-Din Hassan dans les colonnes du New York Times, l’idée d’une Égypte autoritaire mais stable et forte, qui assurerait le contrôle de son territoire et serait la clé de voûte de la sécurité régionale, est un mythe. C’est en Syrie et en Irak, rappelle-t-il, dans les pays qui ont été soumis aux pires décennies de répression politique et où des régimes autoritaires ont démantelé méthodiquement les institutions d’État, que l’avènement de Daech a été rendu possible.

Quinze ans de « guerre contre le terrorisme » se sont soldés par un échec cinglant au terme duquel les jihadistes ont mis la main sur des pans entiers de la Syrie, de l’Irak et du Yémen. Aujourd’hui présents en Libye et au Nigeria, ils menacent ouvertement les villes européennes et américaines. Quatre millions de réfugiés syriens ont fui leur pays, soumis à une boucherie menée par Bachar al-Assad, véritable défi à la stabilité régionale. La Méditerranée est devenue un vaste cimetière où près de 2 000 demandeurs d’asile fuyant la guerre, la répression et la misère, ont trouvé la mort en moins de sept mois (trente fois plus que l’année dernière à la même période).

Soutenir des dictatures sous prétexte de sécurité et de stabilité n’est pas seulement une preuve de mépris pour les peuples de la région, c’est surtout un déni criant des réalités régionales. N’en déplaise aux thuriféraires d’un « néoréalisme » sécuritaire : la défense des droits de l’Homme a été, en 2011, la pierre angulaire du plus important mouvement de masse de l’histoire du monde arabe moderne.

Le gouvernement français semble désormais soutenir une équation nauséabonde et trompeuse qui opposerait une diplomatie des intérêts à une diplomatie des valeurs, la sécurité –y compris celle de l’emploi d’un fonctionnaire de la Défense ou d’un ouvrier de Saint-Nazaire–, au droit à la vie d’un opposant égyptien.

L’intérêt national des Français comme des Européens, est aussi défini par la Déclaration universelle des droits de l’Homme, il a la particularité d’être universel : la liberté et l’égalité de tous les êtres humains.

Il est impossible de gagner le long combat contre le terrorisme dans la région sans s’assurer que le droit à la dignité, à la sécurité et à l’intégrité physique des citoyens arabes a la même valeur que celui de n’importe quel citoyen européen : qu’il est inaliénable et fondamental.

Il est impossible à la France comme à l’Europe de prétendre consolider durablement leur influence sans comprendre dans la défense de leurs intérêts celle, obstinée, quotidienne, des valeurs universelles et des millions de citoyens qui s’en prévalent au prix fort.

Françoise Dumont, présidente de la LDH,
Karim Lahidji, président de la FIDH

02/08/2015

Surveillance de tous les citoyens : le gouvernement a désormais carte blanche

Lorsqu'un État s'attribue les pleins pouvoirs, les libertés publiques sont-elles protégées ? Comment appelle-t-on le type de régime qui met en pratique cette façon de "gouverner" ?...

A Manosque, la LDH avait mobilisé autour de la loi "Renseignement" et avait envoyé un courrier aux parlementaires pour qu'ils s'abstiennent d'aller à l’encontre des recommandations tous azimuts qui leur parvenaient. Le 30 avril, une réunion publique se tenaient dans la petite salle du théâtre Jean Le Bleu pour en exposer le détail suite à une série de notes diffusées ici : 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 ....

loi renseignement

Réponse du sénateur et ...

Réponse de la LDH de Manosque à Jean-Yves ROUX, Sénateur des AHP :

Monsieur le Sénateur,

Nous vous remercions pour votre courrier en retour qui fait suite au vote de la Loi Renseignement (24/06) laquelle a motivé nos interrogations et alarmes sans que cela puisse, hélas,  influer sur votre détermination à soutenir une loi liberticide digne d'un État totalitaire type « 1984 », ni vous amener à imaginer les répercussions désastreuses qu’elle peut entraîner.

Si, au terme de l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il est admis que ce dernier puisse concourir par lui-même à l’élaboration de la loi, encore faudrait-il pour cela qu’il soit entendu et que ses arguments soient projetés dans le débat.
Or de « débat » il n’y eut pas et nous regrettons sincèrement que vous n’ayez pu prendre part à celui que nous avions organisé localement avec Maryse Artiguelong (30/04), co-animatrice de l’Observatoire des Libertés et du Numérique. Vous auriez pu y confronter votre point de vue en toute indépendance et cela nous aurait éclairé sur l’idée que vous vous faites des libertés individuelles.

L’avis du Conseil Constitutionnel (23/07), saisi par le président de la République, et qui n’a censuré le texte qu’à la marge ne devrait pour autant pas vous conforter dans votre aveuglement.
En refusant d'instaurer un contrôle effectif des services de renseignement, le Conseil Constitutionnel consacre en fait et de fait un recul historique de la vie privée et de la liberté de communication. Il contribue ainsi à saper encore un peu plus les fondements même de la démocratie.

C’est aussi ce que constate le Comité des droits de l’homme de l’ONU dans son rapport  du 21 juillet dernier lorsqu’il préconise que l’État devrait « veiller (…) à garantir l’efficacité et l’indépendance du système de contrôle des activités de surveillance, notamment en prévoyant que le pouvoir judiciaire participe à l’autorisation et au contrôle (…) ».
D’où cette question : … Pourquoi donc le pouvoir judiciaire est-il absent du dispositif ? …

Quant à la menace terroriste dont vous tirez argument, vous comprendrez bien qu’à trop vouloir l’agiter, on finisse par la banaliser ou par l’attiser sans pour autant s’offrir de moyens de la conjurer.
Mais là n’est sans doute pas le problème de l’actuel pouvoir exécutif dont vous semblez être étonnamment tributaire !…

Nous vous prions de recevoir, Monsieur le Sénateur, etc, etc.

Surveillance de tous les citoyens : le gouvernement a désormais carte blanche
(Communiqué national de la LDH)

Le Conseil constitutionnel a rendu, jeudi 23 juillet, une décision historique par son mépris des libertés individuelles, du respect de la vie privée et de la  liberté d’expression. Les « sages » ont choisi de faire l’économie d’une analyse réelle de la proportionnalité des lois de surveillance et démontré ainsi leur volonté de ne pas enrayer le jeu politique, pour finalement endosser le rôle de chambre d’enregistrement.

Pourtant, le Conseil constitutionnel avait reçu de nombreuses contributions des organisations citoyennes, via la procédure de la porte étroite, appelant à une analyse en profondeur de la loi et une censure de nombreuses dispositions, à commencer par les trop nombreuses et trop larges finalités.  Bien sûr, le Conseil constitutionnel donne les limites de chacune des finalités, en renvoyant aux différents articles des différents codes (pénal et de procédure pénale, de la défense et de la sécurité intérieure). Toutefois ces finalités restent si larges que toute « atteinte à l’ordre public », comme la participation à une manifestation, peut faire l’objet d’une technique de renseignement. Ainsi, il reviendra aux services de renseignement puis à la CNCTR de définir dans l’urgence ce qui entre dans le champ des finalités, sans aucun contrôle judiciaire.

Par ailleurs, la validation de la mise à l’écart du juge affaiblit profondément le principe de séparation des pouvoirs, qui constitue pourtant une garantie démocratique fondamentale. Le juge judiciaire, garant des libertés individuelles, est totalement écarté. Quant au Conseil d’État, il pourra en principe être saisi de plaintes par les citoyens, concernant des procédures qui leur sont inconnues, puisque secrètes par nature. C’est dire si l’on est loin d’un droit de recours effectif!

Sur les techniques de renseignement, le Conseil constitutionnel choisit la démonstration par la tautologie : pur écho au gouvernement, il affirme que « ces dispositions ne portent pas une atteinte manifestement disproportionnée au droit au respect de la vie privée ». Quant aux risques liés au fonctionnement des algorithmes et aux faux-positifs, il se garde bien d’en mesurer les effets.

Le Conseil constitutionnel ne s’inquiète pas davantage du secret professionnel des avocats et parlementaires ou du secret des sources des journalistes. Il ne craint pas d’écrire que la collecte des métadonnées, dès lors qu’il ne s’agit pas du contenu des correspondances, ne porte pas atteinte au droit au secret des correspondances et à la liberté d’expression. Ainsi, il fait fi de la quasi-impossibilité de déterminer, par avance, si les données interceptées relèvent d’échanges professionnels ou personnels.

Ce n’est pourtant pas faute d’arguments juridiques étayés, ni de décryptages techniques mis à sa disposition par de nombreux mémoires - http://www.fdn.fr/pjlr/amicus1.pdf ou http://www.ldh-france.org/wp-content/uploads/2015/07/Obse....
Pour n’avoir pas voulu voir la réalité concrète d’une terminologie nébuleuse – ce que sont, et ce que produisent un IMSI catcher ou une « boîte noire » – et pour n’avoir pas voulu la confronter, dans une analyse systématique, avec les articles de la Constitution qui consacrent pourtant la séparation des pouvoirs, le secret des correspondances et le droit au respect de la vie privée, le Conseil constitutionnel signe ici une double démission.


Ce ne sont finalement que les quelques dispositions qui crient à l’inconstitutionnalité – dont la surveillance internationale sans aucun contrôle de la CNCTR – ou qui heurtent des principes purement formels – une disposition budgétaire que l’on devra ranger dans la loi de finance plutôt que dans une loi ordinaire – qui ont retenu l’attention de la plus haute juridiction française. Le message est clair : le Conseil constitutionnel n’est pas un frein au « progrès décisif » (selon l’expression de Manuel Valls) que constitue la surveillance généralisée de la population.

L’Observatoire des libertés et du numérique condamne fortement cette dérive vers une société panoptique où tous les citoyens seront susceptibles d’être surveillés, et qui témoigne du naufrage d’un pouvoir aux abois prêt à bafouer les valeurs fondamentales de la République et œuvrant contre l’intérêt de tous en manipulant les peurs. Cette défaite doit résonner comme un appel pour tous les citoyens : mobilisons-nous toujours plus pour défendre nos libertés !

Signataires : Observatoire des libertés et du numérique (OLN) (Cecil, Creis-Terminal, LDH, La Quadrature du Net, Syndicat de la magistrature, Syndicat des avocats de France)

Paris, le 29 juillet 2015

01/08/2015

Exil

Exil par Angélique Ionatos, août 2015

Les poètes sont en exil. Dans notre monde soumis à une nouvelle barbarie, celle de la ploutocratie, il faut les interroger pour retrouver la mémoire et l’utopie tout à la fois. Ce sont eux qui veillent sur notre humanité.

Ma « belle et étrange patrie (1) », qui a déposé une terre si fertile sur mes racines, m’a enseigné que la poésie depuis toujours nourrit le chant. Et ce chant peut devenir un cri.

Exil, Angelique Ionatos
Abdallah Benanteur, Odysseus Elytis, Poèmes, 2004. Livre en feuilles, poèmes en français

 

C’est le hasard qui nous fait naître dans un pays plutôt que dans un autre. Et c’est l’exil qui nous fait prendre conscience de notre identité culturelle.

Je n’ai pas choisi l’exil ; je l’ai subi et j’en ai souffert.
Pour m’intégrer —donc pour survivre— sur la terre « d’accueil », il m’a fallu pour quelque temps renoncer à mon identité. Et, pour commencer, il fallait apprendre la langue étrangère, sinon on n’existe pas.

 
Notre monde occidental est, à tort ou à raison, logocentrique. Il s’installe donc une distance (physique et mentale) entre nous, expatriés, et notre pays d’origine. C’est précisément cette distance qui nous dispensera au fil du temps des richesses insoupçonnées. Entre autres, celle de la redécouverte de notre patrie.

Ce qui m’a aidée à supporter l’exil lorsqu’il devenait trop lourd, ce fut la poésie. « Grecque me fut donnée ma langue, humble ma maison sur les sables d’Homère. Unique souci ma langue sur les sables d’Homère (2). »

Lorsque j’ai enfin commencé à bien comprendre et parler le français, j’ai pu me tourner vers le grec et le redécouvrir dans toute sa beauté, sa singularité, sa richesse et sa liberté.

En 1992, je recevais d’Odysseus Elytis un petit livre à la couverture bleue cartonnée, dont le titre était gravé en rouge. Sous le titre, il y avait le dessin d’une sirène tenant dans une main un bateau et dans l’autre un poisson. Le poème s’intitulait « Parole de juillet » (3). Ce titre a tout de suite sonné dans ma tête comme « Parole d’honneur ! ».

Et j’ai commencé à le mettre en musique. C’est devenu une élégie ; mais une élégie solaire. La couleur du deuil serait blanche. Le thrène (4) se déroulerait en plein midi avec la déloyale et stridente concurrence des cigales. « Une cigale qui a su convaincre des milliers d’autres, la conscience éblouissante comme un été (5). »

Voici les premiers vers de « Parole de juillet » : « Mesuré est le lieu des hommes, et les oiseaux ont reçu le même, mais immense ! » Et plus loin : « Le Soleil sait. Il descend en toi pour regarder. Car l’extérieur n’étant que reflet, c’est dans ton corps que la nature demeure et de là qu’elle se venge. Comme dans une sauvagerie sacrée pareille à celle du lion ou de l’Anachorète Ta propre fleur pousse que l’on nomme Pensée. »

Depuis quelques mois, mon pays se trouve au cœur de l’actualité. J’entends et je lis des commentaires qui souvent me blessent. Or je connais la situation tragique dans laquelle se trouvent mes compatriotes, pour l’avoir vue de près. Dans ma ville, Athènes, où les murs crient leur misère, mais aussi dans ma propre famille. L’humiliation est terrible ! C’est pour cela que j’ai eu le désir de parler des poètes, ces autres exilés. J’ai eu le désir de remettre leur parole au cœur de cette tourmente. Et de vous en faire cadeau.

Le premier devoir d’un artiste est de témoigner de son temps. Et de résister ! « Chacun selon ses armes », dit le poète Elytis. Pour redonner espoir et dignité.

Souvent je me sens découragée parce qu’impuissante face à tant de malheur. Parfois même je suis tentée de me taire.

Alors, je lis mes poètes. Leurs mots jamais ne s’oxydent à l’haleine du désespoir. Leur parole est politique et souvent prophétique. Et voilà que l’espoir revient comme « un chant de maquisard dans la forêt des aromates (6) ».

Angélique Ionatos

Chanteuse, guitariste et compositrice. Elle a quitté la Grèce des colonels en 1969.

(1) Titre d’un poème d’Odysseus Elytis (1911-1996), poète grec, Prix Nobel de littérature 1979.

(2) Odysseus Elytis, Axion Esti, Gallimard, Paris, 1996 (1re éd. 1987).

(3) Du recueil Les Elégies de la pierre tout-au-bout, 1991.

(4) Lamentation chantée lors des funérailles.

(5) Odysseus Elytis, poème Glorificat.

(6) Níkos Gátsos (1911-1992), Amorgos, Desmos, Paris, 2001.