État d’urgence ou pas, la loi est la même pour tous. Mais, état d’urgence ou pas, elle s’applique de façons différentes. Ces différenciations sont de divers ordres, notamment territorial ; et elles sont d’autant plus prononcées que leur mise en œuvre dépend du pouvoir administratif. Ce qui, justement, est le cas de l’état d’urgence.
Mieux vaut habiter la Lozère que le Val-d’Oise, et la Creuse que l’Essonne. C’est en tout cas ce qui ressort des – maigres – données disponibles sur le bilan des perquisitions et des assignations à résidence ordonnées par les préfets depuis le 13 novembre dernier. Rappelons que plus de 3 000 des premières et 481 des secondes n’ont finalement débouché que sur quatre mises en examen pour faits associés au terrorisme. Le décalage impressionnant entres les moyens déployés et les résultats obtenus invite à interroger l’ensemble du dispositif et ses mécaniques internes. Il est de fait important de déterminer la réalité des pratiques concrètes de ces opérations si l’on veut se faire une opinion sur la légitimité de leur reconduction.
Or, c’est de cela qu’il est aujourd’hui question avec, d’une part, le projet de faire entrer l’état d’urgence dans la Constitution et, d’autre part, un projet d’une nouvelle et énième loi antiterroriste.
Les variations territoriales de l’état d’urgence, ou le pouvoir discrétionnaire des préfets
On doit à un travail de bénédictin mené par la rédaction du journal Libération les quelques chiffres disponibles à cet égard [1]. Le résultat dépendant de la bonne volonté des préfectures, il est difficilement exploitable statistiquement. Mais il s’en dégage sans conteste un formidable constat d’inégalité territoriale. Une inégalité sans lien aucun avec un « taux de terrorisme » supposé mais qui a tout à voir avec la « personnalité » de celui qui a la charge de l’ordre, à savoir le préfet. Ceux des deux départements du Territoire de Belfort et du Val-d’Oise ont ainsi fait preuve d’un zèle remarqué. Le premier a enregistré un nombre de perquisitions trois fois supérieur à celui des départements limitrophes et très au-dessus de la moyenne. Le second a livré sa vision de l’état d’urgence au journal Le Monde, déclarant que « le principe de ces perquisitions, c’est de taper large » [2]. C’est après quelques-unes de ces « tapes » val-d’oisiennes que le ministre de l’Intérieur avait jugé utile de rappeler, par voie de circulaire datée du 25 novembre, qu’une porte pouvait être ouverte par « voie naturelle » plutôt qu’être défoncée… Sur un autre mode, mais qui confirme les espaces d’interprétation « poétique » dont bénéficie le pouvoir administratif en ces circonstances, le préfet de la Gironde a pu ordonner des perquisitions chez des militants écologistes et quelques maraîchers bio, sans doute jugés turbulents, voire même peut-être agaçants, mais sans lien aucun avec le terrorisme.
La disparité départementale ne s’explique pas que par le jeu des personnalités – forcément diverses – des préfets : elle s’enracine dans les textes eux-mêmes. Les critères autorisant les perquisitions sont, en effet, extrêmement larges et propres à interprétation. Cette latitude a ouvert grand la porte à un effet d’aubaine ; les forces de police ont ainsi mis à profit l’état d’urgence pour solder des comptes et mettre quelques pendules à l’heure avec une famille rom, avec des réfugiés tchétchènes, avec le julot du bar d’à côté. L’adage selon lequel mieux vaut quelques innocents poursuivis plutôt qu’un coupable en liberté a ainsi joué à fond et, selon le constat de Jean-Jacques Urvoas, alors président de la commission des lois, un bon nombre de ces perquisitions ont concerné des « objectifs nettement moins prioritaires ».
Cet effet d’aubaine lui-même s’est tari. Les chiffres publiés par la commission des lois attestent ainsi d’une baisse constante du nombre de perquisitions et d’assignations à résidence, par épuisement des cibles et des objectifs stratégiques.
Ce constat grossier d’inégalité mériterait évidemment d’être affiné par territoire, ville, quartier. En son absence, on peut assez raisonnablement inférer de l’expérience que certains lieux ont été plus visés que d’autres, en fonction de critères participant davantage de clichés dominants [3] que d’un travail de bonne police. Il ne s’agit certes que d’une intuition, mais la « défonce » à coups de bélier du restaurant Pepper Grill, sis à Saint-Ouen-l’Aumône, se serait-elle déroulée de la même façon si elle s’était située dans le centre de Paris ou de Lyon, et si le grill en question n’avait pas été hallal ? La question peut évidemment être versée au rayon triste mais inévitable des « pertes collatérales », selon la théorie qui veut que lorsqu’on met en branle les forces de police, on casse quelques œufs, même si l’idée n’était pas initialement de faire une omelette. On pourrait – à la rigueur et en ne se montrant pas très exigeant sur les principes – s’accommoder de cette vision, à défaut de s’en satisfaire. On le pourrait s’il était envisageable de s’inscrire dans la perspective d’un « plus jamais ». Mais c’est malheureusement loin d’être le cas.
Un pouvoir à l’étendue imprécise et peu contrôlable
Car il est fortement question de prolonger l’état d’urgence, tout en le constitutionnalisant. Pour la Ligue des droits de l’Homme, il n’y a là que périls. Le plus évident tient à ce que l’état d’urgence n’a aucunement fait la preuve de son efficacité dans la durée. Autant l’on peut comprendre qu’il soit décrété dans des circonstances très particulières et pour une période limitée dans le temps, autant sa prorogation est duplice. Elle vise à faire croire que des mesures efficaces sont prises face au risque terroriste, que cet état d’urgence est, en soi, protecteur. C’est aussi inexact que de prétendre que le plan Vigipirate nous a prémunis depuis 1978 du risque d’attentats… Cette focalisation sur le spectaculaire stérilise les vrais débats qu’il nous faudrait avoir sur les nécessaires réorientations du travail de police, dans une toute autre direction que celle prise, par exemple, pour la récente loi sur le renseignement, qui privilégie l’écoute de masse plutôt qu’un travail de terrain. Elle s’accorde avec la terrible déclaration de Manuel Valls selon laquelle « expliquer, c’est déjà un peu excuser ». Tout cela concourt à entraver l’adoption de mesures prenant en compte la dimension complexe et globale du phénomène terroriste.
La perspective d’une constitutionnalisation de l’état d’urgence participe de la même illusion problématique. Glissons sur le fait pourtant préoccupant qu’une telle réforme soit proposée durant l’état d’urgence, justement à un moment de démocratie limitée, pour venir alourdir un édifice déjà riche de l’article 16 et de l’état d’exception, sans compter celles contenues par la loi. Car les mesures sécuritaires existent ; elles ne cessent de se multiplier, au point qu’on a pu entendre, à plusieurs reprises, des responsables politiques de premier plan proposer la création de mesures… déjà existantes.
Si la loi constitutionnelle devait être adoptée par les deux chambres et en Congrès dans les termes de ce projet, certaines dispositions seraient gravées dans le marbre et ne pourraient être modifiées que par une nouvelle réforme constitutionnelle [4]. Il s’agit notamment de savoir qui est habilité à déclarer l’état d’urgence, pourquoi, et sur quel champ. Qui ? L’exécutif. La réponse au « pourquoi ? » est particulièrement vague : « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ou « événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Enfin, la détermination de l’étendue du champ d’application territorial de l’état d’urgence n’est soumise à aucun critère objectif établissant une corrélation expresse avec la nature du péril ou des événements invoqués. Ainsi, en 2005, le Président de la République déclare un état d’urgence étendu à l’ensemble du territoire métropolitain face à de simples émeutes urbaines, et non face à une situation de guerre civile ou de tentative de coup d’État. Qu’en sera-t-il demain, alors même que l’horizon démocratique s’annonce menacé par des formations politiques opposées aux valeurs de la République ?
Au-delà de ces considérations, que l’on pourrait qualifier d’étroitement juridiques, se pose une autre question, décisive : celle du contrôle. Disons, pour simplifier, qu’il est remis entre les mains du juge administratif, autant dire entre des mains fragiles et inadéquates. Il faut, en effet, rappeler – là encore, sans vouloir faire trop juridique – que le contrôle réalisé par le juge administratif vis-à-vis de mesures de police administratives issues de la loi s’avère extrêmement réduit, voire quasi inexistant. Le garant des libertés individuelles, selon la constitution, c’est le juge judiciaire qui est à ce titre porteur d’un pouvoir s’exerçant en amont du pouvoir administratif. Le juge administratif n’intervient qu’a posteriori et avec une capacité moindre [5]. On imagine ce qu’il en sera lorsque ces mesures bénéficieront de la légitimité constitutionnelle. Enfin, la question de la durée est posée d’une façon qui n’est guère rassurante. Effectivement, le projet de réforme constitutionnelle prévoit seulement qu’elle « en fixe la durée » sans autre précision. Ce qui signifie qu’il serait alors possible de proroger plusieurs fois l’état d’urgence, le projet de loi ne conditionnant pas explicitement cette prorogation à la persistance des circonstances qui ont motivé l’application. Bref, c’est la porte ouverte à un état d’urgence permanent…
Menaces sur les libertés individuelles
Dans ce cadre général, les libertés individuelles seraient ramenées à un état d’extrême précarité. À titre d’exemple, les textes laissent apparaître la volonté claire d’approfondir les contrôles d’identité et la capacité de retenue, même des personnes ayant justifié de leur identité. L’assignation à résidence – qui est concrètement une lourde privation de liberté – serait banalisée, y compris à l’encontre de militants, syndicaux ou associatifs, au seul titre de « nécessités opérationnelles », autrement dit parce que les forces de police seraient trop occupées par ailleurs pour prendre le risque d’avoir à les surveiller…
Corrélativement à ce projet de réforme constitutionnelle, une nouvelle loi antiterroriste est annoncée. Or, cette nouvelle loi reconduit, elle aussi, les pires aspects de l’état d’urgence, avec à la clé la même douteuse efficacité. Cette réforme de procédure pénale vise, elle aussi, à renforcer les pouvoirs de police, en dehors de tout état d’urgence ; elle accroît les compétences des préfets en les « libérant » des lourdeurs de la loi. C’est ainsi que, en cas de suspicion d’activité terroriste, ils pourraient faire fouiller les bagages, les voitures, contrôler les identités, voire retenir, quatre heures durant, une personne ayant une pièce d’identité. Là encore, le contrôle mis en avant par le gouvernement est celui du juge administratif. Le problème est que ce juge administratif n’intervient qu’a posteriori et uniquement sur recours de plaignants. Or, pour des raisons assez facilement compréhensibles, nombre de personnes renoncent à faire valoir leur bon droit ; à titre de réflexion, 10 % seulement des 400 assignations à résidence décrétées durant l’état d’urgence ont fait l’objet d’un recours. Par ailleurs, ce juge ne peut guère intervenir qu’en cas d’atteinte « grave et manifestement illégale ». Ce « manifestement » est lourd à gérer ; car, en cas de doute, l’intervention n’est pas légitime. Tout ceci apparaît d’autant plus insuffisant que les marges de manœuvre de la police, elles, sont élargies. Ainsi, il suffira au ministre de l’Intérieur d’avoir des « raisons sérieuses » de penser qu’une personne s’est déplacée pour des raisons liées au terrorisme, ou même a tenté de se rendre sur le théâtre d’opérations terroristes, pour justifier son assignation à résidence. D’une culture juridique de la preuve ou d’un faisceau de présomption, on accentue le passage à une culture de suspicion, où le soupçon suffit à faire preuve. Dans les faits, l’enquête prend alors très souvent la forme de notes blanches des services, documents non datés, non signés, valant à peine mieux qu’une lettre anonyme…
Tout se passe donc comme si les attentats meurtriers de ces derniers mois servaient d’accélérateur à la mise en œuvre de projets liberticides, participant d’une logique de renforcement du pouvoir administratif, voyant ses pouvoirs élargis sans qu’il y ait besoin de justifier d’un délit. Ce glissement n’a pas commencé après les attentats mais avant. Il traduit une volonté de marginalisation du pouvoir judiciaire, que son indépendance rend suspect aux yeux du pouvoir politique, et des droits démocratiques, par définition suspects, puisque faisant prévaloir le débat critique sur l’ordre établi.