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14/09/2016

Correa, une première

Les ânes ont soif - Opération Correa - 1er épisode

Les grands médias français ont boudé le dernier séjour en France du président équatorien Rafael Correa. En novembre 2013, aucune radio ni chaîne de télévision hexagonale n’a évoqué son étonnant bilan social et économique. Depuis son arrivée au pouvoir, en 2007 le gouvernement Correa n’obéit plus au FMI, ce qui a permis à l’Equateur de se sortir par le haut du pétrin dans lequel il s’enfonçait : pas de coupes dans les dépenses publiques mais des programmes de redistribution qui ont fait chuter le taux de pauvreté et les inégalités sociales ; pas de dépouillement des droits sociaux par un patronat tout-puissant mais des investissements publics dans l’éducation publique gratuite, dans la santé, dans le logement...
L’alternative qui se joue en Equateur est-elle un simple mirage ou un modèle susceptible d’allumer quelques flammèches à notre horizon ? Pierre Carles et son équipe démarrent leur enquête sur « le socialisme du XXI° siècle » promu par Rafael Correa avec ce premier volet consacré au traitement médiatique de cette politique non orthodoxe.

 

Pour financer le deuxième épisode ...

On revient de loin – Opération Correa Épisode 2

 

Nardo_Bulletin info1

 

1h41min – HD – 16/9e – Stéréo
visa d’exploitation n° 144078
Sortie prévue au cinéma à l’automne 2016… mais nous sommes à la recherche de moyens pour finir le film.

 

05/07/2016

Deuxième droite

PS ..., « une droite authentique et pas seulement une gauche en toc ».
Du coup, la première droite n'aura plus le choix, en aurait-elle envie, et versera dans la surenchère.

Jean-Pierre Garnier, Louis Janover, La deuxième droite, Marseille, Éditions Agone, coll. « Contre-feux », 2013, 316 p., 1ère ed. 1986, préf. É. Sevault, T. Discepolo, ISBN : 9782748901856.

deuxieme droite, gauche en toc

Sarkozy en rêvait, Hollande l’a fait
Bilan de la deuxième droite à mi-parcours (1)

Sur le front économique, avec ses retombées « sociales », ce n’est pas un « recul », comme le déplorent des « observateurs » dont les intentions sont aussi bonnes que la vue est courte, mais une offensive néo-libérale tous azimuts qui vient renforcer, depuis les hautes sphères étatiques, celle que mène la bourgeoisie transnationale depuis les années 1970.

Dès novembre 2012, un « pacte de compétitivité » avait été mis sur orbite, que François Hollande plaçait sans rire sous le signe d’un « socialisme de l’offre » alors qu’il s’agissait d’un pacte avec le capital aux dépens des travailleurs à qui l’on n’offrira que de nouvelles amputations à leur pouvoir d’achat. En guise de justification, ils auront droit à une trilogie, qui va leur être resservie tout au long des mois suivants : résorption de la dette, diminution des dépenses publiques et restriction budgétaire. Sauf pour les entrepreneurs, qui vont bénéficier de « cadeaux » en tous genres, à faire rituellement pousser des cris d’orfraies à la CGT, aux journalistes de L’Humanité et au leader du Parti de gauche. L’argumentation est toujours la même : il faut d’abord « relancer l’économie ». Pour ce qui est de la redistribution, on verra plus tard. C’est-à-dire aux calendes grecques.

En septembre 2013, François Hollande inaugure son septennat en faisant ratifier le traité européen de discipline budgétaire puis la loi organique mettant en œuvre l’inique « règle d’or » de retour à l’équilibre des finances publiques, qu’il avait longtemps vitupérée, en croyant tempérer cette capitulation par un additif dérisoire sur la « croissance ». En janvier 2013, un accord national interprofessionnel (ANI), dit de « sécurisation de l’emploi », est signé par les syndicats patronaux et trois syndicats minoritaires de salariés, que le gouvernement, appuyé par son parti godillot mais aussi par les parlementaires de l’UMP et du Modem, s’efforcera tout au long de l’année de transposer en loi. Un « compromis historique » à la mode « hollandaise » qui avait pour but, en réalité, de « flexibiliser le marché du travail » au profit des entreprises et, plus largement, de parachever la mise en pièces du droit du travail.

L’année 2014 a démarré sur les chapeaux de roue en matière d’austérité avec le « pacte de responsabilité », qui réduit une nouvelle fois les charges pesant sur les entreprises.  D’ici 2017, 30 milliards d’euros par an seront alloués à la baisse du « coût du travail », en incluant les 20 milliards déjà accordés dans le cadre du crédit d’impôt compétitivité emploi (Cice). Un pacte accueilli d’autant plus favorablement par le Medef que celui-ci en était l’inspirateur. De fait, cette nouvelle baisse des charges, associée à la hausse de la TVA appliquée au 1er janvier 2014, sert de substitut à une dévaluation, rendue impossible par l’euro. François Hollande met ainsi en branle la « TVA sociale » que Nicolas Sarkozy proposait en 2007 mais qu’il n’avait pas voulu ou osé mettre en œuvre durant son quinquennat.

À ce bilan provisoire de la gauche de gouvernement, globalement positif pour le capital, on pourrait évidemment ajouter les privatisations, dans la lignée du gouvernement de Lionel Jospin qui, aidé du ministre de l’Économie et des finances Dominique Strauss-Kahn, avait battu tous ceux de droite dans ce domaine. Mentionnons, au crédit ou au débit du tandem Hollande-Ayrault et de leurs compères « socialistes », quelques privatisations partielles : la cession en deux fois d’environ 8 % du capital de Safran, de 3,66 % du capital d’EADS, de 9,5 % du capital d’Aéroport de Paris puis, la dernière en date officiellement répertoriée, de 1 % du capital d’Airbus Group (anciennement EADS). On peut aussi aussi évoquer la déclaration de Arnaud de Montebourg en avril 2013 en faveur d’une diminution la participation de l’État dans certaines entreprises, sans les nommer, telles EDF et GDF-Suez. Une intention publiquement relayée par Jean-Marc Ayrault un mois plus tard.

On objectera peut-être que le résultat est assez maigre comparé aux prouesses de Jospin et de DSK. Mais ceux-ci étaient d’autant plus difficiles à concurrencer qu’il ne restait pas grand chose à grignoter en 2012 pour le secteur privé. Encore qu’il ne faille pas oublier la privatisation rampante des services publics qui, elle, continue d’aller bon train. De la Poste à la SNCF « modernisées » aux hôpitaux « rationalisés » et à la « Sécu » semi privatisée de facto par la généralisation obligatoire de la complémentaire de santé pour tous les salariés ; en passant par l’Université, où la loi Fioraso, dans le prolongement de la LRU, vise à créer un véritable marché concurrentiel de l’enseignement supérieur et à en faire un sous-traitant de la recherche et du développement des entreprises privés, tout en fournissant au patronat local, par la généralisation de l’alternance, une main-d’œuvre docile et à bas coût. Ainsi Hollande et ses séides n’ont-ils pas ménagé leur peine pour continuer à transformer les usagers des services publics en « clients ».

« J’ai toujours soutenu l’approche de François Hollande sur toutes les question économiques et sociales car c’est une approche de dialogue, de concertation réelle », se félicitera Laurence Parisot en juin 2013 au moment où le gouvernement s’apprêtait à faire reculer l’âge de la retraite et allonger la durée des cotisations ; « réforme » devant laquelle Sarkozy avait reculé par crainte de voir les salariés descendre une nouvelle fois dans la rue, encore plus nombreux et plus « remontés ». L’ancienne présidente du MEDEF avait effectivement de quoi se réjouir. Reste à savoir si les réjouissances dont la deuxième droite ne cesse de régaler le patronat depuis son retour au pouvoir pourront durer éternellement.

À force de voguer toutes voiles dehors sur « les eaux glacées du calcul égoïste » (comme aurait dit Marx), celui de l’actionnariat mondial en l’occurrence, le « capitaine de pédalo » pourrait bien finir un jour par entrer dans la « zone des tempêtes » promises par Jean-Luc Mélenchon. À la longue, en effet, le durcissement continuel des conditions de vie des travailleurs et des chômeurs, auxquels on peut ajouter la situation d’une jeunesse sans avenir et de retraités désespérés, risque de provoquer de plus en plus de remous. Exaspérées par la collusion avec les capitalistes de ce qu’il faut bien appeler une « deuxième droite », lassées par des grèves et des manifestations à répétition et sans résultats, une partie des classes populaires pourraient en venir à choisir la voie de l’illégalisme pour exprimer leur refus et même entrer en résistance. En se mettant à bloquer les rues, à lancer des projectiles sur la police, à encercler et occuper des édifices officiels ou à en brûler d’autres pour se faire entendre des autorités restées sourdes à leurs protestations et revendications pacifiques.

D’où une question : la montée probable de la défiance voire de l’hostilité populaires vis-à-vis des « élites » au pouvoir peut-elle déboucher sur l’ouverture d’une période pré-insurrectionnelle ? Sans doute est-ce là, de la part de ce qui reste de la gauche progressiste, prendre ses désirs pour la réalité. Il semble toutefois que les gouvernants actuels, chargés, comme le veut la mission « régalienne » de l’État, toutes couleurs politiciennes confondues, de préserver l’« ordre public », autrement dit l’ordre social, n’écartent pas non plus cette hypothèse. Incarnée par le locataire actuel de la place Beauvau, la politique menée sur le front intérieur fait, en tout cas, encore monter d’un cran la criminalisation à laquelle recouraient ses prédécesseurs à l’égard des plus faibles ou des plus récalcitrants.

L’hystérie répressive de Manuel Valls, tout d’abord, vaut largement celle de Nicolas Sarkozy quand il occupait la même fonction. Et pour la même raison : jouer la carte sécuritaire pour accéder à la charge supême. Mais, au-delà ou en-deçà des ambitions personnelles, c’est la mise en place d’un État où l’exception, en matière de répression, tend à devenir la règle, que la deuxième droite poursuit avec une ardeur que pourrait lui envier la première.

Passons rapidement sur les expulsions de sans-papier, de Roms ou de squatteurs. Le palmarès de Manuel Valls, à cet égard, mais aussi de certains maires de la fausse gauche, Front de gauche compris, vaut largement celui de Brice Hortefeux ou de Claude Guéant et des maires de la vraie droite. Et les discours de légitimation à connotations ouvertement racistes accompagnant ce nettoyage socio-ethnique aussi. Qu’on se souvienne, l’exemple venant des sommets de l’État, de Manuel Valls déambulant entre les étalages d’une brocante populaire dans sa commune d’Évry pour déplorer « l’image que ça donne de la ville »  renvoyant aux marchands et aux clients d’origine africaine ou maghrébine. Et le ministre de l’Intérieur de suggérer, dans la foulée, sur le mode de la plaisanterie, qu’on y mette, pour améliorer cette image, « plus de blancs, de white, de blancos ». Ou le même expliquant que les Roms « ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation», et qui donc « ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie ». Des propos qui lui valurent une plainte du MRAP pour incitation à la haine raciale, classée sans suite, comme il faillait s’y attendre.

Aujourd’hui comme hier, cependant, l’ennemi principal demeure, pour le moment, le « racailleux de cité ». Comme de coutume, la deuxième droite se devait de surenchérir sur la première quant aux moyens de le neutraliser. À peine constitué, le gouvernement de Jean-Marc Ayrault annonçait durant l’été 2012 la création de « zones de sécurité prioritaire » (ZSP), territoires recouvrant les territoires urbains jugés les plus « sensibles », qui « bénéficieront » à ce titre d’un quadrillage renforcé par des gendarmes ou des policiers supplémentaires. En novembre de la même année, Manuel Valls en rajoutait une louche avec l’ajout de 49 nouvelles ZSP. Et pour terminer l’année 2013 en beauté, ce sont 19 autres qui viendront le 11 décembre compléter le lot.

Imputer au seul Manuel Valls cette pulsion sécuritaire serait néanmoins à la fois injuste et erroné. Il est parfaitement représentatif de la mentalité des caciques du PS confrontés aux désordres générés par leur propre soumission au nouvel ordre néolibéral. Ainsi les candidats « socialistes » à la succession de Jean-Claude Gaudin à la tête de la municipalité profiteront-ils de la campagne des primaires au sein du parti, en septembre 2013, pour montrer qu’en matière de « sûreté urbaine » ils n’avaient pas de leçons à recevoir de l’UMP et encore moins du FN. La sénatrice PS Samia Ghali « élue des quartiers Nord (mal famés) mais résidant dans les quartier Sud (très huppés) » avait déjà défrayé la chronique marseillaise en réclamant l’intervention de l’armée dans les cités. Le 12 septembre 2013, lors d’un débat télévisé sur France 3, Eugène Caselli, président « socialiste » de Marseille Provence métropole (élu avec les voix de la droite), demandera à Manuel Valls de placer la totalité de Marseille en ZSP. Le même proposera quelques jours plus tard de faire survoler et surveiller les quartiers Nord par des drones pour mettre un frein, à défaut d’y mettre fin, au lucratif mais meurtrier trafic de stupéfiants : « Je demande à l’État de faire de Marseille un véritable laboratoire contre le crime, un laboratoire avec de nouveaux moyens technologiques. Maintenant, on a des drones, et on va s’en servir. » Très en retard sur ses concurrents dans les derniers sondages, il remettra peu après le couvert dans La Provence : « C’est tout à fait sérieux et d’ailleurs, ça se fait à Mexico. »

Bien que gardé à vue quelque temps auparavant dans un dossier de marchés publics, ce notable assénait : « Pas de mansuétude pour les délinquants ! » Comme Samia Ghali, il a grandi dans l’ombre d’un autre partisan de l’utilisation des drones : Jean-Noël Guerini, parrain du PS local, mis en examen pour prise illégale d’intérêts, trafic d’influence et association de malfaiteurs mais toujours président de Conseil général des Bouches-du-Rhône, qui serait en train de « réfléchir à la mise en place de moyens aériens de surveillance, avions ou drones ». Une idée appuyée également par d’autres ténors du PS marseillais, dont Patrick Menucci, qui se voit déjà trônant à la mairie. La mafia « socialiste », en somme, pour lutter contre le crime ! Marseille, il est vrai, en a vu d’autres.

Autre innovation dans le genre militaro-policier, mais sur terre cette fois-ci, qu’on doit à la deuxième droite revenue au pouvoir, l’« opération César », menée tambour battant en octobre 2012 contre les opposants à la construction de l’aéroport des Landes. Faut-il voir dans cet intitulé un rapport avec la fameuse déclaration césarienne, « Veni, vidi, vinci », ironisait un journaliste ? Elle offre en tout cas un avant-goût de ce qu’il en coûterait à tous ceux qui s’aviseraient, y compris par des moyens non violents, de faire obstacle aux plans et aux programmes mis-en-œuvre pour faire fructifier en France un capitalisme en quête de « croissance », celui du groupe de BTP Vinci en l’occurrence. Squatteurs évacués « sans ménagement » (pour reprendre l’euphémisme habituel de la presse de marché pour masquer la brutalité policière), habitations détruites, terrains agricoles saccagés, etc. Tout cela sans qu’il soit besoin d’instaurer officiellement un quelconque état d’urgence, comme avait pris soin de le faire Dominique de Villepin lors des émeutes de banlieue de novembre 2005. Les commissaires enquêteurs mandatés sur la zone n’avaient pas encore remis leur rapport, les juges d’expropriation n’avaient pas fini de statuer à propos des propriétaires à indemniser, le financement du projet n’était pas bouclé. Peu importe : l’« État de droit », même régi par ce qu’on persiste à dénommer « la gauche », reste plus que jamais un État de droite. Les juristes et les politologues ont beau lui reconnaître un « monopole de la violence légitime », il n’empêche que cette violence étatique supposée être « basée sur la conformité au droit et à l’équité – mais pas à l’égalité, ne rêvons pas ! – achève de perdre toute légitimité sous le règne de la gauche gouvernante.

Pour convaincre, non pas les électeurs qui avaient voté pour lui, mais les représentants du capitalisme globalisé, que « le changement » c’était vraiment « maintenant », il ne restait plus à Hollande qu’à conjuguer une politique intérieure régressive avec une politique extérieure de va-t-en guerre, qui lui permettrait de s’ériger en défenseur encore plus résolu que Sarkozy du nouvel ordre mondial. Pour ce faire, le « capitaine de pédalo » va troquer le costume de marin virtuel dont on l’avait affublé pour le treillis et les rangers.

Coup sur coup, avec à ses côtés Jean-Yves Le Drian, qui avait fait ses preuves sous Mitterrand en matière de néo-colonialisme armé, il lancera deux expéditions guerrières en Françafrique, l’une au Mali et l’autre en Centrafrique, pour y maintenir la présence française et surtout celle des firmes hexagonales qui exploitent les ressources et les travailleurs des pays concernés. Quant aux prétextes avancés pour légitimer ces opérations, il n’avait pas eu à les chercher bien loin puisqu’ils sont devenus monnaie courante depuis la fin de la guerre froide pour justifier le redéploiement impérialiste : la lutte contre le terrorisme et la protection des population civiles.

Le pré-carré africain était semble-t-il trop étroit pour Hollande. Afin d’être à la hauteur du rôle qu’il entendait être le sien sur la scène internationale et pour compenser par des exploits diplomatiques voire militaires l’impression de médiocrité que donnait sa soumission répétée aux diktats des « marchés », il n’hésitera pas à jouer les fauteurs de guerre au Proche et Moyen Orient. Pour torpiller les négociations avec les régimes syrien et iranien, il fera appel à un expert, Laurent Fabius, qui s’était illustré par le passé dans l’« affaire du sang contaminé » et le lancement de la politique de « rigueur », la seconde encore plus mortifère, si l’on en juge au nombre de leurs morts prématurées. « Bachar el Assad ne mérite pas d’être sur terre », décrétera le ministre des Affaires étrangères « socialiste » qui, outre que les critères pour en décider pourraient s’appliquer à bon nombre de gouvernants, semblait ignorer qu’on était en droit d’en dire autant de lui. Dans sa fuite en avant belliciste, Hollande n’hésitera pas à se commettre avec les pétromonarchies répressives et corrompues suivant la tradition de ses prédécesseurs, de la première comme de la deuxième droite.

Devant pareil désastre eu égard à l’idée qu’on pouvait se faire de la gauche en France mais aussi à l’étranger, associée pendant longtemps à celle d’émancipation collective, la consternation pourrait l’emporter. « Que faire ? », pourrait-on dès lors se demander comme l’avait fait Lénine. À la différence près que nulle perspective de révolution ne s’inscrit aujourd’hui à l’horizon. Plutôt que de tirer des plans sur la comète « utopie », il semble qu’il faille, en attendant mieux, suivre sans plus tarder le conseil de Manuel Valls de débaptiser le PS. Non pas, comme il l’avançait en 2007, « parce que le mot “socialiste” ne veut plus rien dire », mais pour mettre un terme à une imposture qui n’a que trop duré, et faire dire à nouveau à ce mot ce qu’il pu signifier pour les classes dominées : une alternative à l’ordre des choses existant.

Jean-Pierre Garnier (28 mars 2014 )

Lire la suite de cette chronique

Cette chronique est initialement parue en avril 2014 dans Les Z’Indignés.

Du même auteur sur le même thème, La Deuxième droite (avec Louis Janover), Agone, 2013.

07/04/2016

QUE LA FÊTE COMMENCE !

de Yannis Youlountas (extrait) Éditions Libertaires 2015

NE PAS CRAINDRE LES CRISES

La résignation courante est surtout aveugle. Elle ne voit pas l'horizon. Elle ne sait pas que l'utopie est déjà là, au berceau d'un autre monde, dans les ruines de l'ancien. Pour elle, l'affaire est entendue : il n'y a pas d'alternative. Il faut accepter, s'adapter, jouer des coudes. Tout ce qui s'oppose à cette logique est inutile et même nuisible. Le discours utopique est une menace à laquelle nous devons faire front avec nos carapaces endurcies, dans des existences puissamment balisées et cadrées de la naissance à la mort. Le divertissement nous sert de diversion et la consommation de carburant bien qu'en panne de sens.
Nous penchons pour le point de vue du pouvoir en lisant sa presse quotidienne et hebdomadaire jusque dans les salles d'attente ou à temps perdu sur Internet, et même sur nos lieux de vacances. Nous utilisons la plupart de ses expressions, formules, mots-valises, raccourcis et relayons par conséquent ses présupposés comme autant d'évidences. Nous feignons de débattre en échangeant ses lieux communs.
Notre langage véhicule également les préjugés diffusés par le pouvoir contre ceux qui résistent. Ces derniers sont forcément austères, tristes, rabâcheurs, irresponsables et désocialisés. Des qualificatifs qui retournent en miroir les critiques de ces derniers contre l'austérité, la gérontocratie, la tristesse incarnée et répandue, la répétition abrutissante d'un prêt-à-penser culturel et politique, l'irresponsabilité des pseudos responsables, et la casse sociale organisée par des hiérarques coupés du reste de la population. Dans ce ping-pong sémantique, les mots du pouvoir prennent le dessus, parce que la raquette médiatique est immense et pénètre tous les replis de l'existence.
La plupart de nos discussions ne sont qu'utilitaires et fonctionnelles. Pas question d'examiner la vie, mais au contraire d'assurer la survie. Avancer, coûte que coûte, même à reculons, d'autant plus que reculer, s'abaisser et inviter les autres à s'abaisser également est le meilleur moyen pour obtenir de l'avancement. Non seulement nous sommes résignés à survivre, mais nous répandons cette résignation autour de nous, par l'exemple de notre existence carapacée, front baissé, dents serrées et yeux grands fermés, dans un monde superficiel et répétitif où tout n'est qu'illusion.
Ce qui, parfois, interrompt brutalement ce sommeil politique, c'est une crise personnelle : deuil, séparation, chômage, changement de lieu, d'environnement, nouveau départ, parfois dans le cadre d'une crise plus globale. Dès lors, on s'allège, on pose sa carapace et des tas d'autres choses, objets futiles, fardeaux inutiles, opinions toutes faites, peurs paralysantes, préjugés aveugles. La crise devient le moment du jugement, le moment de vérité. L'imaginaire se libère, se décolonise, se réinvente à l'aune d'expériences inconnues, niées, négligées, raillées, mais un jour, enfin, explorées. Les mains se plongent dans les pages, les yeux dans les lignes, les lèvres dans les mots. Les phrases prennent un autre sens. Les idées se bousculent. Tout s'éclaire.
L'imaginaire déployé réveille le désir, favorise les alternatives et le choix d'un projet qui forge par conséquent la volonté et le courage, aux antipodes de la résignation. Plus besoin de carapace ni de diversion. Larguez les amarres ! Cap vers l'utopie !

cap vers l'utopie, youlountas

PRÉFÉRER LE DÉSIR À L'ESPOIR

Il existe, enfin, une autre forme de piège plus intermittent qui peut conduire à la résignation. Un piège qui ressemble exactement à l'inverse un soutien, une canne... Ce piège, qui fait des ravages parmi ceux qui luttent, c'est l'espoir.
Oui, vous avez bien lu : l'espoir. Car l'espoir et le désespoir sont les deux versants d'une même illusion. Au même titre que l'optimisme et le pessimisme, ils ne sont que des spéculations sur les perspectives de résultats, notamment celles que nous pouvons tirer de nos actes, qu'il s'agisse d'un profit personnel ou d'un résultat profitable à l'intérêt général. On réduit, dès lors, notre questionnement à ce qui est possible ou pas, à ce qui va arriver ou pas, au lieu de nous concentrer d'abord et avant tout sur ce qui est désirable. Les montagnes russes émotionnelles de l'espoir et du désespoir nous rappellent exactement celles que distillent les médias de masse. On s'excite, puis on s'avachit. On zappe. On se regonfle, on s'épuise, on se lasse. Et, dans les luttes, on passe son tour pour quelques mois ou années de fatigue et de résignation, sous le contrecoup de déceptions inévitables.
Pourtant, rien n'est joué d'avance. Tout est à faire sans croyance autre que le bien-fondé de ses choix à réexaminer régulièrement. Il n'est plus temps d'espérer ou de désespérer, mais d'écouter simplement nos désirs et de les suivre sans crainte. Ne plus spéculer sur nos perspectives de résultats. Ne plus s'abandonner aux aléas du marché des actes, quelles qu'en soient les cotations. Ne plus attendre. Repousser les ruses de la résignation. Désirer et agir, tout simplement.

N'OBÉIR PLUS QU'À NOUS-MÊMES

Du haut de leurs citadelles, les seigneurs d'aujourd'hui et leurs gens savent que les temps sont venus, comme le savaient la plupart des puissants de l'Ancien Régime à la veille des soulèvements. Ce n'est pas à nous d'avoir peur. Ce n'est pas à nous d'hésiter. Ce n'est pas à nous de renoncer.
Il est temps d'arrêter de baisser la tête. Il est temps de sortir de nos vies bien rangées. Il est temps d'occuper les villes et les campagnes. Il est temps de bloquer, couper, débrancher tout ce qui nous aliène, nous opprime et nous menace. Il est temps de nous réunir partout en assemblées et de n'obéir plus qu'à nous-mêmes. Il est temps de détruire définitivement tous les pouvoirs et de déplacer tous leurs emblèmes et statues dans des musées de la tyrannie révolue, pour permettre l'occupation complète, permanente et définitive de toutes les places, d'un bout à l'autre du monde.
Chaque jour plus nombreux, par-delà nos différences, il est temps de chanter et danser la vie à réinventer, au-delà des ruines. Il est temps de lever nos verres ou nos poings vers les étoiles, dans le crépuscule des idoles, et de proclamer : « Que la fête commence ! »

Y. YOULOUNTAS, in inventeurs d'incroyances, insoumis

28/02/2016

Germaine TILLION

Femme d’exception, Germaine Tillion (30 mai 1907-19 avril 2008) fut l’une des premières ethnologues françaises, formée notamment par Marcel Mauss, et une grande résistante à l’Occupation lors de la Seconde Guerre mondiale. A la tête du réseau du Musée de l’homme, elle participa, entre autres actions, à l’espionnage contre l’occupant et à l’évasion de nombreux prisonniers de guerre. Dénoncée par un prêtre, arrêté par la Gestapo, elle manifeste tout son courage, honorée par son entrée au Panthéon, dans cette lettre qu’elle adresse au tribunal allemand.
Germaine Tillion a été déportée à Ravensbrück !

Germaine Tillion
Elle y écrira Le Verfügbar aux Enfers 

A ARCHIVER

Fresnes, 3 janvier 1943

Messieurs,

J’ai été arrêtée le 13 août 1942, vous le savez, parce que je me trouvais dans une zone d’arrestation. Ne sachant encore au juste de quoi m’inculper et espérant que je pourrais suggérer moi-même une idée, on me mit, pendant trois mois environ, à un régime spécial pour stimuler mon imagination. Malheureusement, ce régime acheva de m’abrutir et mon commissaire dut se rabattre sur son propre génie, qui enfanta les cinq accusations suivantes, dont quatre sont graves et une vraie :

1. Assistance sociale. J’ai en effet fondé et dirigé personnellement pendant un an un service dont le but était de venir en aide à tous les prisonniers de nos colonies relâchés immédiatement après l’armistice. Des appuis officiels sont venus, et mon organisation a fini par prendre une telle ampleur que je devais cesser de la diriger ou renoncer à mes travaux scientifiques, ce qui ne se pouvait pas. J’ai eu la chance de pouvoir confier mes équipes de visites d’hôpitaux et de confection de colis dans de très bonnes mains (un commandant de l’armée coloniale) en juillet 1941. À partir de cette date, je me suis consacrée exclusivement à mon œuvre d’ethnologie berbère, mais sans renoncer à venir en aide (à titre strictement privé et personnel) aux malheureux que le hasard mettait sur mon chemin. Je demande   donc :  En quoi cela est-il contraire aux lois de l’occupation ou à une loi quelconque?

2. Espionnage. Je nie formellement avoir jamais fait quoi que ce soit pouvant être qualifié ainsi. Depuis mon retour à Paris,  je ne suis pas sortie une fois des limites du département de la Seine, fait que la police allemande ne conteste pas. En outre, je n’ai aucune compétence en matière militaire et, si j’avais eu des curiosités dans ce sens, vous auriez ou en trouver des traces chez moi car vous avez pu constater, par l’énorme fatras de mes papiers, tout ce qui m’intéresse fort. D’autre part, la police allemande a contrôlé le fait que c’est dans un café, par hasard, quelques mois avant mon arrestation, que j’ai rencontré un géologue, M. Gilbert T., vaguement connu six ans plus tôt et perdu de vue. Heureuse de reconnaître son obligeance d’il y a six ans, je l’invitai cordialement à venir chez moi et je l’ai revu trois ou quatre fois sans y attacher d’importance, car je connais beaucoup de gens à Paris et, en outre, mes activités sociales et scientifiques m’amenaient de nombreux visiteurs. N’oubliez pas que pendant 2 ans, je me suis trouvée à peu près seule spécialiste de l’ethnologie berbère de ce côté-ci de la Méditerranée, les autres résidant à Alger ou au Maroc. J’ai demandé à mon commissionnaire si, étant chef d’une organisation d’espionnage, il ferait ses confidences à une femme qu’il aurait connue dans un café et vue une ou deux fois (ce qui me laissait une semaine ou deux pour « espionner » en ne perdant pas de temps — et espionner quoi?). J’ajouterai ceci : si ce monsieur rencontré dans un café et vu une ou deux fois m’avait fait de telles confidences, cela n’aurait pu me paraître que très suspect ; en 1942, un homme assez imprudent pour commettre une inconséquence pareille ne peut être considéré que comme un fou ou un agent provocateur. Bien au contraire, M. Gilbert T. me fit la meilleure impression : extrême obligeance, bonté, droiture, dévouement. Et son ami, M. Jacques Legrand, me parut être un homme lettré, d’un excellent milieu, modéré et sûr dans ses jugements, très humains (en outre, ce sont des hommes spartiates et courageux, mais c’est uniquement par vous, messieurs, que je le sais). […] Je demande donc : quelle sorte d’espionnage ai-je fait ? Pour le compte de qui ? Est-ce qu’un verre de bière pris à la terrasse d’un café constitue à lui seul une preuve suffisante à vos yeux?

3. Évasion. J’aurais (si l’on en croit mon acte d’accusation) fait évader, en compagnie de gens que je connais à peine, des gens que je ne connais pas du tout. « Et comment m’y suis-je prise ? » ai-je demandé. Mais il ne fut pas répondu à cette question. D’où je conclus que mon commissaire, présumant (non sans raison) que je ne savais rien, préférait ne pas me mettre au courant. D’accord. Je demande donc si je suis accusée ou non. Et, si je suis accusée, comment puis-je me défendre si je ne sais pas avec détails de quoi je suis accusée ?

4. Parachutistes. J’aurais été très certainement ennuyée si un parachutiste était descendu dans mon jardin, car il m’est absolument impossible de loger quelqu’un chez moi sans que tout le quartier le sache : ma grand-mère, âgée de 93 Ans, va encore chez quelques fournisseurs très proches et cause volontiers avec eux : en outre, nous sommes servies depuis 25 ans par une excellente femme, mais la plus bavarde et la plus peureuse du département. Je n’ose même pas imaginer quelles auraient pu être leurs réactions à toutes deux en présence desdits parachutistes. La seule chose dont je suis sûre, c’est que j’aurais jamais eu l’audace de m’y exposer. Au surplus, si on les interroge avec adresse et douceur, elles vous attesteront que pas un personnage du sexe masculin n’a reçu l’hospitalité chez moi depuis l’armistice. Je demande donc : d’où sortent ces parachutistes ? Où les ai-je pris ? Où les ai-je mis ? Car je ne les ai pourtant pas dissimulés dans un repli de ma conscience (en admettant que celle-ci ait des replis).

5. Entreprise contre la police allemande. Je serais profondément navrée si l’on m’accusait d’ironie, c’est pourquoi je me fais un devoir de citer mot à mot et en détail ce qui me fut notifié au sujet de cette dernière et extraordinaire accusation. Après avoir consulté (d’un œil un peu trop rapide) le dictionnaire, mon commissaire me dit : « Vous êtes accusée d’avoir voulu naturaliser la police allemande et les traîtres français ». Il se rendit compte que ça ne « collait » pas, car il repiqua dans son lexique. Simple lapsus. […]

Pendant que je réfléchissais sur ce thème, mon commissaire, émergeant enfin de son dictionnaire me disait : « Cette fois, je sais. Vous êtes chargée de rendre leur innocence aux membres de la police allemande ».

Il y a là peut-être (probablement) un autre contresens, mais je fus si abasourdie (et réjouie) devant cette entreprise grandiose que je ne songeai pas sur l’instant à demander d’explication. J’ai pourtant l’habitude des requêtes les plus extraordinaires, car, comme vous le savez, j’ai vécu seule, en Afrique, pendant des années, en compagnie de tribus dites sauvages : des femmes mariées à des démons m’ont demandé de les divorcer ; un vieux bonhomme (pire que Barbe-Bleue) qui avait, m’a-t-il dit, mangé ses huit premières épouses, m’a demandé une recette pour ne pas manger la neuvième ; des tribus en guerre m’ont chargé d’un commun accord de leur tracer une frontière; j’ai vu des paiements de prix du sang, des jemaâ secrètes, des sorciers dansant une fois par an sur une montagne sacrée… Je ne parle pas de ceux qui, en transe, avalent des charbons rouges et jouent avec des vipères, la chose étant trop banale. Malgré ces compétences variées, je déclare formellement que, si ces messieurs de la police allemande ont réellement perdu leur innocence, je suis incapable de la leur rendre. Toutefois, s’ils tiennent à la retrouver, ils ne doivent pas désespérer. […] Je ne puis que conseiller à mon commissaire un pèlerinage sur les rives de ce fleuve fameux, d’où il nous reviendra, espérons-le, paré des grâces de Parsifal, mais je souhaite vivement qu’on n’attende pas cet heureux événement pour me dire que signifie cette histoire et en quoi elle me regarde.

Voilà, messieurs, tout ce que je sais au sujet de mon accusation. Vous reconnaîtrez vous-mêmes que c’est peu et que, en apparence, ce n’est guère sérieux. Remarquez que je ne proteste pas contre mon incarcération car je comprends parfaitement que le ratissage actuel est nécessairement trop sommaire pour qu’il n’y ait pas un grand nombre de personnes arrêtées sans raison. (Cela fait, peut-être, compensation, à un plus grand nombre de personnes qui, ayant des raisons d’être arrêtées, ne le sont pas. Et comme dit La Fontaine : « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. ») Très franchement, je vous assure que j’envisage sans peur et sans mauvaise humeur tout ce qui n’atteint que moi — avec tout au plus un peu de curiosité, mais vous ne la trouverez ni injustifiée ni prématurée, car il y a près de six mois que je suis en prison.

C’est dans cette espérance, messieurs, que je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments choisis.

Germaine Tillion
Source

01/08/2015

Exil

Exil par Angélique Ionatos, août 2015

Les poètes sont en exil. Dans notre monde soumis à une nouvelle barbarie, celle de la ploutocratie, il faut les interroger pour retrouver la mémoire et l’utopie tout à la fois. Ce sont eux qui veillent sur notre humanité.

Ma « belle et étrange patrie (1) », qui a déposé une terre si fertile sur mes racines, m’a enseigné que la poésie depuis toujours nourrit le chant. Et ce chant peut devenir un cri.

Exil, Angelique Ionatos
Abdallah Benanteur, Odysseus Elytis, Poèmes, 2004. Livre en feuilles, poèmes en français

 

C’est le hasard qui nous fait naître dans un pays plutôt que dans un autre. Et c’est l’exil qui nous fait prendre conscience de notre identité culturelle.

Je n’ai pas choisi l’exil ; je l’ai subi et j’en ai souffert.
Pour m’intégrer —donc pour survivre— sur la terre « d’accueil », il m’a fallu pour quelque temps renoncer à mon identité. Et, pour commencer, il fallait apprendre la langue étrangère, sinon on n’existe pas.

 
Notre monde occidental est, à tort ou à raison, logocentrique. Il s’installe donc une distance (physique et mentale) entre nous, expatriés, et notre pays d’origine. C’est précisément cette distance qui nous dispensera au fil du temps des richesses insoupçonnées. Entre autres, celle de la redécouverte de notre patrie.

Ce qui m’a aidée à supporter l’exil lorsqu’il devenait trop lourd, ce fut la poésie. « Grecque me fut donnée ma langue, humble ma maison sur les sables d’Homère. Unique souci ma langue sur les sables d’Homère (2). »

Lorsque j’ai enfin commencé à bien comprendre et parler le français, j’ai pu me tourner vers le grec et le redécouvrir dans toute sa beauté, sa singularité, sa richesse et sa liberté.

En 1992, je recevais d’Odysseus Elytis un petit livre à la couverture bleue cartonnée, dont le titre était gravé en rouge. Sous le titre, il y avait le dessin d’une sirène tenant dans une main un bateau et dans l’autre un poisson. Le poème s’intitulait « Parole de juillet » (3). Ce titre a tout de suite sonné dans ma tête comme « Parole d’honneur ! ».

Et j’ai commencé à le mettre en musique. C’est devenu une élégie ; mais une élégie solaire. La couleur du deuil serait blanche. Le thrène (4) se déroulerait en plein midi avec la déloyale et stridente concurrence des cigales. « Une cigale qui a su convaincre des milliers d’autres, la conscience éblouissante comme un été (5). »

Voici les premiers vers de « Parole de juillet » : « Mesuré est le lieu des hommes, et les oiseaux ont reçu le même, mais immense ! » Et plus loin : « Le Soleil sait. Il descend en toi pour regarder. Car l’extérieur n’étant que reflet, c’est dans ton corps que la nature demeure et de là qu’elle se venge. Comme dans une sauvagerie sacrée pareille à celle du lion ou de l’Anachorète Ta propre fleur pousse que l’on nomme Pensée. »

Depuis quelques mois, mon pays se trouve au cœur de l’actualité. J’entends et je lis des commentaires qui souvent me blessent. Or je connais la situation tragique dans laquelle se trouvent mes compatriotes, pour l’avoir vue de près. Dans ma ville, Athènes, où les murs crient leur misère, mais aussi dans ma propre famille. L’humiliation est terrible ! C’est pour cela que j’ai eu le désir de parler des poètes, ces autres exilés. J’ai eu le désir de remettre leur parole au cœur de cette tourmente. Et de vous en faire cadeau.

Le premier devoir d’un artiste est de témoigner de son temps. Et de résister ! « Chacun selon ses armes », dit le poète Elytis. Pour redonner espoir et dignité.

Souvent je me sens découragée parce qu’impuissante face à tant de malheur. Parfois même je suis tentée de me taire.

Alors, je lis mes poètes. Leurs mots jamais ne s’oxydent à l’haleine du désespoir. Leur parole est politique et souvent prophétique. Et voilà que l’espoir revient comme « un chant de maquisard dans la forêt des aromates (6) ».

Angélique Ionatos

Chanteuse, guitariste et compositrice. Elle a quitté la Grèce des colonels en 1969.

(1) Titre d’un poème d’Odysseus Elytis (1911-1996), poète grec, Prix Nobel de littérature 1979.

(2) Odysseus Elytis, Axion Esti, Gallimard, Paris, 1996 (1re éd. 1987).

(3) Du recueil Les Elégies de la pierre tout-au-bout, 1991.

(4) Lamentation chantée lors des funérailles.

(5) Odysseus Elytis, poème Glorificat.

(6) Níkos Gátsos (1911-1992), Amorgos, Desmos, Paris, 2001.

20/04/2015

Le chant des migrants

En pensant à ces migrants qui n'ont pas eu le temps de se réfugier. Ils voulaient survoler les mers pour fuir la misère et n'ont trouvé que naufrageurs sans atteindre ce qu'ils croyaient être leur eldorado.
Leur chant rejoint celui des oiseaux.
En 15 ans, 23 000 migrants sont morts en voulant rejoindre l'Europe. A cette heure, un énième bateau est en train de couler sans que cela ne change quoique ce soit à inhumanité de l'Europe et à nos palabres indécents.

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Le chant des oiseaux

« Quand j'étais en exil, après la guerre civile, j'ai souvent fini mes concerts et festivals avec une vieille chanson populaire catalane qui est réellement une chanson de Noël. Elle s'appelle El Cant dels ocells, «Le Chant des Oiseaux ». Depuis lors, la mélodie est devenue la chanson des réfugiés espagnols, pleins de nostalgie »
Pablo Casals



En voyant se lever
La plus grande lumière
Dans la plus douce des nuits
Les oiseaux chantent
Ils vont le fêter
avec leur voix délicate.

L'aigle impérial
S'envole haut dans le ciel
Chante mélodieusement
En disant « Jésus est né
Pour nous libérer du péché
et nous donner la joie ».

Le moineau lui répond:
« Aujourd'hui, nuit de Noël,
est une nuit de grand bonheur ».
Le verdier et le tarin
disent en chantant aussi :
« Quelle joie je sens ».

La linotte chante :
«O h, qu'est-ce qu'il est joli
l'enfant de Marie ! »
Et la grive lui répond :
« La mort est vaincue,
Maintenant commence ma vie ».

Le rossignol poursuit :
« Il est plus joli que le soleil
plus brillant qu'une étoile ! »
Le rouge-queue et le tarier
fêtent l'enfant
et sa Mère vierge.

Le roitelet chante
Pour la gloire du Seigneur,
Gonflant avec fantaisie.
Le canari continue :
« Leur musique semble
Une grande mélodie céleste ».

Maintenant entre l'alouette
En disant : « oiseaux, venez
fêter l'aurore ! »
Et le merle, en sifflant
allait fêter
la plus grande dame

La mésange dit :
«Ce n'est ni l'hiver, ni l'été
mais c'est le printemps :
puisqu'une fleur est née
qui embaume partout
et emplit la terre entière».

Le francolin noir chantait:
« Oiseaux, qui veut venir
aujourd'hui au lever du jour
pour voir le grand Seigneur
et sa grande splendeur
dans une étable?»

La huppe vient en chantant :
« Cette nuit est venu
le Roi le plus grand
La tourterelle et la colombe
éblouissent tout le monde
en chantant sans tristesse. »

Les pics verts et les bouvreuils
volent dans les vergers
en chantant leur joie
la caille et le coucou
sont venus de très loin
pour contempler le Messie.

La perdrix chantait :
« Je m'en vais faire le nid
dans cette étable
pour voir l'Enfant
comme il tremble
dans les bras de Marie.»

La pie, la grive et le geai
disent : Maintenant arrive Mai !
Le chardonneret répond :
« Tous les arbres reverdissent
toutes les branches fleurissent
comme si nous étions au printemps ».

Le pinson sifflote :
« Gloire aujourd'hui et demain
Je sens une grande joie
de voir le diamant
si joli et brillant
dans les bras de Marie ».

Le hibou et la chouette
en voyant se lever le soleil
confus se retirent
la hulotte et le grand-duc
disent « je ne peux pas regarder;
de telles splendeurs m'éblouissent ».

31/03/2015

« On a besoin d'un fantôme »

Ne jamais oublier : « Un dictateur ridiculisé est foutu. »

On a besoin d'un fantôme


En 1943, Hanus Hachenburg, âgé de 13 ans, se retrouve comme des milliers d'autres jeunes internés dans le camp de concentration de Terezín. Il crée une œuvre théâtrale, tombée depuis dans l'oubli. Une étudiante l'a retrouvée.

La trouvaille historique laisse rêveur. Soixante et un ans après la mort Hanuš Hachenburg, une étudiante strasbourgeoise en théâtre a fait la découverte de sa vie. Le témoignage est d'autant plus glaçant, qu'il est sorti tout droit de l'imagination d'un enfant de 13 ans interné dans un camp nazi. « On a besoin d'un fantôme » raconte l'histoire d'un roi, Analphabète Ier, qui veut absolument que tout le monde pense comme lui. Pour épouvanter ses sujets, il décide de créer un fantôme d'État. Les Saucissons Brutaux, qui constituent sa garde rapprochée, arrêtent toutes les personnes de plus de soixante ans afin de récupérer leurs ossements. Les centres de ramassage se remplissent des vieillards du royaume dont les os permettront de fabriquer le fantôme. Honza livre son grand-père famélique pour le bien de la nation, le Juif implore le tyran, et la Mort ne fait plus peur...

Cette pièce de théâtre a été écrite pendant la Seconde Guerre mondiale par un jeune auteur. Il se nomme Hanuš Hachenburg. Il est juif comme les 15.000 autres enfants internés dans le camps. Malgré son jeune âge, le garçon qui n'a que 13 ans, manie avec talent ironie et humour noir. Cette pièce pour marionnettes parue sous forme manuscrite en 1943 dans le journal Vedem, une revue clandestine tenue par les enfants de la baraque n°1 de Terezín. Un espace précieux d'analyse et de création unique dans l'histoire des camps nazis.
Les horreurs de la guerre à travers les yeux d'un enfant.




Éditée pour la toute première fois, cette œuvre étonnante et lucide est accompagnée de poèmes du jeune auteur, de dessins du ghetto et du fac-similé tchèque de la pièce. Cette édition augmentée permet de mieux mesurer la résistance artistique des enfants de Terezín et l'incroyable talent d'un garçon assassiné à Birkenau en juillet 1944. Puis le texte disparaît et le temps passe.

En 2009, Claire Audhuy travaille sur une thèse sur le théâtre dans les camps de concentration nazis pour l'université de Strasbourg. Elle envoie des centaines de tracts aux associations de déportés, amicales d'anciens combattants et de résistants, en russe, polonais, allemand: «Avez-vous été témoin d'une pièce de théâtre pendant que vous étiez déporté?» explique-t-elle sur le site rue 89.

L'étudiante ne reçoit aucune réponse. Jusqu'au jour où son téléphone sonne. Une victime de la Shoah résidant à Prague ose l'appeler: «C'était une toute petite voix, frêle, qui semblait appeler du bout du monde. Il s'agissait d'une femme âgée qui avait vu mon annonce et qui se souvenait avoir assisté à une représentation alors qu'elle était au camp de Terezin en Tchéquie en 1943.»

Dès lors, l'étudiante, aujourd'hui docteur en études théâtrales à l'Université de Strasbourg, part à la recherche de ce document inestimable. Elle le trouve par hasard lors des recherches qu'elle a effectuées sur le théâtre de l'extrême dans les archives du mémorial de Terezín.
Un texte conservé par un rescapé du camp

«J'étais venue pour chercher dans les archives sans vraiment savoir ce que j'allais trouver. J'ai feuilleté par hasard le magazine Vedem, qui est un magazine clandestin créé par des jeunes enfants de Terezín. Je pense que je n'étais pas sur le bon chemin. J'étais en train de chercher une pièce de théâtre et je regardais un manuscrit du journal clandestin, donc, normalement, il n'y avait pas vraiment de lien. Et par hasard, dans les huit cents pages de ce magazine Vedem, il y avait la pièce de théâtre « On a besoin d'un fantôme ». C'était vraiment une grande surprise et un accident. Je n'aurais jamais dû la trouver normalement.»

Conservée grâce à un rescapé de Terezín, Zdeněk Taussig, la pièce dont l'auteur est mort quelques mois plus tard à Auschwitz-Birkenau, a été montée pour la première fois en 2001 par un Australien, Garry Friendmann. L'œuvre n'avait encore jamais fait l'objet d'une publication. Claire Audhuy explique pourquoi non seulement la pièce, mais aussi l'histoire de son jeune auteur Hanuš Hachenburg lui tiennent particulièrement à cœur:

«Il a été déporté à Terezín, puis il est mort à Auschwitz. À Terezín, il a écrit une pièce de théâtre clandestine. Il ne nous reste plus rien d'Hanuš puisqu'il avait treize ans. Donc, je pense qu'il a été plutôt oublié. La seule chose visible qui reste d'Hanuš à Prague, c'est une petite plaque mémorielle qui a été posée au sol devant son orphelinat.»
La pièce de théâtre est rejouée par des enfants

Depuis l'année dernière, Claire Audhuy a mis sur pied un projet spécial afin de présenter cette œuvre et son contexte historique aux élèves des écoles de Genève, en Suisse. Divisés en dix groupes, quelque 140 élèves âgés de 13 et 14 ans ont eu la possibilité de monter cette pièce à l'aide de professionnels du théâtre. «Le texte de la pièce est assez compliqué. C'est-à-dire qu'il y a beaucoup d'humour noir et surtout beaucoup de références historiques. Si la pièce pouvait être assez claire pour Hanuš et ses camarades en 1943, elle n'était pas tout-à-fait abordable pour des élèves d'aujourd'hui», explique-t-elle.

«Nous avons dû expliquer certaines parties et surtout le contexte dans lequel elle a été écrite. Au début, les élèves étaient tout à fait perturbés par le texte et ils ne comprenaient pas un certain nombre des choses. Ils avaient surtout une grande appréhension du texte. Ils n'imaginaient pas une seconde que le texte puisse être drôle. Alors que pour moi, il est très drôle.»

Aujourd'hui, l'œuvre est publiée aux éditions Rodéo d'âme. Elle est préfacée par George Brady, rescapé de Terezín et camarade de déportation d'Hanuš Hachenburg. La publication, qui a bénéficié du soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, contient également le fac-similé tchèque, des dessins du ghetto ainsi que divers poèmes du même auteur.

On peut aussi commander cette œuvre à la Fondation pour la Shoah.

09/02/2015

Liberté d'expression : tout va bien !!!

Charlie Hebdo : Après le choc et la mobilisation, l’action

liberté d'expression
Tout va bien ! De Mana Neyestani
:
"(...)
À parcourir ces images, fruits d’un travail de plusieurs années à travers le monde, on serait tentés de croire que le titre est ironique, et il l´est mais pas seulement. Car tant qu’il y a des plumes, des langues, des yeux pour voir et critiquer le monde, alors oui, on peut dire non pas que tout va bien mais que tout n’est pas tout à fait perdu."

 

L’analyse du bureau exécutif de la FIDH (Fédération internationale des ligues des droits de l'homme).

La FIDH rend hommage aux millions de citoyens qui se sont mobilisés le 11 janvier 2015 à l’occasion de la marche républicaine en France et dans le monde, en réponse aux attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo et la tuerie dans un supermarché Casher. A l’aune des contre-manifestations réactionnaires organisées dans différents pays depuis la publication du dernier numéro de Charlie Hebdo, il importe d’autant plus d’en mesurer la portée et d’en tirer des conséquences.

Des marches pour la liberté d’expression, contre l’antisémitisme et toutes les formes de racisme et, contre les tueries : ce sont les principes démocratiques que les manifestants ont porté au plus haut le 11 janvier.

Éviter que ces mobilisations ne retombent est l’affaire de tous. La traduire en actes est la responsabilité en premier lieu des gouvernants.

En France, la Ligue des droits de l’Homme a évoqué l’ampleur des chantiers nécessaires pour combler la fracture républicaine (cf communiqué commun LDH, Licra, SOS Racisme et Mrap, "Pour une République effective", 9 janvier 2015). Nous le soulignons avec elle et les ONG du monde entier qui se sont manifestées depuis les attentats : la portée internationale de l’enjeu ne saurait être sous-estimée.

La défense de la liberté d’expression n’a pas reçu le soutien international nécessaire.

On ne le rappellera jamais assez, cette liberté « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique » (cf Cour européenne des droits de l’Homme, Affaire Handyside, 1976}]).

Le droit international fixe précisément des limites à la liberté d’expression. Cette liberté ne comprend pas l’incitation à la perpétration ni l’apologie de génocide et de crimes contre l’humanité, ou encore l’incitation à la haine ou à la discrimination raciale, ethnique ou religieuse.

Il fixe encore des restrictions à la liberté, en particulier pour protéger les droits et la réputation d’autrui contre l’injure ou la diffamation contre personnes dénommées - et contre personnes dénommées seulement, une religion ou une conviction relevant de la sphère privée, subjective.

Toujours selon le droit international, ces restrictions ne sont admissibles qu’en vertu de lois nationales qui lui soient conformes dans une société démocratique, et dans des conditions très strictes (nécessité, proportionnalité) dont l’appréciation doit relever au cas par cas, de la compétence du juge.

Ainsi la liberté d’expression ne s’oppose pas à la liberté de religion ou de conviction, elle en constitue au contraire l’indispensable complément, garantissant au pluralisme des opinions, croyances et convictions, la liberté de leur expression.

Ces principes ont été réaffirmés et précisés à la suite de la controverse internationale née de la publication de caricatures du prophète Mahomet dans des journaux danois. Les Nations unies ont organisé une série de consultations entre experts de toutes les régions, pour identifier et préciser l’étendue des restrictions acceptées par le droit international relatif à la liberté d’expression. Une déclaration et un plan d’action ont été adoptés au terme de ces consultations, à Rabat en février 2013, qui reconnaît notamment que « les lois sur les blasphèmes sont contre-productives, en ce qu’elles peuvent amener à une censure de facto de tout dialogue, débat ou critique inter-religieux ou intra-religieux, la plupart d’entre eux étant constructifs, sains et nécessaires. De plus, nombre de ces lois sur le blasphème apportent un niveau de protection différent entre les religions et se sont révélées discriminatoires en pratique. »

Le Comité des droits de l’Homme des Nations unies l’avait également reconnu : « les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le Pacte (international sur les droits civils et politiques), sauf dans les circonstances spécifiques envisagées au paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte. » (Commentaire général 34 sur l’article 19 relatif aux libertés d’opinion et d’expression du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté en juillet 2011}]).

En dépit de ces principes, les lois nationales sont dévoyées pour devenir, plutôt qu’une protection des libertés, l’instrument de leur violation. C’est le cas en particulier des lois pénalisant le blasphème, présentes encore dans plus de cinquante pays de par le monde (cf http://www.humanrightsfirst.org/sites/default/files/Compendium-Blasphemy-Laws.pdf).

Beaucoup d’États ou de forces politiques ou religieuses opposés à la liberté d’expression, notamment par la caricature ou la dérision, justifient plus largement les violations de cette liberté pour asseoir leur pouvoir ou leur influence.

Les premières victimes en sont les voix indépendantes de par le monde, à l’instar, en Arabie Saoudite, de Raif Badawi blogueur qui défend une vision plus libérale de l’islam et des réformes nécessaire dans son pays. Il a été condamné pour cela à mille coups de fouets pour "insulte à l’islam", 10 années de prison, 10 années supplémentaires d’interdiction de quitter son pays et 20 000 euros d’amende.

Les défenseurs des droits humains qui prennent la défense de ces personnes accusées arbitrairement risquent leur vie. Membre de la Commission pakistanaise pour les droits de l’Homme, Rashid Rehman a été assassiné le 8 mai 2014 au Pakistan. Il était l’avocat d’une personne accusée de blasphème. Il avait reçu des menaces de mort alors qu’il plaidait devant un juge, les autorités pakistanaises ont refusé de lui accorder une quelconque protection. 

On pense encore à Aminatou Mint El Moctar, responsable de l’association des femmes chefs de famille en Mauritanie visée en 2014 par une fatwa pour sa défense de personnes poursuivies pour apostasie ou harcelées par des groupes islamistes radicaux.

Au Vietnam, Bui Thi Minh Hang, Nguyen Van Minh et Nguyen Thi Thuy Quynh, ont été condamnés pour trouble à l’ordre public à plusieurs années d’emprisonnement au Vietnam en décembre 2014, pour avoir défendu la liberté de religion et de conviction.

Dans quatre-vingts pays environ, le seul fait d’informer sur les violations des droits humains universels, a fortiori d’agir pour qu’il y soit mis fin, est synonyme de risque majeur (cf les derniers rapports annuels de l’Observatoire pour la protection des défenseurs des droits humains https://wearenotafraid.org/fr/). Risque de procédure fallacieuse et de détention arbitraire, de condamnation inique, de torture et de traitement cruel, inhumain ou dégradant, risque pour les ONG et les médias indépendants d’assassinat, de suspension, de dissolution, risque de désignation à la vindicte populaire comme traitre, apostat, terroriste, séparatiste, extrémiste.

Il est désormais urgent et nécessaire d’interpeller les États pour les rappeler à leurs obligations au regard du droit international des droits humains. A cet égard, nous déplorons le fait qu’en tête de la marche parisienne, une vingtaine de représentants de gouvernements oppresseurs de la liberté de conscience se sont précipités à Paris pour proclamer leur condamnation du terrorisme, sans se voir rappeler que la garantie des libertés en constitue la condition. Ils sont alors rentrés de Paris encouragés dans leurs pratiques liberticides.

Depuis, plusieurs manifestations ont pris part de par le monde, pour protester contre le soutien apporté au journal satyrique français. Si le droit de manifester pacifiquement son opinion religieuse est inaliénable, nous devons dénoncer les attaques intervenues à cette occasion contre les chrétiens au Niger, ou ailleurs, contre des représentants des minorités. Celles-ci sont inadmissibles. D’autres, à l’instar de celle du 19 janvier organisée à Grozny par Ramazan Kadyrov, ne laissent personne dupe sur leur organisation de toute pièce par le pouvoir en place, qui ne cesse d’instrumentaliser le religieux à des fins politiques.

Au delà des manifestations et des déclarations, nous attendons des dirigeants une mobilisation internationale sans précédent, une défense opiniâtre des citoyens réprimés au prétexte de leur défense de la liberté d’expression, et de la liberté de religion ou de conviction.

Il faudrait aussi mesurer combien l’échec des politiques soi-disant antiterroristes développées depuis le 11 septembre 2001 a pesé dans l’essor spectaculaire de mouvements idéologiques fondés sur la terreur.

Les images de Guantanamo et d’Abu Graïb n’ont pas seulement servi de catalyseur aux énergies terroristes, elles les ont galvanisées dans leur macabre entreprise jusque dans la terrible mise en scène des exécutions d’otages de Daech.

Quant à la légitimation publique de l’usage de la torture par les dirigeants de « démocraties », les pratiques de détention arbitraire et de torture dans des centres secrets, de remise extraordinaire dans des vols fantômes, d’exécution sommaire par drône interposé, d’interception massive de données personnelles, d’impunité absolue pour les décideurs de ces pratiques, comment imaginer qu’elles ne nourrissent pas l’argumentaire des recruteurs terroristes, l’attractivité de leur entreprise mortifère et la banalisation des violations des droits humains ?

Le bilan lucide doit aussi être entrepris de l’échec patent de l’invasion puis de l’occupation de l’Irak à partir de 2003, comme de l’échec dramatique à empêcher depuis bientôt quatre ans la tragédie syrienne, et à favoriser une solution juste et durable au conflit israëlo-palestinien. La perception mondialisée d’une injustice récurrente sur fond de colonisation permanente des Territoires palestiniens n’a pas seulement alimenté la critique justifiée du "deux poids - deux mesures". Elle a permis son instrumentalisation jusque dans le recrutement des filières jihadistes. Il est aussi de la responsabilité des gouvernants de le reconnaître et, surtout, de trouver les moyens d’y remédier.

La démocratie requiert une exigence permanente dont les gouvernants sont débiteurs à l’égard de leurs concitoyens pour garantir la réalisation des droits et l’effectivité des libertés, y compris du droit à la sécurité, surtout dans les moments les plus difficiles (voir à cet égard le rapport de la FIDH « l’anti-terrorisme à l’épreuve des droits de l’Homme : les clefs de la compatibilité », Octobre 2005). Savoir résister à la tentation du "Patriot Act-isme", renforcer la sécurité au service des libertés plutôt qu’à leur détriment, relève peut être de la gageure. Nous y voyons pour notre part la condition nécessaire pour permettre la réalisation des chantiers essentiels : l’éducation des jeunes à la citoyenneté, l’égalité entre les sexes, la lutte contre les inégalités sociales, la promotion des droits universels dans une société accueillante à l’égard de toutes et tous, quelles que puissent être leurs convictions religieuses ou philosophiques.

Le Bureau exécutif de la FIDH

03/01/2015

Introspection

Introspection - des intellectuels explorent la crise en nous.

Dans le sillage de "Penser Critique" qui a donné lieu à Notre Monde, projeté fin 2013, «Introspection» est une série d'entretiens consacrée à nos subjectivités individuelles et collectives.

Du 22 décembre 2014 au 2 janvier 2015, Antoine Mercier a reçu dans le journal de 12h30 sur France Culture des intellectuels et chercheurs.
Des points de vue pour penser la crise et réamorcer une réflexion autonome pour commencer l'année.

penser la crise
"Astre et désastre" Alechinsky 1969


Ces entretiens sont ici...

Six ans après le début de la crise dite des « subprimes », le constat d’une désorganisation financière de l’économie mondiale a été parfaitement dressé, sans que ne soit apparue une réelle sortie de crise. Les déficits se creusent en même temps que les États réduisent leur puissance d’agir.
Tout semble reposer sur un hypothétique retour de la croissance dont on ne sait même plus, de surcroît, s’il est vraiment souhaitable.
De ce coup d’arrêt donné à l’idée du progrès est née une crise de la représentation symbolique de notre rapport au monde. Où faut-il ouvrir de nouveaux lendemains ?

Michèle Riot-Sarcey, historienne

Sur la perte de sens du mot liberté.

 

 
 
 
 
 
 
 
 
« Les mots qui permettaient de penser et d'agir ont perdu un peu de leur substance. (.... )
Qui est libre, qui ne l'est pas ? »
 
 

Alain Borer, poète, essayiste et critique d'art, auteur de «De quel amour blessée»,
Évolutions de la langue que nous parlons disent des maux dont nous souffrons.

« Il faut penser la relation de la langue à l'imaginaire, à l'image de soi et au réel. »

 

José Morel Cinq-Mars, psychanalyste et psychologue, auteur de «Du côté de chez soi», sous-titré : "défendre l'intime, défier la transparence", l'intime est  « le noyau de la vérité de l'être et la condition même de la parole, de la pensée et de la création ». Il est aujourd'hui non seulement attaqué et fragilisé, mais aussi « en passe d'être socialement sacrifié ».

« Défendre l'intime, ce n'est pas refuser l'espace public, c'est  articuler les deux. »

 

Franck Lepage, éducateur, militant de l'éducation populaire et ses « conférences gesticulées »

Avec l'auteur de « Éducation populaire, une utopie d'avenir », l'idée que la crise que nous vivons n’en finit pas parce qu’elle a touché la langue que nous parlons.

« En quelques décennies a disparu toute possibilité de nommer négativement le capitalisme.
Et sans mots négatifs, vous ne pouvez plus penser la contradiction.»
 

Heinz Wismann, philologue et philosophe

Réflexion sur un mot central de notre époque : la "dette".
Comment comprendre d'un point de vue philosophique cet élément central de la crise systémique que nous connaissons aujourd'hui ?

« La dette, à laquelle tout le monde a d'abord recouru pour créer de la croissance, est connotée depuis très longtemps en Occident avec la faute. En Allemand, dette et culpabilité c'est le même mot : "Schuld". »

 

Lecture

Roland Gori, psychanalyste

Dans la période de crise que connaît notre société, il semble naitre une nouvelle langue.
"Langage de crise", ou crise du langage ? Pour le psychanalyste Roland Gori, c'est désormais la langue de la technique qui remplace la parole humaine.

« Notre civilisation est malade d'une nouvelle forme de bureaucratie : la bureaucratie de l'expertise, l'introduction de normes gestionnaires qui détruisent les métiers. »

 

Sophie Wahnich, historienne, spécialiste de la Révolution française

Elle revient sur la place de l’État dans nos sociétés modernes :
sa faiblesse semble aller de pair avec une surenchère autoritaire.

« On cherche, dans le contexte néolibéral, à affaiblir la présence de l’État.
Il y a un consentement très fort des élites politiques à ce choix.
»

 

André Orléan, économiste

Au lendemain des vœux de François Hollande, il évoque la finance et la parole présidentielle à son égard.

 

« Il y a un pêché originel qui pèse durablement sur la crédibilité de la parole présidentielle, c'est le fait qu'il a renié au départ son programme. Le fameux programme du Bourget : mon ennemi, c'est la finance. »

 

Patrick Vassort, sociologue

Il revient sur la crise actuelle du capitalisme, crise qu'il considère comme "celle qui risque d'être sa plus grande", car elle touche selon lui aux fondements de la vie humaine en société. Et il pousse en direct un coup de gueule contre cette démocratie française qui laisse mourir de froid des enfants dans ses rues.


 

 

Lecture
 

25/10/2014

Nouvelle bonté

Césaire, Lam, PicassoAimé Césaire, Lam, Picasso. "Nous nous sommes trouvés"

 

     il n’est pas question de livrer le monde aux assassins
    d’aube
    la vie-mort
    la mort-vie
    les souffleteurs de crépuscule
    les routes pendent à leur cou d’écorcheurs
    comme des chaussures trop neuves
    il ne peut s’agir de déroute
    seuls les panneaux ont été de nuit escamotés
    pour le reste
    des chevaux qui n’ont laissé sur le sol
    que leurs empreintes furieuses
    des mufles braqués de sang lapé
    le dégainement des couteaux de justice
    et des cornes inspirées
    des oiseaux vampires tout bec allumé
    se jouant des apparences
    mais aussi des seins qui allaitent des rivières
    et les calebasses douces au creux des mains d’offrande
    une nouvelle bonté ne cesse de croître à l’horizon

Aimé CÉSAIRE
Tiré du recueil : "Wilfredo Lam"

09/06/2014

Quand je serai dictateur

"Quand je serai dictateur" est un surprenant collage cinématographique, du cinéma artisanale tel qu’il ne sera jamais concurrencé par les productions hollywoodiennes et les tenants du Grand Marché Transatlantique, un documentaire qui frise la science-fiction et a tout à voir avec une réalité forcée, imaginaire et poétique.
A voir et à rêver.

Quand je serai dictateur

Extraits de la belle chronique publiée sur Webzine n°194 - juin 2014

«(…) Yaël André, la réalisatrice, a su trouver une manière judicieuse de mettre en scène une pluralité de films amateurs, tournés en super huit. Films de famille, de vacances, de voyages, films d’un passé et de bonheurs révolus. Elle en a fait les images de son film, y ajoutant, quelques-unes des siennes(…)»

« (…)Et quand elle a eu fait tout cela, tel un démiurge contemplant sa création, elle lui a donné un son, celui d’une femme à la voix voilée d’émotion, et a commencé à nous raconter une histoire. Une histoire assez simple, linéaire, presque banale si elle n’était tragique (…) »
 
Histoire,  l'essentiel de l'histoire : « (…) Au point de départ, une jeune femme, un jeune homme. Ils quittent l’adolescence, découvrent les limites du monde et elles ne leur plaisent pas. Alors, ils en inventent d’autres, à leur manière, entre poésie et désordre. Ils vivent leurs rêves éveillés, se peuplent d’imaginaires, s’illuminent de folie et puis, un jour, la jeune femme part à l’étranger. Quand elle revient, elle apprend que lui, le jeune homme, Georges, est en hôpital psychiatrique. Elle va le voir. Il est loin, perdu. Quelque temps plus tard, elle apprend son suicide. En elle, quelque chose s’effondre et meurt(…)».
Mais, «(…) si, dans une certaine réalité, Georges s’est suicidé, sur d’autres mondes, il est toujours vivant, et la jeune femme qui nous parle et se raconte, va partir à la recherche de ses doubles (…)»



Quand je serai dictateur par Telerama_BA


Jusqu’à imaginer que « l’humanité décide de conspirer pour donner naissance à un être parfait ».

06/05/2014

"Comme des fleurs d’amandier ou plus loin"

Darwich
Photo d'Edward “Edd” Carlile

«
Quand tu prépares ton petit-déjeuner, pense aux autres. (N'oublie pas le grain aux colombes.)

Quand tu mènes tes guerres, pense aux autres.  (N'oublie pas ceux qui réclament la paix.)
Quand tu règles la facture d'eau, pense aux autres.  (Qui tètent les nuages.)
Quand tu rentres à la maison, ta maison,  pense aux autres.  (N'oublie pas le peuple des tentes.)
Quand tu comptes les étoiles pour dormir, pense aux autres.  (Certains n'ont pas le loisir de rêver.)
Quand tu te libères par la métonymie, pense aux autres.  (Qui ont perdu le droit à la parole.)
Quand tu penses aux autres lointains, pense à toi. (Dis-toi : Que ne suis-je une bougie dans le noir?
»


Poème de Mahmoud Darwish - "Comme des fleurs d’amandier ou plus loin "
Traduction Elias Sanbar

30/03/2014

Platon sur la place rouge

Sur l’agora de la « place rouge » à Manosque, autrement désignée « Place Pagnol », au beau milieu de livres anciens, fromages de chèvre et cafés fumants, un ami me fait part ce samedi de ses hésitations, voire difficultés, à considérer les méthodes de gouvernance comme dénuées d’arrière-pensées et débarrassées, au moins partiellement, de leur écorce égocentrique. Nous convenons facilement du malaise.
Pour étayer ce constat désabusé et le prolonger, référence est alors faite à la lettre VII de Platon, une réflexion portant sur un gouvernement juste à partir de l’expérience d’injustice faite à Socrate.
Les auteurs anciens comme ceux qui le sont moins, ont la très heureuse manie de se rappeler à notre bon souvenir dès lors que nous déplorons ici et là une déficience de la pensée critique.

Cette lettre est un bonheur à découvrir ou à redécouvrir que les tempêtes et les gras rires de quelques caffis n’ont encore jamais contredit.

platon,lettre 7,justice

Platon. Lettre 7. Extrait


«Jadis dans ma jeunesse, j'éprouvais ce qu'éprouvent tant de jeunes gens.

J'avais le projet, du jour où je pourrais disposer de moi-même, d'aborder aussitôt la politique. Or voici en quel état s'offraient alors à moi les affaires du pays : la forme existante du gouvernement battue en brèche de divers côtés, une révolution se produisit.

A la tête de l'ordre nouveau cinquante et un citoyens furent établis comme chefs, onze dans la ville, dix au Pirée (ces deux groupes furent préposés à l'agora et à tout ce qui concerne l'administration des villes), - mais trente constituaient l'autorité supérieure avec pouvoir absolu.

Plusieurs d'entre eux étaient soit mes parents, soit des connaissances qui m'invitèrent aussitôt comme à des travaux qui me convenaient.

Je me fis des illusions qui n'avaient rien d'étonnant à cause de ma jeunesse. Je m'imaginais, en effet, qu'ils gouverneraient la ville en la ramenant des voies de l'injustice dans celles de la justice. Aussi observai-je anxieusement ce qu'ils allaient faire.

Or, je vis ces hommes faire regretter en peu de temps l'ancien ordre de choses comme un âge d'or. Entre autres, mon cher vieil ami Socrate, que je ne crains pas de proclamer l'homme le plus juste de son temps, ils voulurent l'adjoindre à quelques autres chargés d'amener de force un citoyen pour le mettre à mort, et cela dans le but de le mêler à leur politique bon gré malgré.

Socrate n'obéit pas et préféra s'exposer aux pires dangers plutôt que de devenir complice d'actions criminelles.

A la vue de toutes ces choses et d'autres encore du même genre et de non moindre importance, je fus indigné et me détournai des misères de cette époque. Bientôt les Trente tombèrent et, avec eux, tout leur régime. De nouveau, bien que plus mollement, j'étais pressé du désir de me mêler des affaires de l'état.

Il se passa alors, car c'était une période de troubles, bien des faits révoltants, et il n'est pas extraordinaire que les révolutions aient servi à multiplier les actes de vengeance personnelle.

Pourtant ceux qui revinrent à ce moment usèrent de beaucoup de modération.

Mais, je ne sais comment cela se fit, voici que des gens puissants traînent devant les tribunaux ce même Socrate, notre ami, et portent contre lui une accusation des plus graves qu'il ne méritait certes point : c'est pour impiété que les uns l'assignèrent devant le tribunal et que les autres le condamnèrent, et ils firent mourir l'homme qui n'avait pas voulu participer à la criminelle arrestation d'un de leurs amis alors banni, lorsque, bannis eux-mêmes, ils étaient dans le malheur.

Voyant cela et voyant les hommes qui menaient la politique, plus je considérais les lois et les mœurs, plus aussi j'avançais en âge, plus il me parut difficile de bien administrer les affaires de l'état.

D'une part, sans amis et sans collaborateurs fidèles, cela ne me semblait pas possible.

(Or, parmi les citoyens actuels, il n'était pas commode d'en trouver, car ce n'était plus selon les us et coutumes de nos ancêtres que notre ville était régie. Quant à en acquérir de nouveaux, on ne pouvait compter le faire sans trop de peine.)

De plus, la législation et la moralité étaient corrompues à un tel point que moi, d'abord plein d'ardeur pour travailler au bien public, considérant cette situation et voyant comment tout marchait à la dérive, je finis par en être étourdi.

Je ne cessais pourtant d'épier les signes possibles d'une amélioration dans ces événements et spécialement dans le régime politique, mais j'attendais toujours, pour agir, le bon moment. Finalement, je compris que tous les états actuels sont mal gouvernés (car leur législation est à peu près incurable sans d'énergiques préparatifs joints à d'heureuses circonstances).

Je fus alors irrésistiblement amené à louer la vraie philosophie et à proclamer que, à sa lumière seule, on peut reconnaître où est la justice dans la vie publique et dans la vie privée.

Donc, les maux ne cesseront pas pour les humains avant que la race des purs et authentiques philosophes n'arrive au pouvoir ou que les chefs des cités, par une grâce divine, ne se mettent à philosopher véritablement.»

Traduction Joseph Souilhé, Paris, 1926

29/01/2014

Les étrangers antifascistes à Marseille

Autour de Gilberto Bosques Saldivar
Un recueil de documents et de témoignages inédits sur la résistance au fascisme et au nazisme en Provence pendant la Seconde Guerre mondiale. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les étrangers antifascistes, antinazis et républicains chassés de leur pays par les dictatures, furent très nombreux en Provence et à Marseille.

Etrangers antifascistes à Marseille, Bosques Saldivar

Parmi eux il en est qui ont mené combat contre le fascisme et le nazisme sur le sol méridional, jouant un rôle non négligeable dans la lutte contre l'occupant.
Tous ont trouvé en Gilberto Bosques Saldivar (1892-1995), consul du Mexique en France et vétéran de la révolution mexicaine, un appui indéfectible. L'ouvrage, qui fait suite à une journée organisée le 11 octobre 2013 aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône (dans le cadre du colloque "La culture de l'Europe en exil, Marseille, 1940-1944"), présente quatre cas emblématiques, au travers de témoignages.

  • Tout d'abord, celui de la jeune résistante autrichienne Mélanie Berger (née en 1921) qui, avec son groupe, œuvrait à la démoralisation des troupes allemandes. Arrêtée par la police de Vichy, lourdement condamnée par les juridictions d'exception de l’État français, incarcérée dans la prison des Baumettes, elle parvint toutefois à s'évader et à reprendre le combat.
  • Les mineurs espagnols de Meyreuil offrent un autre exemple d'engagement.Ces immigrés républicains faisaient partie du 6e GTE (groupe de travailleurs étrangers), structure crée par l’État français dans un but répressif et pour pallier au manque de main-d’œuvre. Ils s'organisèrent pour survivre, mais aussi, clandestinement, pour mener grèves et actions collectives. Leurs enfants, qui ont effectué un important travail de collecte de témoignages et de documents, évoquent ici leur vie à Meyreuil.
  • Le jeune communiste italien Giuliano Pajetta fut parmi les bénéficiaires d'un visa délivré par le consul du Mexique. Mais il choisit de ne pas partir pour les Amériques, s'évada du camp des Milles, relança l'action de son parti en Provence. Combattant en Italie, déporté à Mauthausen, il échappa à la mort. Sa fille Elvira, retrace son itinéraire de résistant, en Espagne, en France et dans son pays natal.
  • Une part importante de l'ouvrage est consacrée à Gilberto Bosques Saldivar, consul général du Mexique à Marseille et à son rôle essentiel dans le sauvetage de centaines de républicains espagnols, de combattants des brigades internationales et "d'indésirables", qu'il a pu faire partir pour le Mexique. Les deux filles du consul Bosques, Laura et Maria-Teresa, portent témoignage de son action, mais aussi de leur enfance à Marseille.
    Enfin, Gérard Malgat, auteur d'un important ouvrage sur Gilberto Bosques, apporte l'éclairage du biographe.

L'auteur : Robert Mencherini est historien spécialiste de l'histoire du monde et du mouvement ouvriers et participe à plusieurs équipes de recherche régionales et nationales. Il a coordonné l'écriture de cet ouvrage. Lequel fait suite à la Journée organisée par l'association PROMEMO avec le soutien du CG 13, de l'Office national des Anciens combattants - Victimes de Guerre des BdR (ONAC-VG), de l'Ambassade du Mexique en France, en partenariat avec l'association des Amis du Musée virtuel de la Résistance en PACA (MUREL), de l'association des anciens combattants de la Résistance (ANACR Marseille), de l'association Solidarité Provence Amérique du Sud (ASPAS) et des enfants de Républicains espagnols de Meyreuil.
L'ouvrage est actuellement en souscription (jusqu’au 4 mars) aux éditions Gaussen à Marseille.

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14/01/2014

Du symbole et du chiffre

Conférence de presse du jour .... Dispositions pour la culture .... RIEN !

Du symbole et du chiffre, par Nicolas Roméas

On a pu, ces derniers temps, lire et entendre un certain nombre de déclarations et autres articles de presse 1 dans lesquels des personnes sans doute bien intentionnées s'attachent à défendre ce qu'elles nomment la «culture», en mettant en avant son apport à l'économie nationale.

Du symbole et du chiffre
Via photomontage © Olivier Perrot

Outre le fait qu'une bonne part des éléments ainsi réunis et «valorisés» relève plus de l'industrie culturelle et d'un patrimoine souvent rentabilisé que de l'usage citoyen et vivant d'outils symboliques destinés à l'échange, cette utilisation du langage de l'adversaire pour prétendre défendre ce qui doit échapper à l'évaluation chiffrée est, selon moi, une faute majeure.

Ce n'est pas seulement une erreur fondamentale, c'est purement et simplement une abdication. Un renoncement au combat culturel qui consiste à défendre les valeurs symboliques portées par l'art et ce qu'on nomme «culture», face au règne de l'argent et la toute-puissance du chiffre à tous les niveaux de cette société. On comprend bien, sous la menace des poids lourds de la finance et leurs alliés, acharnés à détruire tout ce qui échappe à la loi du profit, ce qui motive ces argumentations.

Mais il faut rappeler une autre loi, universelle et intemporelle celle-là : lorsqu'on accepte les critères de l'adversaire, le combat est perdu d'avance.

Mesurer - pour en «justifier» la nécessité - la force du symbole avec les outils de l'évaluation quantitative et/ou financière, c'est admettre implicitement que l'on ne peut appréhender qu'avec des chiffres ce qui, pourtant, appartient à un univers non seulement très distinct, mais opposé. Repensons aux déclarations de Victor Hugo sur l'importance de la lecture et de l'éducation pour la santé morale d'un peuple. S'agissait-il de confondre le poids de l'économie avec la valeur des idées et de l'art ?

Le député Hugo sait de quoi il parle, il sait très bien que tout ce qu'il évoque n'est pas producteur de richesse matérielle, mais de valeur intellectuelle et morale. Il sait parfaitement que le coût de ces choses est sans rapport, sans commune mesure avec leur bénéfice humain. Le 10 novembre 1848, il déclare entre autres, devant l'Assemblée nationale : «Il faudrait multiplier les écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées, les théâtres, les librairies ; […] les maisons d'études, pour les enfants, les maisons de lecture […] ; tous les établissements, tous les asiles où l'on médite, où l’on s'instruit, où l’on se recueille, où l'on apprend quelque chose, où l'on devient meilleur, en un mot ; il faudrait faire pénétrer de toutes parts la lumière dans l'esprit du peuple, car c'est par les ténèbres qu'on le perd.»

Vous me direz : «c'était un autre temps !» Mais n'étions-nous pas censés avoir fait quelques progrès, depuis ce temps  ? Et dès la fin de la deuxième guerre mondiale, le grand mouvement de l'Éducation populaire nous a rappelé avec force qu'il s'agit là d'un moteur essentiel de la démocratie, d'un enjeu vraiment citoyen dans lequel non seulement il n'est pas question de rentabilité, mais que la rentabilité détruit à coup sûr.

La France, qui s'enorgueillit à juste titre d'avoir créé en 1959 le premier Ministère des affaires culturelles (avant qu'on y accole le honteux «communication») 2 est-elle encore capable de porter cette vision ?

Sans doute ne peut-on développer la vie culturelle et artistique d'un pays sans argent, mais ce qui importe ce sont les choix politiques, ce qui compte, c'est ce qu'on en fait ! Et ce que nous avons inventé de meilleur en la matière, et que nous devons défendre âprement : notre service public de l'art et de la culture, est aujourd'hui fragilisé par une Europe néolibérale qui impose le critère plus qu'absurde de «concurrence libre et non faussée». C'est contre cela qu'il faut lutter, c'est à ça qu'il faut s'opposer. Sinon, rien ne tiendra. Et nous pourrons toujours prouver la puissance économique des «activités culturelles», si nous ne savons plus nommer leur valeur symbolique, il ne sera plus question de contenu. Et il ne nous restera finalement plus qu'à défendre les pires industries «culturelles» : les plus rentables.

Théodore Adorno parlait ainsi de ce qu'il nommait l'industrie culturelle : «Dans toutes ses branches on confectionne plus ou moins selon un plan des produits qui seront étudiés pour la consommation des masses et qui déterminent par eux-mêmes dans une large mesure cette consommation.» Industrie dont il montre, dans la même conférence 3, qu'elle est issue d'un système fondé sur le profit : «Il ne faut pas en accuser ici une volonté consciente de ses promoteurs ; bien plutôt, il faudrait faire dériver le phénomène de l’économie, de la recherche de nouvelles possibilités de faire fructifier le capital dans les pays hautement industrialisés.»

Mêler indistinctement la valeur symbolique et le poids économique n'est pas seulement insensé, c'est profondément destructeur.

Faire dépendre l'importance de la «culture» de l'argent qu'elle génère ou qu'elle fait circuler, c'est lui faire perdre son sens propre. Cette confusion délétère anéantit ce qui résiste à l'évaluation chiffrée. Même si ce qu'on nomme «culture» ne rapportait pas un centime, ou au contraire beaucoup d'argent, ce n'est jamais à partir de ce critère qu'il faut juger de son utilité.

Nous parlons de l'univers du symbole. Ici, en les mesurant à l'aune de la quantité, on détruit la valeur des actes et des œuvres. Car ces mondes incompatibles se livrent une guerre sans merci, personne ne l'ignore plus. Tout peser avec la balance du chiffre revient à tuer le symbole. Et si la quantité l'emporte, l'esprit meurt, c'est-à-dire nous, humains pensant. Remettons les pendules à l'heure, il y a urgence !

Nicolas Roméas

www.horschamp.org

1- Le 3 janvier 2014 dans Le Monde : «57,8 milliards de richesse liée à la culture», le même jour dans La Tribune : «La culture contribue sept fois plus au PIB que l'industrie automobile».

2 - Comme le fait très bien remarquer la philosophe Marie-José Mondzain.

3 - Conférence pour l'université radiophonique internationale
1ère diffusion les 21 et 28 septembre 1963.

03/01/2014

Vœux d’épopée d’Ariane Mnouchkine

"(...) fuir la peste de cette tristesse gluante, que par tombereaux entiers, tous les jours, on déverse sur nous, cette vase venimeuse, faite de haine de soi, de haine de l’autre, de méfiance de tout le monde, de ressentiments passifs et contagieux, d’amertumes stériles, de hargnes persécutoires.(...)"

 

Via Mediapart

« Mes chères concitoyennes, mes chers concitoyens,
À l’aube de cette année 2014, je vous souhaite beaucoup de bonheur.

Une fois dit ça… qu’ai-je dit? Que souhaité-je vraiment ?
Je m’explique :

Je nous souhaite d’abord une fuite périlleuse et ensuite un immense chantier.

Voeux Mnouchkine 2014

D’abord fuir la peste de cette tristesse gluante, que par tombereaux entiers, tous les jours, on déverse sur nous, cette vase venimeuse, faite de haine de soi, de haine de l’autre, de méfiance de tout le monde, de ressentiments passifs et contagieux, d’amertumes stériles, de hargnes persécutoires.

Fuir l’incrédulité ricanante, enflée de sa propre importance, fuir les triomphants prophètes de l’échec inévitable, fuir les pleureurs et vestales d’un passé avorté à jamais et barrant tout futur.

Une fois réussie cette difficile évasion, je nous souhaite un chantier, un chantier colossal, pharaonique, himalayesque, inouï, surhumain parce que justement totalement humain. Le chantier des chantiers.

Ce chantier sur la palissade duquel, dès les élections passées, nos élus s’empressent d’apposer l’écriteau : “Chantier Interdit Au Public“

Je crois que j’ose parler de la démocratie.

Être consultés de temps à autre ne suffit plus. Plus du tout. Déclarons-nous, tous, responsables de tout.

Entrons sur ce chantier. Pas besoin de violence. De cris, de rage. Pas besoin d’hostilité. Juste besoin de confiance. De regards. D’écoute. De constance.

L’État, en l’occurrence, c’est nous.

Ouvrons des laboratoires, ou rejoignons ceux, innombrables déjà, où, à tant de questions et de problèmes, des femmes et des hommes trouvent des réponses, imaginent et proposent des solutions qui ne demandent qu’à être expérimentées et mises en pratique, avec audace et prudence, avec confiance et exigence.

Ajoutons partout, à celles qui existent déjà, des petites zones libres.

Oui, de ces petits exemples courageux qui incitent au courage créatif.

Expérimentons, nous-mêmes, expérimentons, humblement, joyeusement et sans arrogance. Que l’échec soit notre professeur, pas notre censeur. Cent fois sur le métier remettons notre ouvrage. Scrutons nos éprouvettes minuscules ou nos alambics énormes afin de progresser concrètement dans notre recherche d’une meilleure société humaine. Car c’est du minuscule au cosmique que ce travail nous entrainera et entraine déjà ceux qui s’y confrontent. Comme les poètes qui savent qu’il faut, tantôt écrire une ode à la tomate ou à la soupe de congre, tantôt écrire Les Châtiments. Sauver une herbe médicinale en Amazonie, garantir aux femmes la liberté, l’égalité, la vie souvent.

Et surtout, surtout, disons à nos enfants qu’ils arrivent sur terre quasiment au début d’une histoire et non pas à sa fin désenchantée. Ils en sont encore aux tout premiers chapitres d’une longue et fabuleuse épopée dont ils seront, non pas les rouages muets, mais au contraire, les inévitables auteurs.

Il faut qu’ils sachent que, ô merveille, ils ont une œuvre, faite de mille œuvres, à accomplir, ensemble, avec leurs enfants et les enfants de leurs enfants.

Disons-le, haut et fort, car, beaucoup d’entre eux ont entendu le contraire, et je crois, moi, que cela les désespère.

Quel plus riche héritage pouvons-nous léguer à nos enfants que la joie de savoir que la genèse n’est pas encore terminée et qu’elle leur appartient.

Qu’attendons-nous ? L’année 2014 ? La voici.

PS : Les deux poètes cités sont évidemment Pablo Neruda et Victor Hugo »

31/12/2013

Vivre pour comprendre

« La fraternité est la loi humaine, le racisme une monstruosité. Mais, attention, si vous ne luttez pas contre la misère, si vous laissez des gens mourir de solitude, ils peuvent devenir un jour la proie du racisme.»
Germaine Tillion

2014

A méditer en guise de vœux pour l'année 2014 et suivantes...

21/06/2013

Les nouveaux chiens de garde

"Aujourd’hui, les chiens de garde sont journalistes, éditorialistes, experts médiatiques, ouvertement devenus évangélistes du marché et gardiens de l’ordre social. Sur le mode sardonique, « Les nouveaux chiens de garde » dénonce cette presse qui, se revendiquant indépendante, objective et pluraliste, se prétend contre-pouvoir démocratique. Avec force et précision, le film pointe la menace croissante d'une information produite par des grands groupes industriels du Cac40 et pervertie en marchandise."

Et aux dernières infos, le documentaire est nominé pour les Césars 2013 !!!
Un comble qui laisse de marbre le producteur Jacques Kirsner ...

LES NOUVEAUX CHIENS DE GARDE, Nommé pour le César 2013 du Meilleur Film Documentaire, Jacques Kirsner, producteur from Académie des César on Vimeo.

Et aussi :

« Le changement, c’est maintenant », affirmait au printemps le candidat François Hollande. Impossible en dehors du cadre libéral, répondaient alors et répètent aujourd’hui les « économistes à gages ». Leur mission : démontrer au bon peuple égaré qu’ « il n’y a pas d’alternative ». Le Monde diplomatique a souvent analysé cette antienne. En voici trois décryptages : une enquête de Renaud Lambert sur « Les liaisons dangereuses des experts ès économie » ; une étude par Serge Halimi de « La lancinante petite musique des chroniques économiques » ; et une analyse de Frédéric Lordon intitulée « Les prodiges de l’amnésie ».   Economistes à gages, 100 pages, Les Liens qui libèrent, 2012.


18/06/2013

De Shakespeare et Malher

Fatigué de ce monde je demande à mourir,
lassé de voir qu’un homme intègre doit mendier quand à côté de lui
des nullités notoires se vautrent dans le luxe et l’amour du public,
qu’on s’amuse à cracher sur la sincérité,
que les places d’honneur sont pour les plus indignes,
qu’on offre des corps vierges à des désirs brutaux,
qu’on couvre d’infamies le juste diffamé,
qu’un fort devient infirme au pouvoir du difforme,
que l’art est bâillonné sous un règne arbitraire,
que des singes en docteurs décident du génie,
qu’un être simple et vrai est traité de stupide,
que le bien asservi est esclave du mal…
Fatigué de tout ça, je veux quitter ce monde.
Sauf que si je me tue, mon amour sera seul.

Shakespeare - Les Sonnets (LXVI)
&

Mahler Symphony No.5, 4th Mvt "Adagietto". World Orchestra for Peace - Valery Gergiev

20/04/2013

Rapport sur la banalité du mal

La sortie du film de Margarethe von Trotta "Hannah Arendt" devrait être l'occasion de redécouvrir la nécessité du penser par soi-même et singulièrement de comprendre un peu mieux les origines du totalitarisme.

Si la fimographie de Margarethe von Trotta est impressionante, sa dernière réalisation est très attendue. Avant goût :

Pour un réalisateur de cinéma, le projet de montrer à l'écran le travail de la pensée est une gageure. Pourtant, c'est le dessein que s'est fixé Margarethe von Trotta dans son film intitulé Hannah Arendt. Et manifestement, la réalisatrice a atteint son objectif. Présenté en novembre 2012 au Festival international du Film d'Histoire de Pessac, le film a séduit le jury qui lui a décerné tous les prix de la catégorie fiction.

Le 10 février dernier, une séance organisée à Paris, au cinéma Le Balzac, dans le cadre de la manifestation "Avenue du Cinéma", opération de promotion du septième art sur les Champs-Élysées, a permis à quelques chanceux de voir le film en avant-première.
Après la projection, au cours d'un débat organisé par la revue L'histoire et animé par Antoine de Baecque, les spectateurs ont manifesté leur enthousiasme pour cette œuvre audacieuse qui s'adresse à tous les publics mais qui suscite beaucoup d'intérêt de la part des philosophes et des historiens.
 
Au cours d'un dialogue avec la salle, l'historienne spécialiste de la Shoah, Annette Wieviorka et Caroline Champetier, qui a participé au tournage en tant que directrice de la photographie, ont toutes les deux souligné l'honnêteté du scénario, le sérieux de la reconstitution historique, et l'originalité du film.
Depuis la parution de la biographie d'Élisabeth Young-Bruehl, nombre d'ouvrages se sont efforcés d'éclairer le parcours philosophique de l'étudiante préférée de Martin Heidegger, qui avait fui l'Allemagne en 1933 dans un contexte de persécution des Juifs, et dont la pensée a fini par s'opposer à celle de son maître.
Mais le film s'avère presqu'aussi précieux que le livre pour reconstituer l'atmosphère d'ébullition d'une période intensément intellectuelle.
 
Dix ans après son installation aux U.S.A., la parution en 1951 de son ouvrage intitulé Les origines du totalitarisme, avait permis à Arendt d'être considérée comme un des grands penseurs du XXe siècle. Grâce à ce livre magistral, elle a acquis rapidement le succès et la reconnaissance de ses pairs. Comment expliquer qu'une décennie ans plus tard, elle se soit trouvée au cœur d'une violente controverse ?
 
L'ambition de Margarethe von Trotta était double : évoquer l'existence concrète d'une intellectuelle en exil et traduire dans le langage cinématographique une querelle philosophique. Les qualités de l'œuvre tiennent d'abord au scénario auquel Margarethe von Trotta a travaillé en collaboration avec Pamela Katz durant quatre ans. Les auteures ont restreint leur rélexion à cinq années de la vie de la philosophe. Entre 1960, année de la capture en Argentine par le Mossad du criminel nazi Eichmann et 1964, année suivant la publication dans le New Yorker du reportage d'Arendt consacré au procès, des bouleversements se sont produits dans son existence.
Margarethe von Trotta a insisté pour que Barbara Sukowa, connue pour ses collaborations avec le réalisateur Rainer W. Fassbinder, endosse le rôle-titre. Et ce choix est déterminant. Cette intelligente actrice, sait imposer l'intensité de sa présence à l'écran. Qu'elle soit filmée chez elle, dans son appartement de New York scrupuleusement reconstitué, ou dans les rues de Jérusalem aux ruelles ensoleillées, elle incarne avec bonheur une indomptable femme de génie.
 
Hannah Arendt est à la fois une femme d'action et de discours qui bataille pour imposer sa pensée métaphysique et sa conception de la politique. Il fallait que l'actrice soit dotée de l'énergie intérieure suffisante pour se glisser dans la peau d'une femme d'exception, au tempérament passionné. Barbara Sukowa fait la preuve de sa maîtrise du jeu de l'acteur dans une scène d'anthologie, un discours de six minutes adressé en anglais à un auditoire constitué d'étudiants qu'elle doit convaincre.
Son courage, Arendt le puise dans la contemplation des deux photographies disposées sur son bureau : celle de Martin Heidegger, coiffé de son éternel calot noir, son amour de jeunesse, et celle de Heinrich Blücher (Axel Milberg), son second mari, tendrement chéri.
L'œuvre est un film d'atmosphère. Les soirées amicales qu'Arendt organise dans son appartement de New York sont de magnifiques scènes, sensibles et fines. Mary MacCarthy (Janet McTeer), son amie romancière y est omniprésente de même que la charmante Lotte Köhler (Julia Jentsch) qui lui sert d'assistante. Les deux femmes ne s'apprécient guère pourtant. Une rivalité sourde les oppose.

Aucune jalousie cependant de la part de Heinrich Blücher à l'égard de Martin Heidegger. Quelques retours en arrière montrent la jeune Hannah en compagnie du philosophe qui, en dépit de prises de position nazies, a inspiré la plupart des grandes pensées du XXe siècle. Cette relation amoureuse demeure une énigme.Quant à Hans Jonas, camarade d'Arendt depuis 1924, philosophe et historien de la religion, il dialogue âprement avec son amie. Leurs désaccords sont nombreux. Les deux penseurs se brouilleront d'ailleurs passagèrement après la publication du reportage d'Arendt sur le procès Eichmann.Dans ces conversations new yorkaises à bâtons rompus, l'anglais se mêle à l'allemand. Le passage d'un idiome à l'autre est symbolique d'une fracture dans la personnalité d'Arendt : coexistent en elle la nostalgie de l'Europe et son amour pour les U.S.A., le pays de l'exil. La belle musique d'André Mergenthaler souligne l'intensité dramatique de ces scènes de difficile amitié.

C'est Hannah Arendt elle-même qui, malgré son inexpérience du journalisme, a suggéré à William Shawn, directeur du New Yorker, de la dépêcher à Jérusalem pour couvrir le procès. Adolf Eichmann, accusé d'avoir participé à la solution finale, doit répondre de ses actes face aux témoins survivants de la Shoah. Malgré son allure et ses discours de bureaucrate docile, il est l'un des représentants du mal extrême. Il a tenu un rôle de tout premier plan dans une terrifiante entreprise génocidaire.
Dans le film, on voit Arendt, assise dans la salle de presse, les yeux rivés sur des écrans de télévision. Elle observe l'accusé, aussi méthodique dans sa défense qu'il l'était pour organiser le transport des Juifs vers les camps d'extermination.
C'est un des rares moments du film qui soit historiquement contestable. En effet, Hannah Arendt, dont l'emploi du temps était très chargé, n'a pas assisté à la totalité du procès. En vérité, elle a écrit les cinq articles parus dans le New Yorker, après avoir étudié à son domicile new yorkais des milliers de pages de minutes du procès. Mais ce bref recours à la fiction a permis à la réalisatrice d'intégrer au film des images d'archives tournées par le documentariste américain Leo Hurwitz, et que les plus jeunes spectateurs ne connaissent pas tous.
 
Le reportage d'Arendt sur le procès Eichmann a été conçu avec l'exigence intellectuelle et la rigueur qui la caractérisent. Malheureusement, un malentendu durable l'a brouillée avec nombre de ses lecteurs et avec les autorités d'Israël, choqués par ce qu'ils ont supposé de désinvolture dans son ton.
Kurt Blumenfeld (Michael Degan), personnalité sioniste, ami d'Arendt depuis qu'elle est jeune, son père de substitution, meurt sans lui avoir pardonné son présumé manque d'empathie à l'égard des déportés survivants et ses accusations contre les conseils juifs. Dans une scène pathétique, il renie celle qui est venue jusqu'à Jérusalem pour veiller à son chevet.Très atteinte par la polémique, Arendt a considéré qu'elle résultait de deux méprises : d'une déformation malveillante de ses propos, orchestrée par une campagne de presse hargneuse et d'un contresens dommageable sur le sous-titre de son livre Eichmann à Jérusalem, paru en 1963 : Essai sur la banalité du mal.

Arendt avait pour projet de souligner la radicalité du crime contre l'humanité, perpétré par le régime totalitaire nazi, et dont personne ne se reconnaissait coupable. Mais elle a été lue trop vite ou pas lue du tout.
Peut-être a-t-elle manqué non de lucidité philosophique mais de sens politique durant cette longue période d'épreuve. On pense seul mais on agit collectivement, avait-elle coutume de répéter. Dans ce cas particulier, aucun de ses intimes n'est parvenu à la convaincre des risques de montée de l'antisémitisme, conséquences du procès, et que sa prise de position contestée aggravait.La fin du film, qui sera projeté sur les écrans français à partir du 24 avril 2013, reste ouverte. Maintenant qu'ils sont sensibilisé à cette période, Margarethe von Trotta invite les spectateurs à lire ou relire les ouvrages d'Arendt pour penser par eux-mêmes.

19/03/2013

Le miroir aux alouettes

Trop souvent la surface des mots nous effleure et nous glissons sur eux comme pour prendre la fuite. La poudre aux yeux ne serait alors qu'un fard d'inconsistance, fausses certitudes organisées au bénéfice du monde marchand. Faux-fuyants.
Résultats :
«On ne va pas à l’école pour grandir en humanité (et humanités), ni pour y trouver le pouvoir de devenir créateur de sa vie, cette vie unique propre à chaque citoyen respecté et respectable. Non, on va à l’école pour accéder aux gradins supérieurs, avec pour ligne de mire les sommets bancaires où se prélassent les nouveaux aristocrates.»
Mais Xavier Lainé qui dénonce cet Etat de défaites programmées ouvre d'autres perspectives...

miroir aux alouettes, xavier lainé

 Extrait de Poïésis 24 – "Le miroir aux alouettes" :

"La République n'est qu'un mot, si elle n'aboutit pas à une plus grande somme de bien-être positif et de dignité pour l'immense foule des petits"
Jean Jaurès
 
« Toujours on nous demande : tu es qui ? Tu fais quoi ? A quel parti appartiens-tu ?
Toujours. Et toujours il nous faut répéter la longue litanie, dire d’où on vient, qui étaient nos parents, nos grands-parents, nos arrière-grands-parents, jamais tu ne peux être qui tu es, détaché d’un statut ou d’une identité.
On te demande statut social, diplômes ad hoc, en grand triomphe de statut bourgeois.
Tu le vois bien, ce triomphe, cette apothéose qui mène tant de jeunesse à des brevets qui ferment plus de portes qu’elles n’en ouvrent.
L’école et l’université réduites à leur fonction utilitaire, dans un monde qui oublie l’essentiel, ne peuvent que grossir les rangs des insatisfaits.
Mais on pousse, on sème l’illusion avant d’être confronté au doute.
Ce qui compte n’est pas une ouverture au savoir, mais l’accumulation de celui-ci à la seule fin de son utilité républicaine.
Il est demandé à l’élève, à l’étudiant, au chercheur de se conformer aux impératifs imposés par le système économique, non à la puissance de leur curiosité.
Le curieux est un empêcheur de fonctionner en rond et doit être exclu avant qu’il ne gangrène les étages de ce monde parfait.
Tu dois te balader en fringues bobos, qui sont ta distinction d’avec le monde des exclus, ou en costume trois pièces cravates marquant ton accession au monde des dirigeants, âpres au gain et capable de louvoyer dans les eaux troubles de la finance nationale et internationale.
On te gratifie ici de quelque poste honorifique, tu peux même parader comme élu du « peuple de gauche », ou de quelques stock options qui t’ouvriront les portes de la jet set.
C’est poudre aux yeux, mais on te fait croire que tu en es, alors que tu n’es, dans un cas comme dans l’autre, que jouet entre les mains de pilotes bien mieux lotis que toi qui émargent dans les hautes sphères de la nouvelle aristocratie.
 
Car c’est une constatation quotidienne que même les plus belles intentions démocratiques, les plus belles envolées en faveur de l’art pour tous sont immanquablement dévoyées en recherche de gains, toujours plus de gains.
Et le plus sûr moyen d’obtenir l’art qu’on veut est encore d’acheter l’artiste.
C’est un procédé aussi vieux que le monde : il n’y a de choix qu’entre une pensée inféodée aux puissants par un mécénat prétendument éclairé, ou cigüe d’une vie perdue à tenter de réunir pensées libres, poussées aux ravins broussailleux, aux sentes délaissées.
N’est aucune reconnaissance à attendre pour celui qui veut créer sans contrainte.
Celui-là commence par rêver tandis que le maître s’acharne à lui prouver que « deux plus deux font quatre » ; puis ne tarde pas à suivre les chemins buissonniers d’un savoir incapable de se contraindre à la page bien propre des pleins et des déliés ; délié, il finit par opter par la marge, par écrire sur les murs, sous le regard suspicieux des universitaires patentés, érigés en gardiens du temple de la culture bourgeoise élue comme seule et définitive représentante de toute culture. Celle-là seule trouve les bonnes grâces des institutionnels de tous bords.
Il te faut être docteur en poésie pour que tes poèmes entrent au panthéon littéraire des bibliothèques, et ce n’est que muni de ton Diplôme Universitaire d’ateliers d’écritures que tu peux répandre ta parole, à l’intime condition qu’elle respecte les canons de la bourgeoisie triomphante.
 
L’heure n’est plus à la curiosité mais à son apparence qui rapporte. La bourgeoisie nous a tellement appris, tellement façonnés que nous ne savons plus distinguer ce qui est de notre réel besoin d’exister et de savoir, ou des nécessités qu’un mode de fonctionnement industriel et marchand nous a peu à peu imposé.
On ne va pas à l’école pour grandir en humanité (et humanités), ni pour y trouver le pouvoir de devenir créateur de sa vie, cette vie unique propre à chaque citoyen respecté et respectable. Non, on va à l’école pour accéder aux gradins supérieurs, avec pour ligne de mire les sommets bancaires où se prélassent les nouveaux aristocrates.
Chacun rêve, en franchissant les grilles, de parvenir un jour en ces sommets de bien être, en cet art de vivre où chaussures de cuir très modes, petits sacs en croco, et bijoux voisinent avec l’art de parler des livres parcourus sans avoir jamais été lus.
Car le triomphe de la bourgeoisie sied aux petits egos démultipliés. La culture est son viatique, il faut pouvoir se dire écrivain, dès lors que trois mots sont alignés et que par copains, copines, et retours d’ascenseurs ils se trouvent projetés au pinacle de l’audimat. On joue les bohêmes, on se fait arranger la chevelure en coup de vent savamment organisé. On a alors réponse à tout. L’écrivain en posture d’oracle, la montre brillante au poignet, est adulé, la bouche en cul de poule, dans les cérémonies officielles de ce nouveau culte que sont les festivals, les fêtes du livre, les printemps de poètes dûment patentés par quelque certificat universitaire.
Ceux-là auraient quelque chose à nous dicter qui ne sont que les faire-valoir des boursicoteurs richement propriétaires de tout ce qui s’édite et se crée en la paroisse de France.
Et ils se répandent de journaux de province en pages nationales, sur toutes les radios, dans tous les petits écrans. Ils détiendraient, par la grâce de l’université au service des marchands, le savoir parfait tandis que le peuple, laminé et miséreux, dépourvu de toute identité culturelle mais stigmatisé comme jamais par sa présupposée inculture, devrait boire comme petit lait les pensées et poncifs assénés en paroles absconses.
 
Qu’on m’entende : je n’ai rien contre les universitaires, ni contre les « artistes » ou écrivains arrivés au sommet (même si parfois les moyens d’y parvenir peuvent laisser à désirer). Non, ce que je montre ici, ce que j’entends dénoncer, c’est l’usage de la culture comme outil au service d’un système qui se définit comme immuable, indépassable, persuadé de la juste raison alors même qu’il nous embarque peut-être vers la pire tourmente qu’ait jamais connue l’humanité, compte tenu du niveau technologique atteint.
La culture devient ce cache sexe qui permet de ne plus parler de cette face pourtant visible de la perte du sens contemporain. A grands frais on déplace les foules pour les jeux du cirque, tandis qu’en deçà des lieux idylliques où s’épanouit la parole poétique, on crève, on zone, on galère, on cherche en vain issue à une vie qui n’en est plus une, et, de plus en plus souvent, on y met un terme, volontaire ou non.
 
Il est de bon ton, pour un écrivain, pour un artiste, de montrer sa zen attitude, de se montrer au dessus de la mêlée (lire et relire Romain Rolland, http://fr.wikisource.org/wiki/Au-dessus_de_la_mêlée/Au-dessus_de_la_mêlée : prendre de la hauteur, n’est pas forcément se poser en donneur de leçons). De sa tour d’ivoire, l’artiste autoproclamé contemporain daigne faire état avec compassion de son goût pour l’élévation.
Il se plaint parfois de la mévente de ses œuvres, mais ne glissera pas un mot sur l’extension chronique du domaine de la misère !
Parfois même il cautionne par son silence complice, par sa prose creuse, un système dont il est de bon ton de parler en noir, mais sans chercher le moindre pinceau, le moindre pigment qui en changerait l’aspect.
 
J’ai en mémoire le dit d’un professeur des écoles, un instituteurs d’il n’y a pas si longtemps, au bord du gouffre de sa retraite, épuisé, pleurant pour ses élèves perdus sur le territoire du sens : « Au début, j’avais dans ma classe des enfants d’ouvrier qui avaient une culture d’ouvrier, des fils et filles de paysans qui avaient une culture paysannes, des italiens avec leurs chansons, des espagnols avec leur verbe haut… Désormais, je vois passer toutes les couleurs du monde, mais aucune n’a plus la moindre racine culturelle. Le dénominateur commun  s’appelle la Star Ac. »
 
Et je pleure avec lui.»
 
Xavier Lainé

2 février 2013

02/03/2013

"La mémoire n'est pas un truc fiable..."

Les accords d'Évian sont le résultat de négociations entre les représentants de la France et du Gouvernement provisoire de la République algérienne formé par le Front de libération nationale (FLN) durant la guerre d'Algérie. Ces accords sont signés le 18 mars 1962 à Évian et se traduisent immédiatement par un cessez-le-feu applicable sur tout le territoire algérien dès le lendemain.

Ces accords mettaient fin à huit ans d'une guerre qui n'en portait pas encore le nom.

Meurtres pour mémoire, jeanne Puchol

Prix Artémisia 2013 avec une BD intitulée «Charonne - Bou Kadir» (Editions Tirésias) , Jeanne Puchol nous rappelle un terrifiant souvenir d’enfance qui est aussi un fait d’histoire et l’un des fondements de son militantisme politique. Elle n'en est pas à son coup d'essai puisqu'elle a déjà publié « Meurtres pour mémoire» de Didier Daeninckx en 1991 qui traitait du même sujet.....Rencontre.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire ce livre ?

«Charonne : ce nom sur mon enfance, qu’il traverse, à la fois lugubre et familier », ainsi commençait un témoignage que j’ai écrit pour le recueil «Elles et eux et l’Algérie», paru chez Tirésias en 2004. C’est à nouveau ce condensé de sens du mot Charonne - la rue où j’ai vécu enfant, le nom de la manifestation du 8 février 1962 – qui m’a donné envie de pousser cette première réflexion plus loin.

Quel est l’enjeu de mémoire d’un ouvrage comme celui-ci ?

Quand on voit Monsieur Gérard Longuet faire un bras d’honneur sur un plateau de télévision à l’idée de la moindre «repentance» vis-à-vis de l’Algérie, quand on voit Madame Michèle Tabarot, fille d’un dirigeant de l’OAS et fière de l’être, devenir secrétaire générale de l’UMP, quand on voit les «nostalgériques» de tout poil rendre hommage à des légionnaires putschistes et donner leur voix au FN, la question se pose-t-elle encore ?

Vous vous êtes basée sur des témoignages de militants, parfois familiaux. Quelles ont été vos autres sources ?

En dehors de ceux de mes parents, les témoignages cités sont indirects : je les ai trouvés sur le site du Comité Vérité et Justice pour Charonne et dans le livre d’Alain Dewerpe, lui-même fils d’une des victimes, «Charonne 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État» (Gallimard Folio Histoire, 2006).

L’OAS est au cœur du récit. Qu’a représenté cette organisation ?

J’aurais aimé dire que cette organisation n’a représenté qu’elle-même. Mais non : dès le départ, elle a été composite, rassemblant des radicaux issus de l’extrême droite française, des militaires séditieux et des Français de France ou d’Algérie, entre autres d’anciens grands résistants, sincèrement persuadés que l’Algérie devait rester française. Pourtant, ses visées auraient dû paraître claires dès le départ : créée dans une clandestinité abritée par l’Espagne franquiste, l’OAS révèle ses objectifs factieux et anti-républicains en assassinant des fonctionnaires français en poste en Algérie, tel le commissaire central d’Alger Roger Gavoury, difficilement soupçonnable de soutien au FLN.

La France a-t-elle mal géré la sortie de son aventure coloniale ?

Je ne sais trop comment elle l’a gérée, mais elle ne l’a toujours pas digérée, à mon avis. Il suffit de voir le racisme ordinaire contre les ressortissants «visiblement musulmans» dont un de ses anciens dirigeants, auteur de cette insultante périphrase, et une bonne partie de sa population, sont encore capables…

Vous décrivez les événements du Métro Charonne, le 8 février 1962. Ont-ils créé un trauma particulier dans l’opinion publique française ?

Sans aucun doute, au vu des funérailles des victimes qui ont rassemblé presque un million de personnes le 13 février suivant. Pourquoi ces morts-là ont-ils créé un tel choc, alors que le conflit avait fait déjà beaucoup de victimes de part et d’autre ? Pourquoi, parmi la dizaine d’attentats commis la veille par l’OAS, celui qui visait André Malraux et qui éborgne une fillette émeut-il l’opinion au point qu’il sera le seul qu’elle retiendra ? Peut-être parce que, dans les deux cas, ce sont des Français qui tuent ou blessent d’autres Français : policiers des Brigades Spéciales à Charonne, activistes de l’OAS la veille.

C’est annonciateur de Mai 68 ?

Je ne suis pas historienne et donc assez mal placée pour répondre à cette question, mais je n’en suis pas si sûre, ou bien vraiment de manière marginale. À Charonne, le gros du cortège est constitué de membres et sympathisants de la CGT et du PCF ; ces deux formations ont gardé leurs distances avec les événements de Mai 68. Dans d’autres parties du défilé, qui se déploie dans plusieurs quartiers parisiens, on trouve des étudiants, mais six ans plus tard, ils seront entrés dans la vie active. Sans doute, quelques lycéens auront-ils, ce jour-là, leur premier contact avec la politique et la violence policière, et se retrouveront-ils sur les barricades quelques années après. De même qu’une nouvelle force politique, le PSU, apparue en 1960 à la gauche de la SFIO pour réclamer l’indépendance de l’Algérie, prendra toute sa part à Mai 68.

Vous veniez d’une famille politisée qui habitait le quartier de Charonne. Il y a à l’époque un militantisme très déterminé, très structuré, par le Parti Communiste notamment. C’est une façon de vivre la politique qui a disparu aujourd’hui ?

Vous le savez aussi bien que moi, ce n’est pas parce que les médias ne parlent pas de certaines choses qu’elles n’existent pas. Or les militants sont toujours là, même si la télé ne les montre pas. Certes les formes de militantisme ont changé – l’époque aussi est différente ; mais il me semble que la lutte des travailleurs sans papiers, les assemblées citoyennes organisées par le Front de gauche, les nouvelles formations féministes, le mouvement contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes… relèvent d’une façon de vivre la politique peut-être moins structurée mais tout aussi déterminée qu’alors.

Il y a une très belle séquence avec Charon, le convoyeur des morts vers l’enfer. Quelle est la symbolique derrière ce personnage ?

Dans la mythologie grecque et romaine, Charon ou Caron, fils d’Érèbe et de la Nuit, reçoit les âmes des morts et les fait passer, sur sa barque, d’une rive à l’autre de l’Achéron, le fleuve qui entoure les Enfers. Encore faut-il que les morts aient de quoi le payer, raison pour laquelle les vivants doivent leur glisser une monnaie dans la bouche. Dans « Charonne – Bou Kadir », Charon passe dans un sens – quand il emmène les victimes de Charonne –, puis dans l’autre – quand il « ramène » aux vivants les morts d’Algérie, du moins leur souvenir, à travers les monuments parisiens qui leur sont dédiés.

Vous dites que la mémoire n’est pas un truc fiable. Raconter l’histoire en BD l’est davantage ?

La mémoire n’est pas un truc fiable tant qu’on n’en retourne pas les pierres, tant qu’on ne confronte pas ses souvenirs parfois défaillants avec les sources, les textes, les références… Ce que j’ai précisément été amenée à faire pour écrire et dessiner ce livre, que je vois comme un « documentaire subjectif ». Je ne sais pas si la démarche est fiable, en tout cas elle tente d’être honnête.

Vous faites en fin de volume le lien avec l’Algérie d’aujourd’hui. Il est question de « repentance » ?

La «repentance» c’est comme la «gouvernance», des mots créés de toute pièce pour éviter d’appeler les choses par leur nom. Et moi, tout ce que je souhaite, c’est qu’on appelle les choses par leur nom : voyez le temps qu’il a fallu pour qu’un précédent président français ne parle plus d’ « événements » mais de «guerre d’Algérie» ; le temps qu’il a fallu pour que l’actuel président français reconnaisse la répression de la manifestation du 17 octobre 1961…

Vous êtes publiée par un petit éditeur, plutôt versé dans la littérature, Tirésias. Comment êtes-vous arrivée à lui ?

Les éditions Tirésias publient de la littérature, certes, mais surtout des essais d’historiens sur les pages les plus sombres et souvent les plus méconnues des grands conflits du XXe siècle : guerre d’Espagne, Deuxième Guerre mondiale et guerre d’Algérie. En 1995, Michel Reynaud, directeur des éditions Tirésias, avait fait appel à plusieurs dizaines d’auteurs de BD (dont Baudoin, Chauzy, David B., Ferrandez, Guibert, Larcenet, Sfar, Willem…) pour créer un contrepoint visuel à son anthologie «La Foire à l’Homme. Écrits-dits dans les Camps du Système Nazi de 1933 à 1945». C’est ainsi que nous nous sommes rencontrés. J’ai par la suite travaillé à plusieurs reprises avec lui, en illustrant par exemple «Bleuette» de Madeleine Riffaud et «Comme une grande fête» de Max Rainat, parus à l’occasion du 60ème anniversaire de la libération de Paris. Comme je l’ai dit au début de l’entretien, j’avais envie de pousser plus loin ma réflexion sur Charonne. Ce désir a rencontré celui de mon éditeur qui m’a invitée à lui donner corps au sein de sa collection « Lieu est mémoire ». Il en a aussi accepté la forme, alors qu’il ne publie pas de bande dessinée.

Vous passez de Jeanne d’Arc à l’Algérie, toujours l’Histoire ?

Oui, bien que d’une tout autre façon. Cela m’intrigue d’ailleurs, car j’ai toujours été nulle en Histoire à l’école ! Mais dans un cas comme dans l’autre, l’Histoire a trouvé une profonde résonance avec mes propres préoccupations, qu’elles soient politiques, mythologiques, psychanalytiques… avec mes petites obsessions personnelles, en un mot.

Quels sont vos projets ?

Je travaille actuellement avec Laurent Galandon sur «Vivre à en mourir», qui paraitra au Lombard l’année prochaine. L’album raconte le parcours d’un des jeunes résistants juifs qui figurent sur l’Affiche rouge. Encore de l’historique, toujours du politique !

Propos recueillis par Didier Pasamonik pour Actua BD

11/09/2012

11 minutes, 11 septembre

D'eux dont il faut se souvenir, d'eux qui sont éloquents, et différents dans leur dignité, et vivants,

De passage sur un sol rendu instable, fragiles d’une honte lancée à leur poursuite et qui ne les atteindra pourtant jamais,

Deux vidéos pour marquer deux 11 septembre, dont on retiendra cette citation empruntée par Ken Loach à St Augustin :

"L'espoir a deux belles filles : la colère et le courage, la colère devant l'état des choses et le courage de la changer"

11 septembre - Ken Loach

Et puis aussi le rire étranger au fracas "monde", rire dernier refuge et dernière fin évoquée par Sean Penn, rire comme une errance à travers une solitude obstinée.

11 septembre - Sean Penn

02/07/2012

Le manifeste censuré de Camus

Dans une note précédente, un communiqué de la section LDH d’Aix en Provence faisait état de « réticences » culturelles associées à des « complaisances » honteuses elles-mêmes liées à un devoir de mémoire non assumé de la part du maire de cette ville.
Résultat : un imbroglio sciemment orchestré qui a été à l’origine de difficultés éprouvées par les organisateurs d’une exposition consacrée à Albert Camus dans le cadre de Marseille-Provence capitale européenne de la culture 2013.

A la veille de commémorer l’anniversaire de l’indépendance de l’Algérie - 5 juillet 1962 -, les rancœurs des tenants de l’Algérie Française ressurgissent encore aujourd’hui et illustrent l'origine de la censure dont a été victime Camus autant que la cause anticoloniale et pacifiste dont il a voulu faire bénéficier ses semblables en Algérie comme en France.

On sait en effet qu’en 1939, l’auteur de La Chute a publié, dans divers journaux, des articles dénonçant la politique de répression contre les nationalistes algériens et l’étouffement de toutes les revendications du PPA (Parti du peuple algérien). Certains d'entre eux ont été censurés.

A propos de cette censure, un inédit de Camus a été exhumé des Archives Nationales d’Outre-Mer, lesquelles - coïncidence - se trouvent à Aix-en-Provence.

manifeste censuré d'Albert Camus

Ce texte traite de la liberté de la presse, du rôle du « journaliste libre », de la désinformation qui existait déjà, et qui est encore, très largement, mise en évidence sur la scène médiatique pour qui veut se donner la peine de s'y soustraire.

« 

Il est difficile aujourd’hui d’évoquer la liberté de la presse sans être taxé d’extravagance, accusé d’être Mata-Hari, de se voir convaincre d’être le neveu de Staline.

Pourtant cette liberté parmi d’autres n’est qu’un des visages de la liberté tout court et l’on comprendra notre obstination à la défendre si l’on veut bien admettre qu’il n’y a point d’autre façon de gagner réellement la guerre.

Certes, toute liberté a ses limites. Encore faut-il qu’elles soient librement reconnues. Sur les obstacles qui sont apportés aujourd’hui à la liberté de pensée, nous avons d’ailleurs dit tout ce que nous avons pu dire et nous dirons encore, et à satiété, tout ce qu’il nous sera possible de dire. En particulier, nous ne nous étonnerons jamais assez, le principe de la censure une fois imposé, que la reproduction des textes publiés en France et visés par les censeurs métropolitains soit interdite au Soir républicain, par exemple. Le fait qu’à cet égard un journal dépend de l’humeur ou de la compétence d’un homme démontre mieux qu’autre chose le degré d’inconscience où nous sommes parvenus.

Un des bons préceptes d’une philosophie digne de ce nom est de ne jamais se répandre en lamentations inutiles en face d’un état de fait qui ne peut plus être évité. La question en France n’est plus aujourd’hui de savoir comment préserver les libertés de la presse. Elle est de chercher comment, en face de la suppression de ces libertés, un journaliste peut rester libre. Le problème n’intéresse plus la collectivité. Il concerne l’individu.

Et justement ce qu’il nous plairait de définir ici, ce sont les conditions et les moyens par lesquels, au sein même de la guerre et de ses servitudes, la liberté peut être, non seulement préservée, mais encore manifestée.

Ces moyens sont au nombre de quatre : la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination.

La lucidité suppose la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité. Dans le monde de notre expérience, il est certain que tout peut être évité. La guerre elle-même, qui est un phénomène humain, peut être à tous les moments évitée ou arrêtée par des moyens humains. Il suffit de connaître l’histoire des dernières années de la politique européenne pour être certains que la guerre, quelle qu’elle soit, a des causes évidentes. Cette vue claire des choses exclut la haine aveugle et le désespoir qui laisse faire. Un journaliste libre, en 1939, ne désespère pas et lutte pour ce qu’il croit vrai comme si son action pouvait
influer sur le cours des événements. Il ne publie rien qui puisse exciter à la haine ou provoquer le désespoir. Tout cela est en son pouvoir.

En face de la marée montante de la bêtise, il est nécessaire également d’opposer quelques refus. Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu’un esprit un peu propre accepte d’être malhonnête. Or, et pour peu qu’on connaisse le mécanisme des informations, il est facile de s’assurer de l’authenticité d’une nouvelle. C’est à cela qu’un journaliste libre doit donner toute son attention. Car, s’il ne peut dire tout ce qu’il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu’il ne pense pas ou qu’il croit faux. Et c’est ainsi qu’un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas. Cette liberté toute négative est, de loin, la plus importante de toutes, si l’on sait la maintenir. Car elle prépare l’avènement de la vraie liberté. En conséquence, un journal indépendant donne l’origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires l’uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu’elle soit, lui permet du moins de refuser ce qu’aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servile mensonge.

Nous en venons ainsi à l’ironie. On peut poser en principe qu’un esprit qui a le goût et les moyens d’imposer la contrainte est imperméable à l’ironie. On ne voit pas Hitler, pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, utiliser l’ironie socratique. Il reste donc que l’ironie demeure une arme sans précédent contre les trop puissants. Elle complète le refus en ce sens qu’elle permet, non plus de rejeter ce qui est faux, mais de dire souvent ce qui est vrai. Un journaliste libre, en 1939, ne se fait pas trop d’illusions sur l’intelligence de ceux qui l’oppriment. Il est pessimiste en ce qui regarde l’homme. Une vérité énoncée sur un ton dogmatique est censurée neuf fois sur dix. La même vérité dite plaisamment ne l’est que cinq fois sur dix. Cette disposition figure assez exactement les possibilités de l’intelligence humaine. Elle explique également que des journaux français comme Le Merle ou Le Canard enchaîné puissent publier régulièrement les courageux articles que l’on sait. Un journaliste libre, en 1939, est donc nécessairement ironique, encore que ce soit souvent à son corps défendant. Mais la vérité et la liberté sont des maîtresses exigeantes puisqu’elles ont peu d’amants.

Cette attitude d’esprit brièvement définie, il est évident qu’elle ne saurait se soutenir efficacement sans un minimum d’obstination. Bien des obstacles sont mis à la liberté d’expression. Ce ne sont pas les plus sévères qui peuvent décourager un esprit. Car les menaces, les suspensions, les poursuites obtiennent généralement en France l’effet contraire à celui qu’on se propose. Mais il faut convenir qu’il est des obstacles décourageants : la constance dans la sottise, la veulerie organisée, l’inintelligence agressive, et nous en passons. Là est le grand obstacle dont il faut triompher. L’obstination est ici vertu cardinale. Par un paradoxe curieux mais évident, elle se met alors au service de l’objectivité et de la tolérance.

Voici donc un ensemble de règles pour préserver la liberté jusqu’au sein de la servitude. Et après ?, dira-t-on. Après ? Ne soyons pas trop pressés. Si seulement chaque Français voulait bien maintenir dans sa sphère tout ce qu’il croit vrai et juste, s’il voulait aider pour sa faible part au maintien de la liberté, résister à l’abandon et faire connaître sa volonté, alors et alors seulement cette guerre serait gagnée, au sens profond du mot.

Oui, c’est souvent à son corps défendant qu’un esprit libre de ce siècle fait sentir son ironie. Que trouver de plaisant dans ce monde enflammé ? Mais la vertu de l’homme est de se maintenir en face de tout ce qui le nie. Personne ne veut recommencer dans vingt-cinq ans la double expérience de 1914 et de 1939. Il faut donc essayer une méthode encore toute nouvelle qui serait la justice et la générosité. Mais celles-ci ne s’expriment que dans des cœurs déjà libres et dans les esprits encore clairvoyants. Former ces cœurs et ces esprits, les réveiller plutôt, c’est la tâche à la fois modeste et ambitieuse qui revient à l’homme indépendant. Il faut s’y tenir sans voir plus avant. L’histoire tiendra ou ne tiendra pas compte de ces efforts. Mais ils auront été faits. 

»

06/06/2012

Aix en Provence, la chute

De l’inculture et de la censure comme racines et terreau du « discours » d’extrême droite … Cela peut même se passer dans une ville universitaire et culturellement élitiste.
Illustration :

Cela s'appelle la censure !

« La section d'Aix-en-Provence de la Ligue des Droits de l'Homme dénonce la censure exercée par la municipalité d’Aix-en-Provence sur les acteurs culturels de la ville à des fins de racolage électoral.

2012 est le cinquantenaire de la fin de la guerre d'Algérie. Comme dans d'autres villes de France, à Aix-en-Provence aurait dû se dérouler fin mars une manifestation rappelant le passé de notre relation à l'Algérie et interrogeant le présent de ce pays. Une manifestation d'ampleur à laquelle étaient associés des acteurs culturels aixois de premier plan : La Cité du Livre, l'Institut de l'Image, Les Ecritures Croisées, le Cobiac (Collectif de bibliothécaires et intervenants en action culturelle). Au programme, deux soirées de cinéma, de littérature, de témoignages et de débats avec des invités des deux rives de la Méditerranée.

Mais avec Maryse Joissains à sa tête, Aix-en-Provence n'est plus une ville comme les autres, la presse nationale s'en fait quotidiennement l'écho.

Alors que l'organisation programmatique et matérielle de ces journées était achevée, Patricia Larnaudie, adjointe à la culture, déléguée auprès de la Cité du Livre, faisait savoir que la programmation n'était pas validée par la municipalité ; la conséquence en fut l'annulation de la manifestation. L'explication devait venir deux mois plus tard de Maryse Joissains elle-même.

"Cette manifestation aurait pu porter atteinte à l'ordre public parce qu'elle était très pro-algérienne et que la mémoire sur ces événements n'est pas tout à fait apaisée." (La Provence du 22 mai 2012)

Cette décision et sa justification appellent deux réactions.

Sur le plan culturel d'abord. Il faut bien mal connaître les personnalités qui devaient participer à cette célébration, et il faut bien mal connaître leurs œuvres pour les qualifier de "pro-algériennes".

Qui oserait prétendre que le film de Tariq Teguia qui était programmé est un film pro-algérien ?

Comment la table ronde prévue sur le thème "50 ans après l'indépendance, l'Algérie..?" aurait-elle pu être candidement "pro-algérienne"? Est-ce la projection du film de Pontecorvo La Bataille d'Alger qu'il s'agissait d’interdire ? La décision de la majorité municipale d'Aix relève de l’inculture et du schématisme simpliste.

Mais cette décision révèle surtout le cynisme politique de nos édiles. Troubles à l'ordre public ? M. Joissains pense donc que des foules de nostalgiques de l'Algérie française seraient venues perturber cette manifestation ? Au besoin les y aurait-elle encouragées ? Elle qui a assimilé l’anniversaire du 50ème anniversaire des accords d'Evian à "l'anniversaire de l'abdication de la France face à une poignée de rebelles". En tous les cas ce message envoyé à l'extrême droite aixoise, et qui s'ajoute à beaucoup d'autres, est clair : rien ne sépare M. Joissains d'un candidat du Front National.

Les fins de guerre méritent d'être célébrées par tous. La fin de la guerre d'Algérie est inscrite dans la mémoire de millions de français et d'algériens. La mémoire de la fin des combats tout simplement ; celle, exaltée, d'un peuple accédant à l'indépendance ; celle de la fin du colonialisme français. Mais aussi la mémoire des souffrances et des tortures ; celle des vies perdues au combat ou dans les attentats ; celle des vies défaites par l'arrachement brutal du sol natal.

"La mémoire de l'Algérie est pour nous traumatisante. Le propre des mémoires est d'être plurielles, contradictoires". (Régis Debray, Colloque L'Algérie et la France au XXIème siècle, 17 décembre 2011, Assemblée Nationale-Paris).

Si "la mémoire de ces événements n'est pas tout à fait apaisée" comme le pense M. Joissains, ce sont les vérités de l'histoire et le dialogue entre les hommes qui peuvent éclairer les jugements et engendrer l'apaisement. Pas la censure. »

Communiqué de la Section d’Aix-en-Provence, 5 juin 2012

Ne pas oublier non plus que la même municipalité d’Aix-en Pce, dans le cadre de MP2013 (Marseille Provence 2013 – Capitale de la Culture), est à l’origine d’un imbroglio conduisant au sabordage de l'exposition "Albert Camus, L'étranger qui nous ressemble"  .

Moralité : ce n’est pas parce que le poisson se fait rare en Méditerranée que M. Joissains doit impérativement se mêler de culture.

MP2013

Illustration      

21/05/2012

Eclipse momentanée

Illustrée par Kazimir Malevitch

eclipse partielle avec mona lisa,1914
Eclipse partielle avec Mona Lisa, 1914

 

14/03/2012

Sortir de la guerre d’Algérie : regards croisés, …

Cinquante après les accords et le cessez-le-feu qui ont mis un terme, le 19 mars 1962, à la guerre d’Algérie la LDH considère que le temps est venu de poser enfin un regard apaisé sur la fin tragique de la période coloniale de notre histoire.

La LDH condamne vivement les forces politiques qui, dans un but électoraliste, encouragent les nostalgiques de la colonisation. Tel le maire de Nice, Christian Estrosi, qui a tenté, les 10 et 11 février dernier, d’empêcher la tenue d’un colloque organisé par la section locale de la Ligue des droits de l’Homme sur le thème «Algérie 1962, pourquoi une fin de guerre si tragique ?», au motif qu’il ne s’inscrivait pas dans «l’esprit» de la commémoration que sa municipalité organise.
La Ligue des droits de l’Homme dénonce également avec force le fait que, le 10 mars, à Nîmes, des élus de l’UMP et du Nouveau centre, maires, députés, sénateurs et conseillers généraux, se soient joints au agitateurs du Front national et aux anciens de l’OAS pour tenter de s’opposer à la tenue d’un colloque d’historiens consacré par un collectif d’associations dans les locaux du conseil général du Gard à «la Fédération de France du FLN (1954-1962)».

la guerre d"algérie expliquée à tous
ISBN-13: 978-2020812436

Comme elle l’avait affirmé lors des commémorations de la sanglante répression de la manifestation désarmée des Algériens de la région parisienne du 17 octobre 1961, la LDH demande aux plus hautes autorités de la République de reconnaître que la colonisation de l’Algérie, tout comme la guerre qu’ont menée les autorités de l’époque pour tenter de s’opposer à l’indépendance algérienne, se sont accompagnées de pratiques qui n’ont cessé de tourner le dos aux principes des droits de l’Homme.

algérie 1962,évian, la déchirure, B Stora
http://youtu.be/6BiG5MqiSeQ

Le colloque qu’elle organise avec d’autres associations les 17 et 18 mars à Evian, à l’occasion du cinquantenaire des Accords d’Évian, «Sortir de la guerre d’Algérie : regards croisés, regards apaisés», sera pour elle l’occasion de réaffirmer sa demande aux autorités françaises qu’elles abandonnent le discours insidieux tenus depuis l’élection de Nicolas Sarkozy sur le «refus de la repentance» et l’éloge de «l’œuvre civilisatrice» de la colonisation, pour formuler une véritable reconnaissance des injustices fondamentales qui ont marqué cette époque.

Seule une telle reconnaissance permettra, enfin, de tourner cette page tragique de notre histoire et de construire avec les peuples du sud de la Méditerranée un avenir de paix et de progrès.

Communiqué LDH

08/02/2012

Février 62, Charonne

Cinquante ans et toujours ce goût acre, âpre, à vomir d’une extrême droite qui rode et regarde ses futures victimes avec un sourire malsain et concupiscent. Le dégout des Guéant est infini. Eternel.

Le 13 février, cinq jours après le drame du métro Charonne (9 morts lors des manifestations anti-OAS),
plusieurs centaines de milliers de personnes assistent aux obsèques des victimes.


Le 8 février 1962, le PC, le PSU, les Jeunesses socialistes et les principaux syndicats appellent à une manifestation de "défense républicaine" protestant contre la vague d'attentats OAS qui secoue la France (180 plasticages en janvier-février) et contre la guerre d'Algérie. Lors de la manifestation, les heurts avec les forces de l'ordre, nombreux et violents, débouchent sur un drame. Après l'ordre de dispersion, paniqués par les charges policières, des manifestants cherchent à se réfugier au métro Charonne, boulevard Voltaire. Mais leurs corps sont écrasés contre les grilles à demi fermées de la station tandis que "les policiers tapent dans le tas à coup de "bidule" [Benjamin Stora, La Gangrène et l'oubli. La Mémoire de la guerre d'Algérie, La Découverte, 1998, p.101].


On relève 9 morts (huit manifestants et un journaliste de L'Humanité ) et plusieurs dizaines de blessés. Le choc est considérable. Charonne entre "ce soir-là dans les lieux sacrés de la mémoire collective, comme jadis la rue Transnonain ou le mur des Fédérés" [Michel Winock, "Une paix sanglante", in Patrick Eveno, Jean Planchais (dir.), La Guerre d'Algérie, La Découverte-Le Monde, 1989]. Le 13 février, tandis qu'une grève générale de protestation et de solidarité avec les familles des victimes paralyse le pays, 500 000 personnes suivent les obsèques des victimes de Charonne.


Au sujet de "Charonne", bien des questions demeurent. Ce défilé anti-OAS allait, indirectement, dans le sens du pouvoir. Alors pourquoi a-t-on fait charger une foule désarmée peu après que l'ordre de dispersion a été donné ? A l'époque, les responsabilités de l'affrontement sont aussitôt controversées. Le ministre de l'Intérieur Roger Frey reproche dans un premier temps aux "séides" du PCF d'avoir joué le jeu de l'OAS avant d'accuser cette dernière, sur la foi d'un document saisi dans ses archives, d'avoir monté une "opération provocation".

Source : médiathèque INA

22/01/2012

Ni Jaurès, ni Spiderman : Guédiguian

Le combat simple et vrai de Guédiguian est très loin du populisme dont on voudrait qualifier l’exigence de noblesse qui transparait dans ses films, dans cet interview et dans «Les Neiges du Kilimadjaro». Une exigence qui, pour autant que cela soit possible en pleine campagne électorale et donc pour l’instant, n’est portée que par un ou deux candidats à la présidentielle pendant que les favoris débitent leurs grossières inepties sans discontinuer, sans vergogne et sans s’en apercevoir.

La dernière en date prise à la source du Nouvel Obs :

Hollande, au Bourget : «j'inscrirai la loi de 1905 sur la laïcité dans la Constitution». !!!!
Et Personne dans cette salle du Bourget pour lui rappeler que la laïcité dans la République Française figure en bonne position dans le texte constitutionnel en vigueur, à savoir dans la Constitution de 1958. En effet, la laïcité est affirmée dès le premier article de notre Constitution qui dispose que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

Restent heureusement quelques phares qui savent parler des «pauvres gens» et les appeler à prendre leurs responsabilités.

Robert Guédiguian


Désespéré par l'égoïsme de l'époque, le réalisateur Robert Guédiguian ne désarme pas. Avec “Les Neiges du Kilimandjaro”, retour à l'Estaque et aux vertus du combat collectif.
Magistral, évident.


Robert Guédiguian : "Je voulais réévaluer le monde qui m'a créé
et a inspiré mon cinéma"

A 58 ans, Robert Guédiguian n'a toujours pas oublié d'où il vient. Avec Les Neiges du Kilimandjaro, il retrouve l'Estaque, le quartier marseillais de son enfance, et sa troupe fidèle : Ariane Ascaride, Gérard Meylan, Jean-Pierre Darroussin. Rarement un cinéaste aussi profondément enraciné dans une région se sera autant soucié de l'universel. Avec lui, l'humain l'emporte toujours sur le pittoresque, et les plus noirs constats (Rouge Midi, Dieu vomit les tièdes, La ville est tranquille) côtoient les utopies les plus ardentes (A l'attaque !, Marius et Jeannette). Arménien par son père, Allemand par sa mère, Guédiguian est de Marseille mais n'a qu'une patrie : la politique, autrement dit, pour lui, le cinéma. Militant de la première heure, il fait des films et les produit comme d'autres montent à la tribune. Lucide sur l'état du monde, Robert le Rouge ne s'avoue pas vaincu. En lui, c'est sûr, le vieux rêve bouge encore.


En ces temps de crise économique, morale et politique, votre film exalte une valeur dévaluée, la bonté. Pourquoi ?
"Avec mon coauteur, Jean-Louis Milesi, nous avions déjà ressenti ce besoin, en 1992, pour l’Argent fait le bonheur. A l'époque, nous en avions assez de voir les pauvres affublés de tous les vices, désignés comme responsables de tous les maux. Au cinéma, les ouvriers et les chômeurs étaient systématiquement drogués, séropositifs, incestueux... Comme si les intellectuels et les artistes en voulaient au peuple, tant encensé en 68, de ne pas avoir fait la révolution qu'ils attendaient de lui. En réaction, nous avions imaginé des gens debout, combatifs, porteurs de valeurs nobles. La forme du conte, avec son lot d'exagérations et d'invraisemblances, s'était alors imposée. Cette fois, Les Neiges du Kilimandjaro ne bascule pas dans l'irréel. Le comportement généreux des héros a beau être exceptionnel, il est de l'ordre du possible. Dans la vie, il y a de pauvres gens comme eux. Comme ceux du poème de Victor Hugo : ils n'ont presque rien mais sont prêts à le partager si leur cœur le leur dicte.


Les Pauvres Gens a, d'ailleurs, servi de point de départ à l'écriture du film. Comment avez-vous redécouvert ce poème ?
Je l'ai relu alors que j'écrivais un argumentaire appelant à voter contre la Constitution européenne, en 2005. C'est un texte flamboyant, très lyrique, d'une puissance stupéfiante. Un pêcheur annonce à sa femme sa décision d'adopter les deux enfants de la voisine, qui vient de mourir : « Nous avions cinq enfants, cela va faire sept. Moi, je boirai de l'eau, je ferai double tâche. C'est dit. Va les chercher. Mais qu'as-tu ? Ça te fâche ? – Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà ! » Séparément, le mari et la femme ont eu le même élan. L'histoire, magnifique, en dit long sur leur générosité et leur amour. J'ai immédiatement appelé Jean-Louis Milesi : « J'ai une fin de film extraordinaire ! » On est partis de ce dénouement pour construire l'histoire à rebours, en l'enracinant dans la complexité du monde d'aujourd'hui.
Il y a dix ans, vous réalisiez La ville est tranquille, l'un de vos films les plus désespérés. Auriez-vous retrouvé foi en l'homme ?
Je doute souvent, mais je m'efforce de la cultiver, cette foi. J'ai mis au point deux manières de prêcher : par le constat, avec La ville est tranquille ou Lady Jane, et par l'exemple, avec Marius et Jeannette, cette histoire de la reconquête du bonheur par deux êtres que la vie a éprouvés, ou Les Neiges du Kilimandjaro. Mon analyse de la société contemporaine reste la même, plutôt désespérante, mais parfois j'éprouve le besoin de proposer une solution aux problèmes que je soulève.


Dans Les Neiges du Kilimandjaro, Christophe, le jeune ouvrier, voit en Michel, le vieux syndicaliste, un ennemi. Comment en est-on arrivé là ?
Avant, la classe ouvrière était visible. Elle avait des territoires à elle, ces grandes unités industrielles aujourd'hui disparues. A Marseille, à la sortie des quais, ils étaient des milliers, en bleu de travail, la clope au bec. Et puis, il y avait ces autres espaces où les ouvriers se rencontraient : les syndicats, le parti communiste. Aujourd'hui, cette armée est disséminée, même si elle existe encore. Les nouveaux ouvriers portent des chemises blanches et travaillent au chaud, dans des bureaux : les employés de France Télécom, par exemple. Ils ne se considèrent pas comme des prolétaires, pensent disposer d'un statut supérieur, mais ils gagnent le smic. C'est terrible, cette absence de fédération des pauvres gens. Ils sont à la fois si nombreux et si seuls."

“Les enfants de mes héros ne sont pas
de mauvais bougres mais ils ont choisi de se reposer.
Ce sont des feignants, avec des rêves petits-bourgeois.
Ce comportement régressif m'agace prodigieusement.”

Mais dans votre film, les jeunes générations ne sont pas très recommandables. Violente ou égoïste, c'est comme ça que vous voyez la jeunesse d'aujourd'hui ?
« Il faut choisir : se reposer ou être libre », disait le philosophe grec Thucydide... Les enfants de mes héros ne sont pas de mauvais bougres, mais ils ont choisi de se reposer. Ce sont des feignants, avec des rêves petits-bourgeois. Ils se débrouillent à peu près, habitent dans un lotissement avec vue sur la mer, et tant qu'il y a des saucisses et du pastis à la maison, ils ne cherchent pas plus loin. Ce comportement régressif m'agace prodigieusement.
Quant à celui qui, dans le film, passe à l'acte, poussé par la misère, il a au moins le mérite de renvoyer ses aînés à leurs responsabilités. Quand il s'insurge contre la méthode du syndicat pour sauver la boîte – un tirage au sort des futurs chômeurs –, je suis entièrement d'accord avec lui."


Est-ce que vos quinquagénaires, si exemplaires, ne sont pas un peu castrateurs ?
Forcément. Les gens exemplaires le sont toujours un peu. Mais je n'allais quand même pas en faire des médiocres pour rassurer le spectateur ! De temps en temps, un cinéaste doit savoir assumer des personnages à qui il aimerait ressembler. C'eût été facile d'inventer une faille à chacun, un adultère par-ci, une compromission par-là. A quoi bon ? Ce qui m'intéresse et me réjouit, c'est de voir ces vieux militants se demander comment rester fidèles à leurs convictions.


Vous, vous êtes resté fidèle à une troupe d'acteurs : Ariane Ascaride, Gérard Meylan, Jean-Pierre Darroussin. Vous voulez filmer un monde qui vieillit en même temps que vous ?
"A travers eux, j'ai fait mon autoportrait à des âges différents. Mais ce qu'ils rejouent devant ma caméra, c'est aussi l'histoire de leurs vies : le père de Darroussin était chaudronnier, celui d'Ariane, représentant de commerce, fauché et communiste. Celui de Gérard était un instituteur à l'ancienne, très érudit et communiste lui aussi. Je me sens un peu comme le porte-parole de ce groupe. Les films qu'on fait ensemble sont un ancrage dont on vérifie régulièrement la solidité. C'est là qu'à chaque fois on révise nos valeurs, notre amitié, les leçons qu'on a apprises. Comme un retour à la fac."


Après un film sur vos origines (Le Voyage en Arménie), un polar (Lady Jane) et un film historique (L'Armée du crime), vous voilà de retour à l'Estaque. Pourquoi ?
"Pour faire le point. A mes yeux, ce quartier incarne le peuple. Je le connais bien, je le travaille comme un entomologiste, pour mesurer très précisément l'état du monde ouvrier. Et puis, l'Estaque, c'est le lieu du crime : mon premier film, Dernier Eté. C'était en 1980. J'y faisais déjà la chronique de ce quartier. Mon père et ma mère y jouent, et aussi la toute petite fille de Gérard, sa femme, ma tante... Ce film est une archive : l'Estaque d'alors a complètement disparu."


Qu'est-ce qui a le plus changé depuis ?
"La fin de l'idée communiste. Cela a profondément bouleversé nos manières de vivre et de nous battre. Progressivement, la mémoire des luttes a été laissée aux seuls livres d'histoire. C'est contre cet oubli collectif que j'ai réalisé L'Armée du crime, sur les résistants communistes immigrés, menés par Manouchian. Je me suis aperçu que beaucoup de gens ignoraient ce qu'était l'Affiche rouge. Par les temps qui courent, ça ne me semblait pas inutile de rappeler au public comment des étrangers avaient contribué à sauver la France."

Dans l'Estaque de votre enfance, quelle place avait le cinéma ?
"Le quartier comptait au moins sept ou huit salles. L'été, les familles y allaient après la douche, avec les enfants en pyjama. C'est là que j'ai vu Les Travaux d'Hercule, Les Vikings ou Tarzan. Pour les films d'auteur, il y avait les ciné-clubs à la télévision : c'est comme ça que j'ai vu Los Olvidados, de Luis Buñuel, et Toni, de Jean Renoir. Sinon, il fallait se rendre dans les salles d'art et d'essai du centre-ville. A 16 ou 17 ans, j'y étais fourré cinq ou six fois par semaine. Un ami pigiste au journal La Marseillaise volait les tickets exonérés dans le tiroir du critique cinéma. J'ai donc gratuitement dévoré John Ford, Pasolini, Losey..."


A l'époque, vouliez-vous déjà devenir cinéaste ?
"Pas du tout. Je rêvais d'être un intellectuel communiste. Mon père travaillait sur les quais. Comme tous ses collègues, il était à la CGT, mais n'était pas militant. Moi, j'ai adhéré au Parti à 14 ans, en 68. Gérard Meylan et moi allions à la fac assister aux AG. On ne pigeait pas tout, mais on sentait que cette révolte était juste. J'ai passé des heures à parler avec le père de Gérard, et puis, très vite, je suis allé à la librairie du Parti pour acheter Le Manifeste du parti communiste, La Guerre civile en France... J'y ai cru très fort, jusqu'à l'abandon du programme commun et l'éclatement de la gauche, à l'automne 1977."


Deux ans plus tard, vous rendez votre carte du PC et vous réalisez votre premier film. Faire du cinéma a-t-il été pour vous une autre façon de faire de la politique ?
"Absolument. Du moins, c'est comme ça que je l'ai analysé a posteriori. Toute l'énergie que j'avais investie dans le Parti est passée dans le cinéma. Je ne ferais pas de films si je ne pensais pas qu'ils puissent contribuer au débat."


Quel rôle a joué Ariane Ascaride dans votre venue au cinéma ?
"Je l'ai rencontrée à la fac d'Aix-en-Provence. Elle était venue faire une intervention dans mon amphi en tant que militante de l'Unef. On est tombés amoureux. Elle faisait du théâtre depuis ses 10 ans et voulait passer le Conservatoire de Paris. Quand elle y est entrée, je l'ai suivie. C'est à Paris que j'ai rencontré René Féret, qui m'a proposé d'écrire un scénario (1) avec lui, le seul que je n'ai pas tourné moi-même. Ça a déclenché un truc, comme si on avait appuyé sur un bouton. Je me suis lancé avec l'idée de raconter une histoire le plus simplement possible : peu de mouvements de caméra, une lumière naturelle... Mon dernier film est peut-être un peu plus fluide que le premier, mais il reste fidèle à cette manière rustique."


Pourquoi avoir adopté ce style ?
"Parce que j'ai toujours voulu être un cinéaste populaire. Je peux admirer des films esthétiquement très élaborés, mais je n'aurais pas pu faire un cinéma qui ne soit pas accessible à tous. D'où mon attachement à la narration classique et ma propension à ménager des rebondissements. Je pense que mes films sont regardables par le plus grand nombre. Et partout. Ils ont beau être géographiquement très localisés, ils marchent bien à l'étranger."


Non content d'être un cinéaste politique, vous êtes également un producteur engagé...
"Quand on a fondé Agat Films, tout le monde rigolait. C'était la fin des années 1980, l'heure n'était plus aux collectifs. Or, nous étions quelques-uns à avoir décidé de nous associer pour produire nos films. A égalité... Aujourd'hui, plus personne ne rit, car ce modèle a fait ses preuves. Les 35 heures, nous les avions anticipées de deux ans. Quant au smic à 1 700 euros proposé par Mélenchon, mon candidat pour 2012, c'est déjà une réalité, ici..."

“La crise actuelle va provoquer une révolution
intellectuelle. De ce point de vue, la période
qui s'ouvre est exaltante. Je souhaite qu'elle redonne
aux gens le goût de la politique et de l'engagement.”

Qu'est-ce qui a changé avec le succès de Marius et Jeannette, en 1997 ?
"Tous les jours, en me levant, je remercie Marius et Jeannette. Il y a clairement eu un avant et un après. Ce film est sorti au bon « Moment », au sens léniniste du terme : tous les facteurs coïncidaient pour que ça marche. Chirac venait de dissoudre l'Assemblée, Jospin se retrouvait Premier ministre..."


Quel regard portez-vous sur la crise actuelle ?
"Il va y avoir beaucoup de dégâts. Mais je pense qu'elle va provoquer une révolution intellectuelle. C'est vrai pour la gauche, mais aussi pour la droite de Sarkozy, qui est en train de défaire tout ce qu'elle a entrepris depuis cinq ans. Aujourd'hui, elle s'est même ralliée à la taxe sur les transactions financières, une proposition des altermondialistes ! A situation exceptionnelle, solutions inédites. De ce point de vue, la période qui s'ouvre est exaltante. Je souhaite qu'elle redonne aux gens le goût de la politique et de l'engagement au quotidien."

Dans Les Neiges du Kilimandjaro, Michel demande à Marie-Claire ce que le couple qu'ils formaient à 20 ans penserait de ce qu'ils sont devenus. Qu'aurait pensé le jeune Robert du Guédiguian d'aujourd'hui ?
"Il serait très content... En tout cas, je me suis toujours efforcé d'être fidèle à ce jeune homme. Avec le temps, c'est même devenu un impératif moral, et cette question, je me la pose tous les jours…"
Propos recueillis le 15 novembre 2011 par Mathilde Blottière pour Télérama (n° 3226)
 (1) “Fernand”, de René Féret.

01/01/2012

«Reading with death».

Nous savons qu’il y aura encore des morts, encore des incertitudes, des désespoirs, des abandons, des tristesses, des naïvetés, des inconsistances, des ignorances, des arrogances, de mauvais rêves, de fausses solutions, des giratoires cons, des combines et des contreparties, des bassesses et la solitude, l’envie d’en découdre et celle de cicatriser, les trottoirs froids et les surfaces sans profondeur, des périmètres clôturés et des non-dits, et des dénis, et des messes basses, et des convois sournois. Nous savons qu’il sera impossible de croire encore longtemps à un renversement de situation malgré le tonneau d’espoirs que nous avons cru devoir remplir à mains nues.
Tout continu.

2012, reading with death

2012 ... En guise de vœux, cette citation de René Daumal dans « Contre-ciel » : « Désapprendre à rêvasser, apprendre à penser, désapprendre à philosopher, apprendre à dire, cela ne se fait pas en un jour. Et pourtant nous n'avons que peu de jours pour le faire. » … sur un tableau de JM Basquiat «reading with death».