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29/08/2018

A PROPOS DE "RUPTURE MÉTABOLIQUE"... ET DE DURABILITÉ

L’écosocialisme, une idée qui vient de loin

Karl Marx et l’exploitation de la nature

Pour certains, la crise écologique invaliderait les analyses de Karl Marx, coupable d’avoir délaissé la question environnementale. Le productivisme débridé des régimes se réclamant de lui a paru conforter cette critique. D’autres, tel l’intellectuel américain John Bellamy Foster, suggèrent au contraire que socialisme et écologie forment, chez lui, les deux volets d’un même projet.

Ces dernières années, l’influence croissante des questions écologiques s’est notamment manifestée par la relecture à travers le prisme de l’écologie de nombreux penseurs, de Platon à Mohandas Karamchand Gandhi. Mais, de tous, c’est sans aucun doute Karl Marx qui a suscité la littérature la plus abondante et la plus polémique. Anthony Giddens a ainsi affirmé que Marx, bien qu’il ait témoigné d’une sensibilité écologique particulièrement développée dans ses premiers écrits, avait ensuite adopté une « attitude prométhéenne » envers la nature (1). De la même manière, Michael Redclift remarque que, pour lui, l’environnement avait pour fonction de « rendre les choses possibles, mais toute valeur découlait de la force de travail (2)  ». Enfin, selon Alec Nove, Marx croyait que « le problème de la production avait été “résolu” par le capitalisme et que la future société des producteurs associés n’aurait donc pas à prendre au sérieux le problème de l’usage des ressources rares », ce qui signifie qu’il était inutile que le socialisme ait une quelconque « conscience écologique » (3). Ces critiques se justifient-elles ?

Au cours des années 1830 à 1870, la diminution de la fertilité des sols par la perte de leurs nutriments constitua la préoccupation écologique majeure de la société capitaliste, tant en Europe qu’en Amérique du Nord. L’inquiétude suscitée par ce problème ne pouvait être comparée qu’à celle provoquée par la pollution croissante des villes, la déforestation de continents entiers et les craintes malthusiennes de la surpopulation. Dans les années 1820 et 1830, au Royaume-Uni, et peu après dans les autres économies capitalistes en expansion de l’Europe et de l’Amérique du Nord, l’inquiétude générale concernant l’épuisement des sols conduisit à une augmentation phénoménale de la demande d’engrais. Le premier bateau chargé de guano péruvien débarqua à Liverpool en 1835 ; en 1841, c’étaient 1 700 tonnes qui étaient importées et, en 1847, 220 000. Au cours de cette période, les agriculteurs retournèrent les champs de bataille napoléoniens, comme ceux de Waterloo et d’Austerlitz, dans une quête désespérée d’ossements à répandre sur leurs champs.

[S’intéressant aux États-Unis, le chimiste allemand] Justus von Liebig remarquait qu’il pouvait y avoir des centaines, voire des milliers, de kilomètres entre les centres de production de céréales et leurs marchés. Les éléments constitutifs de l’humus étaient donc envoyés très loin de leur lieu d’origine, rendant d’autant plus difficile la reproduction de la fertilité des sols.

Empester la Tamise

Loin d’être aveugle à l’écologie, Marx devait, sous l’influence des travaux de Liebig de la fin des années 1850 et du début des années 1860, développer à propos de la terre une critique systématique de l’« exploitation » capitaliste, au sens du vol de ses nutriments ou de l’incapacité à assurer sa régénération. Marx concluait ses deux principales analyses de l’agriculture capitaliste par une explication de la façon dont l’industrie et l’agriculture à grande échelle se combinaient pour appauvrir les sols et les travailleurs. L’essentiel de la critique qui en découle est résumé dans un passage situé à la fin du traitement de « La genèse de la rente foncière capitaliste », dans le troisième livre du Capital : « La grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum, à un chiffre qui baisse constamment en face d’une population industrielle concentrée dans les grandes villes et qui s’accroît sans cesse ; elle crée ainsi des conditions qui provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie ; il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage que le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré. (…) La grande industrie et la grande agriculture exploitée industriellement agissent dans le même sens. Si, à l’origine, elles se distinguent parce que la première ravage et ruine davantage la force de travail, donc la force naturelle de l’homme, l’autre plus directement la force naturelle de la terre, elles finissent, en se développant, par se donner la main : le système industriel à la campagne finissant aussi par débiliter les ouvriers, et l’industrie et le commerce, de leur côté, fournissant à l’agriculture les moyens d’exploiter la terre. »

La clé de toute l’approche théorique de Marx dans ce domaine est le concept de métabolisme (Stoffwechsel) socio-écologique, lequel est ancré dans sa compréhension du procès de travail. Dans sa définition générique du procès de travail (par opposition à ses manifestations historiques spécifiques), Marx a utilisé le concept de métabolisme pour décrire la relation de l’être humain à la nature à travers le travail : « Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. Il met en mouvement les forces naturelles de sa personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains, pour s’approprier la matière naturelle sous une forme utile à sa propre vie. Mais, en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature. (…) Le procès de travail (…) est la condition naturelle éternelle de la vie des hommes (4).  »

Pour lui comme pour Liebig, l’incapacité à restituer au sol ses nutriments trouvait sa contrepartie dans la pollution des villes et l’irrationalité des systèmes d’égouts modernes. Dans Le Capital, il a cette remarque : « À Londres, par exemple, on n’a trouvé rien de mieux à faire de l’engrais provenant de quatre millions et demi d’hommes que de s’en servir pour empester, à frais énormes, la Tamise. » Selon lui, les « résidus résultant des échanges physiologiques naturels de l’homme » devaient, aussi bien que les déchets de la production industrielle et de la consommation, être réintroduits dans le cycle de la production, au sein d’un cycle métabolique complet (5). L’antagonisme entre la ville et la campagne, et la rupture métabolique qu’il entraînait étaient également évidents au niveau mondial : des colonies entières voyaient leurs terres, leurs ressources et leur sol volés pour soutenir l’industrialisation des pays colonisateurs. « Depuis un siècle et demi, écrivait Marx, l’Angleterre a indirectement exporté le sol irlandais, sans même accorder à ceux qui le cultivent les moyens de remplacer les composantes du sol (6).  »

Les considérations de Marx sur l’agriculture capitaliste et la nécessité de restituer au sol ses nutriments (et notamment les déchets organiques des villes) le conduisirent ainsi à une idée plus générale de durabilité écologique — idée dont il pensait qu’elle ne pouvait avoir qu’une pertinence pratique très limitée dans une société capitaliste, par définition incapable d’une telle action rationnelle et cohérente, mais idée au contraire essentielle à une société future de producteurs associés. « Le fait, pour la culture des divers produits du sol, de dépendre des fluctuations des prix du marché, qui entraînent un perpétuel changement de ces cultures, l’esprit même de la production capitaliste, axé sur le profit le plus immédiat, sont en contradiction avec l’agriculture, qui doit mener sa production en tenant compte de l’ensemble des conditions d’existence permanentes des générations humaines qui se succèdent. »

En soulignant la nécessité de préserver la terre pour « les générations suivantes », Marx saisissait l’essence de l’idée contemporaine de développement durable, dont la définition la plus célèbre a été donnée par le rapport Brundtland : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins (7).  » Pour lui, il est nécessaire que la terre soit « consciemment et rationnellement traitée comme la propriété perpétuelle de la collectivité, la condition inaliénable d’existence et de reproduction de la série des générations successives ». Ainsi, dans un passage fameux du Capital, il écrivait que, « du point de vue d’une organisation économique supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra tout aussi absurde que le droit de propriété d’un individu sur son prochain ».

On reproche aussi souvent à Marx d’avoir été aveugle au rôle de la nature dans la création de la valeur : il aurait développé une théorie selon laquelle toute valeur découlerait du travail, la nature étant considérée comme un « don » fait au capital. Mais cette critique repose sur un contresens. Marx n’a pas inventé l’idée que la terre serait un « cadeau » de la nature au capital. C’est Thomas Malthus et David Ricardo qui ont avancé cette idée, l’une des thèses centrales de leurs ouvrages économiques. Marx avait conscience des contradictions socio-écologiques inhérentes à de telles conceptions et, dans son Manuscrit économique de 1861-1863, il reproche à Malthus de tomber de façon récurrente dans l’idée « physiocratique » selon laquelle l’environnement est « un don de la nature à l’homme », sans prise en considération de la manière dont cela était lié à l’ensemble spécifique de relations sociales mis en place par le capital.

Certes, Marx s’accordait avec les économistes libéraux pour dire que, selon la loi de la valeur du capitalisme, aucune valeur n’est reconnue à la nature. Comme dans le cas de toute marchandise dans le capitalisme, la valeur du blé découle du travail nécessaire pour le produire. Mais, pour lui, cela ne faisait que refléter la conception étroite et limitée de la richesse inhérente aux relations marchandes capitalistes, dans un système construit autour de la valeur d’échange. La véritable richesse consistait en valeurs d’usage — qui caractérisent la production en général, au-delà de sa forme capitaliste. Par conséquent, la nature, qui contribuait à la production de valeurs d’usage, était autant une source de richesse que le travail. Dans sa Critique du programme de Gotha, Marx tance les socialistes qui attribuent ce qu’il appelle une « puissance de création surnaturelle » au travail en le considérant comme la seule source de richesse et en ne prenant pas en compte le rôle de la nature.

John Bellamy Foster

Rédacteur en chef de la Monthly Review, New York. Ce texte est extrait de Marx écologiste, Éditions Amsterdam, Paris, 2011.

(1Anthony Giddens, A Contemporary Critique of Historical Materialism, University of California Press, Berkeley, 1981.

(2Michael Redclift, Development and the Environmental Crisis : Red or Green Alternatives ?, Methuen, Londres, 1984.

(3Alec Nove, « Socialism », dans John Eatwell, Murray Milgate et Peter Newman (sous la dir. de), The New Palgrave : A Dictionary of Economics, vol. 4, Stockton, New York, 1987.

(4Karl Marx, Le Capital, livre I, Éditions sociales, Paris, 1978.

(5Karl Marx, Le Capital, livre III, Éditions sociales, 1978.

(6Karl Marx, Le Capital, livre I, op. cit.

(7« Notre avenir à tous », rapport rédigé en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations unies sous la direction de la première ministre norvégienne Gro Harlem Brundtland [note de la rédaction].

16/06/2018

«Aquarius»: les migrants ont-ils «vocation» à mourir?

«Aquarius»: les migrants ont-ils «vocation» à mourir?

Par Carine Fouteau -  Mediapart.fr

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Des rescapés de l'«Aquarius» ont été transbordés mardi 12 juin sur des navires de la marine ou des garde-côtes italiens, chargés de les débarquer en Espagne. © Karpov / SOS Méditerranée
L’odyssée de l’Aquarius apporte une nouvelle fois la preuve de la violence des politiques européennes, et pas seulement de l’actuelle extrême droite au pouvoir en Italie, à l’égard des migrants. Au regard des détours faits par leur navire, les passagers, qui vont arriver exsangues en Espagne, ont compris qu’ils ne sont pas les bienvenus et qu’ils sont considérés comme un « fardeau » qu’il faudra bien se répartir s’ils parviennent, malgré toutes les souffrances endurées, vivants sur nos côtes.

En matière de politique migratoire, l’horreur est là ; le pire est à venir. À bord de l’Aquarius, en route vers l’Espagne, l’odyssée se poursuit : l’équipage de SOS Méditerranée, qui affrète le navire pour aider les migrants en perdition, fait savoir via son compte Twitter que les rescapés sont malades, épuisés et choqués. Le refus de l’Italie et de Malte de les laisser accoster sur leurs terres et l’absence de proposition des autorités françaises ont forcé le bateau, après la main tendue de l’Espagne, à emprunter un chemin plus long en direction du port de Valence.

 

La feuille de route de l'«Aquarius», à 700 km de Valence.
La feuille de route de l'«Aquarius», à 700 km de Valence.

Miroir de l’inaction européenne, la mer, avec ses vagues pareilles à des murs, est si mauvaise qu’elle fait durer le calvaire en contraignant le navire à allonger encore son périple. Après avoir dévié de sa trajectoire en longeant les côtes sardes par l’est, il a franchi, selon le site Marine Traffic qui permet de suivre l’avancée des bateaux en temps réel, le détroit séparant la Corse de la Sardaigne et ferait actuellement cap vers Valence, d’une distance de 378 milles marins, soit 700 kilomètres.

Comble du cynisme, les garde-côtes italiens ont fait passer jeudi soir un ravitaillement, à base de noix, bananes séchées, soupes en sachet… et de jouets. « Les gens sont allongés sur le sol, femmes enceintes, mères qui allaitent, bébés, patients brûlés, personnes qui se sont presque noyées », témoigne Aloys Vimard, coordinateur de MSF, à bord du bateau.

Après avoir connu l’enfer en Libye, car aucun migrant ne ressort indemne de la traversée de ce pays aux mains des mafias, les passagers de l’Aquarius vont arriver presque morts en Europe. Exsangues, en tout cas.

Pendant ce temps, une autre tragédie a lieu en Méditerranée : une quarantaine de migrants, partis de Libye au moment où l’Aquarius errait entre Malte et la Sicile, ont vu leurs compagnons d’infortune se noyer sous leurs yeux. Ils ont été secourus, en début de semaine, par l’USNS Trenton, un navire militaire américain, qui est à son tour empêché d’accoster en Italie.

La 6e flotte américaine a fait savoir que lors de l’opération de sauvetage, au moins douze corps avaient été repérés, mais finalement abandonnés en mer. « L’équipage a donné la priorité au sauvetage de ceux qui en avaient un besoin immédiat », a-t-elle déclaré. Le nombre de morts est selon toute vraisemblance plus élevé, sachant que les passeurs entassent rarement moins de 100 personnes sur les canots pneumatiques qu’ils envoient en mer. Lors de la dernière mise à jour de ses informations, la marine américaine a fait savoir qu’aucune autorisation de débarquer ne leur avait été délivrée. Les rescapés ont vécu une tragédie, mais les Européens, une nouvelle fois, se détournent.

[[lire_aussi]]On pourrait imaginer que des drames de ce genre provoquent des vagues d’émotion de par le monde ; que des manifestants déferlent dans les rues pour s’indigner que des êtres humains soient traités comme des moins que rien ; mais non, cela fait des années que les migrants meurent en Méditerranée, devenue un cimetière marin pour des dizaines de milliers d’exilés à la recherche d’une vie meilleure, et une forme d’indifférence s’est installée. Quelle société sommes-nous devenus pour ne pas nous lever massivement et obliger nos gouvernements démocratiquement élus à ouvrir leurs portes à des personnes entre la vie et la mort ?

On pourrait imaginer que les autorités européennes réagissent en demandant aux États membres de se mettre autour d’une table pour organiser collectivement les secours ; mais non, les rescapés ont compris qu’ils ne sont pas les bienvenus sur ce continent qui, fut un temps, a combattu le fascisme ; qu’aucun pays ne veut d’eux ; qu’ils sont considérés comme un « fardeau » qu’il faudra bien se répartir s’ils arrivent, malgré tout, vivants sur nos côtes.

Ce vendredi le président français Emmanuel Macron et le président du Conseil Giuseppe Conte, après avoir mimé la dispute pendant quelques jours, se retrouvent à Paris pour la scène de réconciliation. Vont-ils porter un toast en l’honneur des migrants qu’ils n’ont pas sauvés ?

L’Italie et son extrême droite au pouvoir ne sont pas les seules à blâmer dans cette histoire. L'extrême droite au pouvoir à Rome ne fait que mettre en œuvre le programme des dirigeants européens. Il faut se rappeler les critiques essuyées par l'Italie lorsque avait été mise en place l’opération Mare Nostrum visant à venir en aide aux migrants naufragés en Méditerranée. Il faut se rappeler le refus des dirigeants européens, français et allemand en tête, de revoir le système de Dublin qui fait des États d’entrée dans l’UE les pays responsables de la demande d’asile, et ce faisant, pour des raisons géographiques, laisse l’Italie et la Grèce en première ligne dans l’accueil des migrants.

Ne pas en conclure toutefois que l’Italie, même avant l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir, a agi avec honneur : c’est à un gouvernement de centre-gauche que revient la distinction d’avoir signé, à l’automne 2017, avec les passeurs libyens un accord secret (lire notre article) pour empêcher les migrants de partir, les assignant à résidence dans un pays où l’enfermement, la torture et les enlèvements sont monnaie courante. Stratégie qui a d’ailleurs plutôt bien fonctionné, puisque les départs depuis la Libye ont drastiquement chuté depuis ce moment-là, de la même manière que l’accord UE-Turquie, au printemps 2016, avait réduit à presque rien les traversées dans la mer Égée.

 

Les arrivées de migrants par la mer en Italie entre 2014 et 2018. © OIM
Les arrivées de migrants par la mer en Italie entre 2014 et 2018. © OIM

Aucun pays européen n’a de raison de se vanter. Et l’extrême droite en Italie n’a pas tort de souligner les méfaits de la police française à Menton ou à Calais (lire l’article de Mathilde Mathieu sur le comportement des forces de l’ordre à l’égard des mineurs à la frontière italienne). L’Espagne, qui aujourd’hui sauve la face, n’est pas en reste. Voilà des années qu’elle laisse mourir les migrants à ses portes, et notamment sur les barbelés de Ceuta et Melilla.

Depuis au moins deux décennies, l’Europe s’emmure. En durcissant systématiquement leurs politiques migratoires, les États membres réduisent à presque rien les possibilités des migrants de voyager légalement. Pour paraphraser l’ex-premier ministre Manuel Valls, qui expliquait que les Roms avaient « vocation » à retourner en Roumanie, on pourrait considérer que le sous-texte des politiques européennes est que les migrants ont vocation à mourir. Ou à rester en Libye, ce qui revient quasiment au même. Citer Manuel Valls n’est évidemment pas anodin, puisque la gauche française lui doit d’avoir introduit le poison identitaire dans son camp supposé progressiste.

La morale de cette histoire est que la coalition Ligue-M5S a vu son gouvernement bloqué lorsqu’elle proposait un adversaire de l’euro au poste de ministre de l’économie, tant les dirigeants européens craignaient qu’il ne mette en cause le fondement néolibéral de son fonctionnement ; mais que le nouvel exécutif a été avalisé lorsque le leader de la Ligue et ami de Marine Le Pen, Matteo Salvini, a été nommé ministre de l’intérieur, en charge des questions migratoires.

Il ne faudra pas attendre longtemps pour observer si les chefs d’État, attendus à Bruxelles les 28 et 29 juin pour un Conseil européen, réaliseront l’exploit de faire taire leurs différends économiques sur le dos des migrants.

 

15/05/2018

Disparition de Mathew Blessing - découverte d'un corps dans la Durance ...

Aux membres du réseau Hospitalité sans Frontières

COMMUNIQUÉ DE PRESSE

 

Lundi 7 mai, aux alentours de 5h du matin, un groupe composé de trois personnes étrangères, dont deux hommes et une jeune femme, marchaient en suivant la nationale 94 en direction de Briançon. La jeune femme marchait difficilement du fait de douleurs aux jambes et était souvent aidée par les deux jeunes hommes. À la hauteur du hameau de La Vachette, 5 policiers dissimulés dans les fourrés ont surgis brusquement sur la route nationale en allumant des torches électriques et en criant « police, police ». Les 3 personnes étrangères se sont alors enfuies à travers champ en direction du village où elles se sont dispersées, poursuivies par les policiers. L’un des deux hommes est interpellé vers l’Eglise. Les policiers sillonnent ensuite le village pendant plusieurs heures. La jeune femme ne donne plus aucune nouvelle d’elle depuis ce jour. En toutes hypothèses, les 5 policiers sont les dernières personnes à avoir vu vivante la jeune femme disparue. Mercredi 9 mai, le corps d'une jeune femme est retrouvée dans la Durance une dizaine de kilomètres plus en aval.

MORT EN DURANCE

La jeune femme disparue depuis lundi 7 mai s’appelle Mathew BLESSING. Elle est âgée de 21 ans et de nationalité nigériane.

Les informations que nous avons recueillies font ressortir plusieurs éléments précis et circonstanciés qui pourraient relever des infractions suivantes :

  • Mise en danger délibéré de la vie d’autrui par le manquement à une obligation particulière de sécurité ou de prudence, en l’espèce en organisant de nuit une poursuite à l’encontre de personnes de nationalités étrangères dans une zone dangereuse. Faits prévus et réprimés par l’article 223-1 du Code Pénal.
  • Homicide involontaire par imprudence, négligence, ou manquement à une obligation de sécurité, en l’espèce en ayant conscience du danger de mort encouru par une chute dans la rivière, faits prévus et réprimés par l’article 221-6 du Code Pénal.
  • Violence volontaire ayant entrainé la mort sans intention de la donner, faits prévus et réprimés par l’article 221-6 du Code Pénal.
  • Non-assistance à personne en danger, en l’espèce en ayant omis de signaler aux services de secours la disparition d’une personne dans un environnement dangereux, faits prévus et réprimés par l’article 223-6 du Code Pénal.
  • Discrimination d’une personne en raison de son physique ou de son apparence, faits prévus et réprimés par l’article 225-1 du Code Pénal.

Les manquements aux obligations de sécurité et de prudence précédemment invoqués se déduisent des obligations propres des fonctionnaires de police résultant, notamment, du Code de Déontologie de la Police Nationale.

Aux termes de l’article R. 434-10 du Code de déontologie de la police et de la gendarmerie Nationale, codifié dans la partie réglementaire du Code de Sécurité Intérieure :

« Le policier ou le gendarme fait, dans l'exercice de ses fonctions, preuve de discernement.

Il tient compte en toutes circonstances de la nature des risques et menaces de chaque situation à laquelle il est confronté et des délais qu’il a pour agir, pour choisir la meilleure réponse légale à lui apporter ».

L’article R.434-19 du même code dispose également que :

« Lorsque les circonstances le requièrent, le policier ou le gendarme, même lorsqu’il n’est pas en service, intervient de sa propre initiative, avec les moyens dont il dispose, notamment pour porter assistance aux personnes en danger ».

Un signalement auprès du Procureur de la République, reprenant tous ces éléments, vint d’être déposé au nom de notre association par l’intermédiaire de nos avocats, afin que la justice fasse toute la lumière sur les circonstances ayant abouties à ce drame.

 

Notre Mouvement citoyen ne cesse de dénoncer, notamment dans nos communiqués et alertes, les pratiques policières reposant sur des guets-apens et des courses poursuites. Ces pratiques révoltantes, désavouées par nombre de policiers et gendarmes eux-mêmes, ont déjà occasionné plusieurs accidents parfois très graves, à l’exemple de celui survenu dans la nuit du 18 au 19 aout dernier. 

Pratiquement toutes les nuits, des accidents sont évités de justesse au prix de souffrances nouvelles et parfois de blessures. Les dangers sont aggravés depuis ces dernières semaines par la débâcle, le renforcement de la présence policière et la présence active des « identitaires » qui collaborent avec la Police pour traquer les personnes migrantes en pleine montagne, sur les chemins et les routes.

Rappelons que le village de La Vachette est traversée par la Durance qui, en cette période de l’année, connaît un débit très important, avec une température de l’eau de quelques degrés seulement. Toute chute d’une personne dans la rivière constitue un danger fatal.

Rappelons que les demandeurs d’asile ne sont pas des personnes en situation irrégulière, pas plus que les mineurs isolés.

Rappelons que le fait pour une personne étrangère d’être en situation irrégulière ne constitue pas un délit.

Nous refusons que la Côte d’Azur, le littoral calaisien, le canal de la Villette et aujourd’hui nos montagnes, constituent pour les migrants un nouvel obstacle mortel après l’enfer libyen, le cimetière  Méditerranéen, et tous ces murs de la honte qui s’érigent de par le monde. 

Nous exigeons l’interdiction des pratiques policières de guets-apens et de chasses à l’homme, ainsi que leurs avatars actuellement mis en oeuvre par le groupuscule suprémaciste Génération Identitaire.

Nous exigeons le rétablissement de l’Etat de Droit et le plein respect des personnes étrangères qui frappent à notre porte et de leurs droits.

Nous exigeons le respect par tous de notre devise « liberté, égalité, fraternité », à commencer par les représentants de l’Etat et les forces de l’ordre.

 

Briançon, le 14 mai 2018

 

Contacts Presse :

Anne Chavanne (06 70 76 14 13)

Benoît Ducos (06 77 52 83 20)

Michel Rousseau (06 80 60 43 50)

06/05/2018

L'Amour et la Révolution

L’amour et la révolution de Yannis Youlountas

Via Médiapart / Janvier 2018
 
Après "Ne vivons plus comme des esclaves" et "Je lutte donc je suis", le réalisateur franco-grec Yannis Youlountas revient avec un nouveau long métrage : L’amour et la révolution. Vous pouvez voir la (longue) bande annonce qui suit ainsi que ses réponses aux quelques questions que nous lui avons envoyées.
Il est projeté à Ste Tulle le 6 mai à 15h au théâtre Fluchère & à Digne à 20h30 au Ciné-Toile...

BANDE ANNONCE

 
Nouveau film : L' AMOUR ET LA RÉVOLUTION (bande-annonce) © Parisi Athina

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ENTRETIEN

Lundimatin : Bonjour Yannis. Tu viens de terminer ton prochain film "L’amour et la révolution". Sur l’affiche, on peut lire le sous-titre "Non, rien n’est fini en Grèce". Qu’est-ce qui n’est "pas fini" selon toi ?

Yannis Youlountas : Ce sous-titre est notre réponse aux médias occidentaux qui, en Europe, laissent croire que tout est fini en Grèce. Cette désinformation intervient de deux façons. Tout d’abord un silence impressionnant, par rapport aux années précédentes, signifiant qu’il ne se passe plus grand-chose et que la situation s’est améliorée. Ensuite, quand la Grèce est brièvement évoquée, il ne s’agit que de chiffres incomplets et de déclarations mensongères. Les agences de presse parlent de croissance. Mais quelle croissance ? La croissance pour qui ? La croissance de quoi ? Avec la chute de moitié du coût de la main d’œuvre et des infrastructures, la Grèce est devenue un paradis pour les capitalistes, mais un enfer pour la plupart de ceux qui y vivent. Tsipras et les dirigeants européens claironnent depuis leurs salons feutrés que le plus dur est passé, alors qu’il ne fait que commencer. La situation sociale et écologique est dramatique, mais au milieu des ruines, des initiatives montrent que rien n’est terminé. Par exemple, depuis deux ans et demi, le mouvement social a accueilli de façon formidable, dans de nombreux squats, des dizaines de milliers de réfugiés et migrants qui ont ainsi pu échapper aux camps que l’Etat grec a mis en place ; des camps indignes conçus, pour la plupart, par des technocrates français envoyés par Bernard Cazeneuve début 2016. Et puis il y a les nouvelles résistances, mais là encore, motus en occident.

Lundimatin Dans la (longue) bande annonce que tu viens de mettre en ligne, une grande importance est donnée au groupe Rouvikonas. Peux-tu nous en parler un peu plus, étant donné que leurs actions semblent avoir une grande résonance en Grèce, mais restent fortement méconnues ici ?

Yannis Youlountas Le groupe Rouvikonas est né il y a trois ans. Son nom signifie Rubicon en français, ce fleuve romain qui représentait la limite à ne pas dépasser. C’est une organisation politique anarchiste qui se définit comme une « opposition dans la rue » à l’action du gouvernement et de l’Etat. Une opposition directe qui frappe par surprise, mais sans jamais faire de victimes, tous les lieux où s’organise la destruction des conquis sociaux et du bien commun. Par exemple, Rouvikonas a détruit les locaux de Tirésias, organisme au service des banques qui avait conçu un grand fichier des personnes surendettées, ou encore le bureau du Taiped chargé de la privatisation du bien commun, ainsi que beaucoup d’autres temples de la bureaucratie au service du durcissement du capitalisme. Ces derniers mois, Rouvikonas a multiplié sabotages, occupations, y compris au sommet du pouvoir, blocages d’événements, par exemple les négociations avec la troïka. Rouvikonas défend aussi les victimes de la violence des patrons en organisant des représailles et soutient parallèlement des actions de solidarité indépendantes du pouvoir et des ONG. La plupart des membres de Rouvikonas sont des ouvriers, des étudiants, des chômeurs, hommes et femmes, qui ont simplement choisi avec courage et persévérance de ne pas laisser faire, quoi qu’il en coûte. Ils sont de plus en plus nombreux. Yorgos, l’un des fondateurs, qui intervient dans « L’amour et la révolution » est, à lui seul, sous le coup de 40 procès et risque plusieurs années de prison. Notre film comme les précédents a pour but, entre autres, de soutenir ces luttes à la fois en les faisant connaître, mais aussi de les aider à payer les amendes et les cautions. Nous ne sommes pas des reporters venus filmer à la sauvette pour faire du fric sur le dos de ceux qui résistent. Nous sommes des membres du mouvement social que nous connaissons bien et au service duquel nous agissons, d’Est en Ouest et d’Ouest en Est. Le cinéma est une arme. Une arme pour riposter, donner à voir et à penser autre chose, susciter l’envie d’agir en suggérant de multiples formes. C’est une arme contre la résignation, à condition de ne pas nous enfermer dans l’uniformité et le sectarisme, car il y a plein de façon d’agir. C’est aussi un moyen de soutenir nos prisonniers politiques, ainsi que nos principales initiatives solidaires autogérées : squats de réfugiés et de migrants, cuisines sociales, structures autogérées de santé, automédias. Fin 2013, nos compagnons d’Exarcheia ont commencé à utiliser l’expression « film solidaire ». Une expression qui nous plait bien et qu’on a conservée depuis.

Lundimatin Le quartier d’Exarcheia est connu pour être le foyer contestataire et subversif historique d’Athènes. Tu sembles dire qu’il serait en "danger", qu’entends-tu par là ?

Yannis Youlountas En effet, le pouvoir en Grèce et en Europe veut en finir avec Exarcheia, comme avec toutes les zones de résistance et d’expérimentation. En plus, ce quartier d’Athènes que la police peine à pénétrer sert de base à la plupart des groupes révolutionnaires qui le harcèlent, visibles ou invisibles, dont le plus connu est Rouvikonas. En Grèce, la propagande médiatique contre Exarcheia est énorme. Souvent ridicule. Parfois abominable. Par exemple, il est dit qu’Exarcheia est l’épicentre de la drogue à Athènes, alors que nos compagnons font la chasse aux dealers de drogues dures qui sont, à l’inverse, protégés par les flics à l’ouest du quartier, de façon très visible. L’État et la mafia ont tout intérêt à répandre l’aliénation et l’illusion dans les rangs de ceux qui leur résistent. Bref, c’est tout le contraire de ce que raconte la télé. L’épée de Damoclès au-dessus du quartier est double. La stratégie des conseillers de Tsipras est de gentrifier progressivement Exarcheia : projet d’une station de métro, grands travaux, aménagements, mais aussi achats de nombreux logements par des hommes d’affaires chinois invités de la dernière foire économique de Thessalonique (consacrée aux relations Grèce-Chine) pour les transformer en Airbnb, et par conséquent hausse des loyers... Pendant ce temps, le chef de la droite, Kiriakos Mitsotakis, promet solennellement de « nettoyer Exarcheia dès [son] premier mois », sitôt la future alternance passée, en évoquant un immense déploiement de forces de police, une opération quasi-militaire. Même si on prend sa menace au sérieux, la première des réponses a été une tornade de caricatures et de parodies satiriques. Bref, un grand éclat de rire dans le quartier et bien au-delà en Grèce.

Lundimatin Après les émeutes massives de 2008, les mouvements sociaux quasi continus et l’effondrement économique du pays, de nombreux observateurs extérieurs s’attendaient à de possibles grands bouleversements politiques. Certains mettaient leurs espoirs dans Tsipras pendant que d’autres voyaient dans son élection une impasse inéluctable dans la politique classique. Trois ans plus tard, qu’en est-il ?

Yannis Youlountas  Il n’y a pas de doute possible : l’élection de Tsipras a été une catastrophe. Après six mois d’agitation stérile aux côtés du pitre Varoufakis, la « capitulation » de Tsipras a assommé une grande partie de la population. Un choc qui a provoqué une immense résignation, une sorte de dépression, d’apathie profonde durant de longs mois pendant lesquels la plupart des pires lois sont passées comme une lettre à la Poste, sans résistance ou très peu. Même l’aile de gauche de Syriza qui a fait sécession a été laminée par le TINA de Tsipras et ses larmes de crocodile à la télé grecque. Dans le mouvement social, avant son arrivée au pouvoir, les avis à ce sujet étaient partagés. Malgré nos divergences fondamentales, certains se disaient naïvement qu’il limiterait un peu la casse en attendant mieux, d’autres ne croyaient pas du tout à une amélioration mais pensaient que l’arrivée de son parti aux affaires ferait tomber les masques et ouvrirait un boulevard aux composantes révolutionnaires. Mais la plupart craignaient ce qui allait finalement arriver : l’anesthésie quasi-totale du mouvement social durant plus d’un an, d’abord devant le spectacle de la bataille, puis celui de la défaite. Depuis, nous avons pris acte et essayons d’activer la résistance et les solidarités sous de nombreuses formes. L’Etat ayant abandonné la plupart de ses prérogatives sociales pour ne garder que les plus répressives, nous proposons l’autogestion et l’auto-organisation parmi les moyens non seulement de survivre, mais aussi d’expérimenter un autre futur.

Lundimatin Ton film met en lumière des pratiques d’auto-organisation et de lutte très diverses, de l’aide aux migrants à la lutte contre la construction d’un aéroport, d’actions offensives et symboliques contre les lieux de pouvoir aux manifestations émeutières. Comment tout cela s’articule ?

Yannis Youlountas Il n’y a pas de recette miracle ni de vérité absolue. A chacun d’essayer, d’inventer, d’expérimenter là où il se trouve, avec ceux qui l’entourent. La lutte contre le projet d’un nouvel aéroport à Kastelli, en Crète, n’est pas exactement la même que celle que j’ai pu voir à Notre-Dame-des-Landes. Par exemple, il n’y a pas à proprement parler de ZAD, d’occupation effective des terrains concernés (600 hectares sur lesquels 200 000 oliviers seraient coupés). Les gens qui résistent vivent dans la ville principale et les villages alentours, ils cultivent les terres qu’ils refusent de céder, organisent des concerts et des débats, et sabotent autant que possible les conférences des bureaucrates envoyés pour convaincre les habitants. L’abandon du projet d’aéroport en France a été une immense joie pour eux, car ils suivaient depuis longtemps la lutte exemplaire de Notre-Dame-des-Landes ; même si, on le sait, rien n’est fini, notamment pour l’avenir de la ZAD. Autre différence : en Grèce, le mouvement social se divise beaucoup moins sur la question de la violence. Les émeutes sont rarement décriées dans nos rangs. La diversité des formes d’actions est plutôt admise comme légitime, respectable et même nécessaire. D’autant plus que la violence subie, politique, économique et sociale, provoque une immense colère un peu partout. Tout le monde ne descend pas dans la rue dans le but de brûler une banque, mais peu râlent quand ils assistent à cela. De toutes façons, nos compagnons émeutiers ne sont pas là pour discuter sur le macadam : ils ne veulent plus de ce monde, de ses banques, de ses boutiques de luxe arrogantes ; ni des symboles du pouvoir ni des valets casqués qui le servent. Ils font ce qu’ils jugent bon de faire, sans que personne ne les gêne. Quant aux migrants, lors de leur arrivée massive en 2015, nous avons rapidement perçu cette nouvelle épreuve comme un défi : celui de montrer concrètement de quoi nous étions capables. Le mouvement social a rapidement ouvert un grand nombre de nouveaux squats, à commencer par le Notara 26 à Exarcheia dès le mois de septembre 2015, pour accueillir ces visiteurs et les inviter à s’organiser eux-mêmes avec le soutien des « solidaires ». C’est depuis une expérience formidable d’émancipation individuelle et sociale. Ce mélange de population est une grande richesse à Exarcheia et ailleurs en Grèce. Il permet d’échanger, de multiplier les initiatives et de propager l’idée de changer la vie bien au-delà des convaincus, des férus de politique et d’Histoire, parmi les premiers opprimés du capitalisme : les migrants de la guerre et de la misère.

Lundimatin C’est une impression lointaine et donc peut-être erronée, mais il semble que la situation grecque soit étrangement "gelée". D’un côté il y a un gouvernement réduit à une impuissance évidente, de l’autre des forces subversives nombreuses et bien organisées, mais restreintes à un état "minoritaire". A quoi ressemble, selon toi, l’avenir à moyen terme du pays ?

Yannis Youlountas Le monde n’a jamais changé du fait d’une majorité. De plus, il faut souvent bien peu de choses pour que tout bascule très vite. Le plus souvent quand on ne l’attend pas. En Grèce, nous assistons à une véritable gestation depuis neuf ans, bientôt dix. Nous sommes passés par toutes les étapes. Des étapes très formatrices : des émeutes qui ont fait trembler le pouvoir mais n’ont pas réussi à le faire tomber, des grèves générales répétées mais sans lendemain, des occupations et des assemblées sur des places qui ont attiré beaucoup de monde mais qui tournaient un peu en rond, des lieux autogérés qui proposaient des alternatives alléchantes mais sans vraiment gêner le système économique dominant, des tentatives syndicales et électorales qui ont échoué lamentablement, des démonstrations d’ouverture et d’accueil par-delà les frontières mais sans parvenir à obtenir des papiers pour tranquilliser nos amis migrants, des actions de sabotage et de blocage qui ont montré que le pouvoir est un géant aux pieds d’argile et que sa puissance n’est bâtie que sur du vent et des simulacres, mais beaucoup n’ont pas osé faire de même par peur des conséquences juridiques. La leçon de cette période exceptionnelle est sans doute qu’une seule façon d’agir ne suffit pas, que la diversité est notre richesse, que le respect mutuel parmi ceux qui luttent devrait nous accompagner partout et qu’on ne sait pas d’où viendra la goutte d’eau qui fera déborder le vase. Mais une chose est certaine, c’est que pour sortir de l’impasse mortifère, changer profondément la société et sauver la vie, nous n’avons pas d’autre choix que l’amour et la révolution.

Pour se tenir au courant de la sortie et de la diffusion du film, consultez www.lamouretlarevolution.net

24/04/2018

L'islamophobie ne sera jamais une réponse à l'antisémitisme

Il n’y a pas «d’antisémitisme musulman», tout comme il n’y a pas «d’islamophobie juive». Il y a par contre des comportements et des actes antisémites, parmi lesquels certains sont commis (aussi et entre autres) par des musulmans. Et il y a des comportements et des actes islamophobes, parmi lesquels certains sont commis (aussi et entre autres) par des juifs...

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https://www.ouest-france.fr/bretagne/saint-brieuc-22000/
solidarite-medicale-depuis-saint-brieuc-elle-aide-les-enfants-de-gaza-5718954

Il y a des moments où la haine est nue. Où elle ne prend même plus la précaution de la nuance sémantique pour se déverser. Où ceux qui la portent, ivres de leurs privilèges comme de l’impunité de leur parole, se livrent en public à ce qu’un bienveillant clinicien qualifierait de thérapie de groupe et que des historiens auront un jour la responsabilité de nommer précisément pour ce que c’est :

L’expression politique d’un racisme totalement assumé.

Le temps que nous traversons est de ceux-là et le « manifeste contre le nouvel antisémitisme » paru ce dimanche, rassemblant plus de 300 signatures de personnalités, où il est question « d’épuration ethnique » des Juifs et « d’obsolescence » de versets du Coran, en est une bien coupable culmination.

Puisqu’il n’est apparemment plus question d’avoir un débat rationnel dans ce moment de rapports de force, de désaveux, de clivages et de confrontations, qu’il nous soit tout de même permis de faire quelques remarques et rappels d’évidences pour des historiens qui, pour leur salut, n’ont pas encore l’âge de lire ces lignes, avec l’espoir de les voir un jour rire avec tendresse de ces parents dont l’amnésie (souvent) consentie ne les empêchait pas de crier « plus jamais ça ».

1) Il n’y a pas « d’antisémitisme musulman », tout comme il n’y a pas « d’islamophobie juive ». Il y a par contre des comportements et des actes antisémites, parmi lesquels certains sont commis (aussi et entre autres) par des musulmans. Et il y a des comportements et des actes islamophobes, parmi lesquels certains sont commis (aussi et entre autres) par des juifs. Je parle ici des deux groupes que l'on cherche à antagoniser, mais cela est valable quelle que soit l'appartenance. C’est une considération strictement statistique et non un déterminisme causal ou prédictif. L’ensemble des travaux universitaires et des études de terrain confirme cela avec constance. Il n’y a rien dans l’appartenance musulmane qui conditionne et prédestine une personne à des comportements d’intolérance, d’exclusion ou de violence envers des juifs (ou toute autre personne), tout comme il n’y a rien dans l’appartenance juive (ou toute autre appartenance) qui conditionne automatiquement les personnes à la violence, à la colonisation ou au rejet de l’autre. Il est confondant de devoir le rappeler (notamment à quelques philosophes) mais les êtres humains étant doués de raison et du libre arbitre, leurs comportements, leurs déclarations et les idées qu’ils propagent relèvent de leur responsabilité individuelle. Pas de celle des millions (ou milliards) de personnes qui auraient l'heur de partager, par ailleurs, leur religion ou leur couleur de peau. Il n’y a pas de déterminisme ethnoculturel ni religieux des comportements fautifs. Les faits sont têtus et les mensonges que contient ce manifeste, même répétés 300 fois, ne deviendront pas pour autant une vérité.

2) Notre système juridique, dans sa philosophie comme dans son application, est basé sur la notion de responsabilité individuelle. Les seuls responsables d’un crime (fut-il haineux) sont ceux qui le commettent (la notion de « complicité » d’un acte est comprise et précisément décrite dans ce dispositif). Plus vite on comprendra cela, mieux on sera armés, du point de vue de l’analyse causale comme des moyens de prévention et de répression, pour répondre aux enjeux de la violence contemporaine, notamment lorsque ses motifs sont racistes ou politiques. Il est honteux de devoir rappeler (notamment à des personnes qui ont été ministres et, à ce titre, eussent gagné à se familiariser avec les lois du pays et les traités ratifiés par la France) une notion répétée dans une multitude de textes, nationaux et internationaux et parfaitement résumée dans la déclaration interministérielle de l’OSCE à Belgrade, le 4 décembre 2015, ratifiée par les 57 pays membres de l’organisation (dont la France) :

« Le terrorisme et lextrémisme violent ne peuvent ni ne doivent être associés à aucune race, ethnicité, nationalité ou religion »

Par conséquent, il serait bon, soit que nos contempteurs du « nouvel antisémitisme » assument leur constant rejet des législations et textes en vigueur en matière de libertés fondamentales et de droits humains, soit, à minima, qu’ils les lisent… 

3) L’antisémitisme est une réalité contemporaine dont la nature, à plusieurs reprises meurtrière, est d’une constante actualité. En huit années de travail sur les questions de racisme(s), je n’ai jamais croisé une personne pour sérieusement contredire cette évidence. Qui peut dire aujourd’hui que cette question est prise à la légère par les pouvoirs publics et les instances en charge de la lutte contre le racisme ? Cette réalité et les formes opérantes qu’elle recouvre (discours de haine et insultes antisémites sur internet partout en Europe, mobilisations politiques – notamment, mais pas exclusivement, en Europe de l’Est -, actes et meurtres antisémites, y compris se revendiquant de mouvements djihadistes) fait l’objet de moyens de prévention et de répression constamment accrus, à juste titre. Ces moyens s’inscrivent dans des dispositifs juridiques censés adresser tous les motifs haineux (portant sur les critères protégés d’appartenance. Lire ce rappel du Défenseur des Droits pour en comprendre la portée). Des moyens supplémentaires spécifiques ont été déployés dans plusieurs pays européens, qu’il s’agisse des budgets alloués à la lutte contre l’antisémitisme (allant jusqu’à un facteur variant de 1 à 50 selon les pays, comparés aux autres formes de racisme) ou de la prise en compte politique au plus haut niveau de l’Etat, avec le risque parfois de construire les communautés juives comme des communautés d’exception, transformant la menace (bien réelle) de la violence haineuse les visant en une condition sociale et politique les assignant et les exposant. Aucun de ces dispositifs, notamment ceux qui sont les plus efficaces en prévention comme en répression, ne prévoient ni ne nécessitent une lecture essentialiste ou raciste du profil des assaillants, dont on observera (attention au choc) qu’ils ont des motivations, des appartenances et des passages à l’acte très différents. Pourquoi ? Parce que du point de vue de la causalité criminelle et haineuse, l’appartenance ethnoculturelle ou religieuse d’un agresseur n’explique rien à priori. Ce sont ses dynamiques, ses déclarations et surtout ses choix personnels, qui portent et expriment la causalité et la responsabilité de ses actes. Il n'y a donc qu'un seul et même antisémitisme, hier comme aujourd'hui, qui construit les juifs comme un problème puis justifie la haine et la violence qui les vise. 

4) Ce manifeste est explicitement raciste. Le racisme, c’est de construire la différence de l’autre comme un problème. C’est de se servir de son appartenance, de sa couleur de peau, de sa nationalité ou de sa religion pour l’y assigner, le stigmatiser, le mettre à l’index en lui faisant porter plus que le poids de ses actes et de ses choix, soit très précisément ce à quoi se livrent, sans la moindre honte, les signataires de ce texte. En liant le passage à l’acte antisémite à l’appartenance religieuse des personnes comme un déterminisme, puis en faisant peser la responsabilité de leur prévention sur les épaules des musulmans, sommés d’escamoter des morceaux de leur livre sacré pour plaire à ces inquisiteurs de plateaux, ils franchissent une double ligne rouge. D’une part, ils s’ingèrent explicitement dans la liberté de culte et d’organisation des communautés musulmanes, seules libres de définir ce en quoi elles croient ainsi que le lien qu’elles entretiennent à leurs textes sacrés, qui ont depuis leur révélation fait l’objet d’une immense pluralité d’interprétations et d’exégèses, reflétant au passage la diversité et la vitalité de ces communautés. D’autre part, ils identifient un critère protégé (la religion d’appartenance supposée) comme un facteur causal de comportements criminels (les actes antisémites), soit la définition même d’un stéréotype raciste. Il est enfin utile de relever que la majorité des signataires de ce manifeste de la honte se revendiquent d’un universalisme de tartuffes : ils ne « voient pas les couleurs ni les religions » ; sauf pour les mettre en cause.

Ceux-là mêmes qui, au nom de l’universelle république, passent leur temps à accuser les associations antiracistes de tous les maux dès qu’elles s’attachent à lutter spécifiquement et efficacement contre la négrophobie, l’islamophobie ou la romaphobie, en prétextant leur rejet des modes d’organisations autonomes, sont soudainement libérés de leur cécité lorsqu’il s’agit de faire une analyse raciste et/ou religieuse des profils criminels… Car en fait et selon eux, les couleurs et les religions n'existent pas lorsqu'elles sont des choix d'appartenance consentis, mais deviennent opérantes lorsqu'elles sont des catégories d'assignation et de mise en cause. Soit précisément la construction socio-politique d'une appartenance problématique, que l'on nomme usuellement racisme

Enfin, puisque l’éducation est répétition (même quand les cancres font semblant de ne pas entendre), il convient de rappeler pour la énième fois que l’islamophobie n’est pas la critique de l’islam en tant que religion ou idéologie (une critique dont chacun pourra juger de la rareté dans la France de 2018), mais rien de moins (ni de plus) qu’une forme de racisme contemporaine, visant des personnes à raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à la religion musulmane et qui se traduit par des actes (qui tombent sous le coup de la loi, la religion étant un critère protégé) et des discours.

5) L’analyse sur un terrain purement théologique de l’antisémitisme et le lien qui est fait avec l’islam est une faute qui dénote une méconnaissance totale du fait religieux musulman.

D’abord parce qu’elle omet, comme nous l’avons montré, que ce sont les croyants qui construisent leur rapport au religieux et que les textes, sans interprétation et compréhension personnelle de la part des personnes qui se les approprient, n’ont pas de puissance performative.

Ensuite parce qu’elle passe à côté de l’immensité démographique et sociologique que représentent les communautés musulmanes. Rappel : il y a plus de 1,3 milliards de musulmans à travers le monde. S’ils étaient des antisémites et des adeptes de la violence, il n’y aurait aujourd’hui plus grand monde pour en débattre. Or ce que l’on remarque, c’est l’incroyable diversité des opinions et des façons de vivre leur foi qu’ont les musulmans du monde entier. Il y a donc un islam et des musulmans. Et ceux-là n’ont pas attendu l’injonction de qui que ce soit pour proposer des lectures contextuelles des sources religieuses de l’islam, y compris en rappelant l’évidence : que toute forme d’intolérance, de violence et de rejet de l’autre, notamment sur la base de son appartenance nationale, ethnoculturelle et/ou religieuse, est fondamentalement contraire aux préceptes de l’islam (ce que des dignitaires musulmans français avaient notamment réitéré il y a peu, ici - point 23).

Enfin, parce qu’elle ignore qu’il n’y a pas de clergé en islam. Pas d’autorité unifiée qui dicterait à 1,3 milliards de personnes (ni même aux 4,5 millions d’entre eux qui vivent en France) la manière dont ils devraient se comporter. Le Coran est complété des hadiths (faits et déclarations du Prophète – asws) et ses versets sont éclairés par les « asbab an-nuzul » (les conditions et le contexte de révélation) qui donnent des indications sur la portée des versets et leur champ thématique d’application. C’est la mise en commun et l’analyse conjointe de ces sources et du contexte d'étude, qui permet aux musulmans (et parmi eux les exégètes) de proposer une compréhension ou une interprétation du sens des versets. À titre indicatif, cet exercice requiert selon les cursus 7 à 10 ans d’études en sciences islamiques et ne confère à ceux qui s’y livrent qu’un rôle consultatif sur le plan théologique. Par conséquent, croire que l’incantation de 300 signataires aboutirait à l’abrogation de versets de la part d’obéissants dignitaires religieux, qui se traduirait ensuite par un impact direct sur des hordes mahométanes dont on aura dressé avec constance le détestable portrait d’antisémites, relève non pas de la lutte contre la violence politique mais de l’acte de foi pure. Ce qui ne serait grotesque que si certains de nos signataires se revendiquaient par ailleurs de la laïcité... 

6) Disons maintenant un mot de la démarche politique que constitue ce manifeste, rassemblant plus de 300 personnalités, dont plusieurs ont occupé des fonctions d’importance (trois premiers ministres, plusieurs ministres et un président). Il est d’abord à noter que ces fervents républicains (appelant cycliquement au « barrage contre lextrême droite » avant d’être saisis d’une soudaine amnésie les lendemains d’élection) n’ont eu aucun mal à co-signer un texte à teneur raciste avec des polémistes de la droite la plus réactionnaire et des activistes ouvertement islamophobes. Je laisserai à d’autres le soin de relever méthodiquement ces saillies, dont la seule constance est le rejet de l’autre, pour me contenter d’observer que cette œuvre commune que les signataires auront à porter en mémoire, n’est que l’aboutissement d’une idée que l’un des leurs, George Bensoussan a porté avec ferveur, selon laquelle l’antisémitisme des arabo-musulmans se tète « avec le lait de la mère » (propos pour lesquels il est actuellement en attente de jugement de la Cour d’appel de Paris, suite à l’action du CCIF, de la LDH, du MRAP et du parquet de Paris).

Comment interpréter l’ampleur politique de cette position, ralliant une partie de cet ancien monde désormais acquis à la grande réaction, allant de la droite la plus dure à la mouvance vallsiste ?

Nous avons démontré, dans les points précédents, qu’une telle position était :

  • contraire à l’état des connaissances en sciences sociales et à ce que nous savons du passage à l’acte haineux
  • contraire au droit, aux textes, traités internationaux, ainsi aux engagements de la France, dans leur philosophie comme dans leur application
  • inefficace, non-explicative voire contre-productive sur le plan de la lutte contre l’antisémitisme
  • raciste, à travers le lien qui est fait entre l’appartenance religieuse musulmane et l’antisémitisme
  • inopérante sur le plan théologique et contraire à la laïcité

Dès lors, puisqu’elle ne fait sens ni sur le terrain analytique, ni sur le terrain juridique, ni sur le terrain opérationnel de la lutte contre tous les racismes, c’est bel et bien sur le plan politique qu’elle trouve tout son sens, avec plusieurs motivations à l’œuvre.

Certains des signataires ont une motivation purement idéologique et ce texte ne fait que répondre à leurs obsessions réactionnaires contre tout ce qui viendrait mettre en cause leurs privilèges ou leur vision raciste de la société française. Il faut les entendre et les lire, à longueur d’ouvrages et faisant la tournée des plateaux télévisés disserter, ad nauseam, de la fin de la liberté d’expression, de « la France qui n’est plus la France » et du déclin français qui les a, cruelle ironie, choisis comme premiers de cordée…

D’autres signataires ont, pour reprendre leur expression, la « bassesse électorale » de compter que le vote raciste, qui permet aux candidats d’extrême droite d’être bien placés à chaque élection, est très réceptif à la mise en cause des Noirs, des Arabes, des Roms, des musulmans, des migrants et des quartiers populaires. Par conséquent, chaque occasion est bonne pour se signaler, même s’il faut au passage piétiner les principes et la devise du pays dont on se revendique patriote.

On savait que Manuel Valls errait dans les limbes de l’indignité, acculé à envisager l’exil politique à Barcelone, dont on lui apprendra (sans vouloir le dissuader le moins du monde de goûter aux vertus d’un lointain voyage, puis en ayant pris le soin de prescrire une dose préventive de paracetamol) qu’elle est la première grande ville à adopter un plan d’ampleur contre l’islamophobie. À défaut, il existe d’autres terres où ses espoirs politiques (et colorimétriques) pourraient être couronnés de succès. Ici par exemple.

On savait également que Nicolas Sarkozy et Laurent Wauquiez étaient en quête de nouvelles idées politiques (sic). L’un pour que son nom soit autrement évoqué dans la presse que comme une « racaille » en attente d’être « nettoyée au karcher » judiciaire. L’autre, jamais avare de partager sa maitrise de la langue arabe et de la théologie islamique, aura sûrement voulu signaler sa disponibilité pour aider les musulmans à mieux comprendre leur religion. À n’en point douter, un Jupiter avisé ne tardera pas à leur proposer un poste de grand mufti.

Ce que l’on savait moins, par contre, c’est la façon dont un homme politique de la stature de Bernard Cazeneuve se retrouverait parmi les signataires d’un tel texte, après avoir pendant longtemps été une conscience de Gauche. À moins que son discernement se soit égaré dans l’une des manifestations qu’il a interdites et réprimées ou lors des milliers de perquisitions qu’il a diligentées. Avec l’efficacité que l’on connait hélas désormais.

Le cerveau d'une partie de nos élites politiques est devenu semblable au lit de Procuste: les idées trop petites y sont étalées jusqu'au point de rupture. Les idées trop grandes n'y rentrent tout simplement pas, sauf en les tronquant jusqu'à les faire périr. C'est donc sans surprise que l'on observera se réaliser en boucle le même axiome bête et autoritaire: quand on ne comprend pas quelque chose, on gagne toujours à le supprimer. Qu'il s'agisse d'un bout de tissus sur la tête de quelque femme musulmane, d'un geste de solidarité envers les migrants ou d'une expérience humaine dans la ZAD de Notre Dame des Landes. 

D’autres encore, parmi les signataires, ont trouvé dans ce texte une occasion de plus d’instrumentaliser des violences antisémites pour faire avancer leurs intérêts idéologiques, s’agissant du conflit israélo-palestinien. Monter les juifs et les musulmans les uns contre les autres en France est une stratégie qui permet pour eux d’atteindre un double objectif :

- présenter la politique coloniale israélienne comme l’avant-garde de la lutte contre le djihadisme et ce, même quand les colonies s’étendent constamment et que l’armée israélienne tue des civils palestiniens sans la moindre pression, comme c’est le cas à Gaza depuis des semaines, dans le mépris des résolutions internationales et dans l’impunité la plus totale

- criminaliser le soutien aux Palestiniens en Europe, en faisant une confusion délibérée entre critique du sionisme et antisémitisme. En adoptant une telle position, les plus aveugles soutiens de la politique israélienne rejoignent la ligne des antisémites les plus viscéraux. Les premiers disent : « critiquer Israël, c’est critiquer les juifs ». Les seconds répondent : « pour critiquer Israël, il faut critiquer les juifs ». Le soutien apporté à la politique explicitement antisémite du gouvernement hongrois en est une flagrante illustration.

Sur le plan international, je n’ai jamais fait mystère de mon soutien aux Palestiniens et de ma critique fondamentale de la politique israélienne, que je considère profondément coloniale et meurtrière, mais de la même manière que je ne tolère pas que les musulmans soient assignés à la violence de personnes qui se revendiquent de leur foi, je ne commettrai pas l'injustice d’appliquer, aux juifs ou à qui que ce soit d’autre, les mêmes procédés purement racistes. J'observe avec tristesse les indignations tout aussi constantes que sélectives de certains, dont l'intensité est inversement proportionnelle à la distance kilométrique qui nous sépare des victimes innocentes de la violence et de la terreur, en attendant le jour où nos responsables politiques auront à répondre, de leurs silences comme de leurs actes. 

Enfin, il y a (espérons-le sincèrement sans trop s’attarder) des signataires qui ont apporté leur caution à ce texte par pur opportunisme ou sans trop en saisir la portée. À ceux-là, j'aimerais dire une chose simple: vous n’êtes pas moins responsables que les autres, mais vous avez toujours le luxe de revoir votre position. Car avec le temps, elle risque de devenir bien lourde à porter…

Une fois cette analyse posée, comment sortir par le haut de ce dialogue de sourds et avancer ?

D’abord en en tirant une leçon fondamentale pour les consciences de Gauche et, plus largement, pour toutes celles et ceux pour qui les mots « liberté, égalité, fraternité » sont autre chose qu’un slogan vidé de son sens. Voici cette leçon :

C’est bien fait pour nous.

Car voilà ce qui arrive quand on est hésitants dans notre prise en charge de toutes les formes de racisme contemporaines. Les esprits les plus réactionnaires du pays et les intolérants les plus décomplexés n’ont pas attendu d’être d’accord sur tout pour adopter une position commune et explicitement raciste à l’égard de millions d’entre nous. Ils n’ont pas attendu l’alignement de paradigmes et de courants de pensée dont la diversité est par ailleurs une richesse pour comprendre qu’ils avaient (eux dans leurs détestations, nous dans nos solidarités) des causes communes à défendre et à faire avancer. Et ils ont encore moins attendu de savoir ce qu’en diraient les trolls sur les réseaux sociaux avant de décider s’ils allaient où non prendre position sur l’islamophobie, sur la négrophobie, sur la romaphobie, sur le traitement des migrants et des réfugiés, sur les violences policières ou le traitement des quartiers populaires.

Donc sans surprise, à chaque fois que l’on capitulera, dans nos idées comme dans nos mobilisations sur ces questions, c’est cette frange réactionnaire qui s’exprimera, chaque jour de manière plus libre et plus décomplexée, en cherchant à faire pression sur les politiques publiques dès lors armées comme des politiques d’exclusion. Avec un impact asymétrique: pour nos amis de Gauche, ce sera juste un renoncement de plus à des positions de principe, tandis que pour les populations visées, cela viendra aggraver encore un peu plus l'expérience de l'exclusion et de la mise en cause auxquelles elles sont quotidiennement confrontées. 

Pour autant, il ne faut pas répondre aux réactionnaires par la réaction, mais par la constance de l’action.

Il ne faut pas accepter les lignes de clivage qui nous sont imposées et qui voudraient donner à penser que des communautés d’appartenance posent des antagonismes et des ruptures indépassables, car la réalité de ce qu’est notre peuple nous montre tout autre chose. Chaque jour, les gens vivent ensemble. Ils grandissent ensemble, étudient ensemble, travaillent ensemble, se marient et construisent ensemble.

Je vois les communautés juives et musulmanes en France (pour ne parler que de l’objet de ce manifeste auquel je réponds dans ce texte) comme des communautés sœurs qui, l’une comme l’autre, vivent des formes de racisme et d’exclusion malheureusement trop contemporaines et qui, dans les moyens d’y répondre, ont beaucoup à partager. C’est pour cela qu’à titre personnel, je n’ai jamais accepté la stratégie de clivage et de mise en concurrence des uns et des autres, trop souvent activée sur le plan politique national, par des personnes qui en vérité méprisent la condition des uns comme des autres. Je me suis également refusé à tomber dans le piège des "deux poids deux mesures" qui, en plus d'envenimer les débats, se solde au final par une restriction des libertés de tous. Remettons les choses dans le bon sens: si des avancées sont faites dans l’une des luttes contre les racismes, alors cela doit permettre de faire avance les causes de tous et de créer des solidarités, en rapprochant les expériences et en amenant les gens à se décentrer de leur position pour voir ce que d’autres vivent, ce que d’autres endurent et leur éviter d’un jour se retrouver à signer un manifeste d’une telle abjection, sinon par adhésion idéologique, du moins par aveuglement ou par ressentiment.

Il y a donc des recommandations claires qui se dégagent: 

- prise en compte égalitaire et inclusive de toutes les formes de racisme contemporaines

- mise en oeuvre thématique des moyens de lutte contre les racismes, auprès des associations de terrain

- échange des bonnes pratiques et entraide entre les associations chargées de la lutte contre l'antisémitisme, l'islamophobie, la négrophobie, etc. 

- respect symétrique du principe de laïcité et non ingérence des pouvoirs publics et politiques sur le plan théologique

- respect strict des textes et traités en vigueur, notamment en matière de lutte contre les violences haineuses et le terrorisme

- organisation d'instances de dialogue et d'échange sur toutes les questions qui font litige

- prise en compte de ces dynamiques au plus haut niveau de responsabilité politique

Toute personne cherchant réellement à lutter, contre l'antisémitisme comme contre toute autre forme de violence, aura à coeur de rejoindre une telle démarche dans ces grandes lignes. 

J’espère avoir suffisamment de clarté pour adopter, à mon échelle et dans mon travail, la seule position qui soit cohérente : la lutte contre toutes les formes de racisme et contre toutes les violations de droits humains, en y incluant l’antisémitisme, la négrophobie, la romaphobie, l’islamophobie et toutes les autres atteintes à la dignité humaine, tout en cherchant à rapprocher les gens plutôt qu’à les diviser.

C’est là ce à quoi nous devrions tous aspirer.

Il est triste de devoir le rappeler.
Il est grave de l’avoir oublié.

Par

Via Mediapart.fr

En complément :


17/02/2018

«Is it a true story telling ?»

Derrière le paravent de la convention de Genève qui n’est pas un texte juridique mais le fruit de négociations entre des États qui ont imaginé, inventé, fantasmé l’image du réfugié dans le contexte de la Guerre Froide, des salariés embauchés pour "déstocker" la détresse des demandeurs d'asile. Récit ...

De la suffisance administrative ou "Pourquoi il ne faut pas révéler la doctrine de l'OFPRA"

La suite de l'article «Pourquoi il ne faut pas demander l'asile politique en France». Après avoir compris la doctrine de l'OFPRA, je suis convoquée devant la Commission de Déontologie.
Texte écrit pour le film de Clio Simon «Is it a true story telling ?»

J’avais tourné la page de l’OFPRA quand Clio Simon m’a contactée pour son projet de film. Je n’étais pas sûre de pouvoir l’aider. J’avais déjà écrit ce que j’avais à dire dans un article « Pourquoi il ne faut pas demander l’asile politique en France ». Et puis cela faisait déjà plus de cinq ans que je n’étais plus un bon petit soldat. Elle m’a rassurée : « Ce n’est pas les faits précis qui m’importent mais les souvenirs que tu en as. »
Cette phrase ne m’a pas quittée et je lui ai écrit le texte qui suit :

Ofpra Cnda
Source de l'illustration

Je me souviens de mon premier jour à l’OFPRA. A l’accueil, la secrétaire me tend un badge et me dit : « Portez-le de suite. On pourrait vous confondre avec les autres, les demandeurs d’asile ». Je ne capte pas de suite puis je comprends qu’elle fait référence à mon faciès étranger.

Le premier entretien auquel j’assiste est celui d’une Arménienne qui prétend avoir été persécutée en Russie. Mon collègue procède à un véritable interrogatoire sur la géographie du pays. Comme elle n’arrive à répondre à aucune question, il ne prend pas le temps d’écouter son récit. Sa logique est implacable : si elle ment sur sa provenance géographique, pourquoi étudierait-il son dossier ? Pour lui, c’est évident, sans faille. Sur le trajet du retour dans le RER, je décroche mon badge. Le wagon est rempli de demandeurs d’asile. A présent, rien ne me distingue d’eux. Mon estomac se noue. Je me mets à apprendre par cœur les stations de la ligne A, de peur que mon collègue n’émette des doutes sur ma nationalité. Je ne sais pas pourquoi, au lieu de me visualiser à la place de l’officier de protection, je me suis projetée dans les traits de la demandeuse d’asile.

Pendant deux mois, j’observe les entretiens de mes collègues. C’est un apprentissage sur le tas, par imitation des pratiques. On nous apprend à poser des questions objectives : sur la géographie, sur la chronologie des événements politiques, sur les noms des personnalités… Cela permet de vérifier la cohérence des propos du demandeur d’asile. Mais au final, on porte assez peu d’intérêt à la véracité des déclarations. Ce qui compte c’est la conviction avec laquelle il formule ses réponses. Pour accorder le statut de réfugié, on ne se demande pas : « Est-ce une histoire vraie ? » mais «Ai-je été convaincue ? Est-ce qu’il m’a convaincue ? » Mon chef me répète souvent : « Fie toi à ton intime conviction, ce sentiment indescriptible ressenti lorsqu’un demandeur d’asile ment ».

Très vite, je me rends compte que j’ai peu voire aucun moyen de vérifier les faits allégués par un demandeur d’asile. Je n’ai pas le temps d’effectuer des recherches documentaires pour recouper les informations. Non, tout cela est trop chronophage et le temps est précieux. J’ai été embauchée pour déstocker. Je dois rendre deux décisions par jour. Le renouvellement de mon CDD est conditionné par l’impératif de faire « mon chiffre ». Un rejet est très rapide à rédiger. C’est un « copier-coller » : « Les déclarations de l’intéressé sont demeurées vagues et stéréotypées ». Contrairement à un accord pour lequel il faut rédiger un argumentaire construit. L’intime conviction sied mieux aux rejets.

La Convention de Genève figure sur chacune de nos décisions. Elle nous permet de croire que nous faisons preuve d’objectivité dans le traitement des demandes d’asile. Grâce à elle, nous sommes des techniciens spécialistes, des agents de l’État au pouvoir discrétionnaire. Elle nous rassure sur notre légitimité à juger la vie des demandeurs d’asile. En son nom, je questionne des hommes et des femmes éprouvés par l’exil de leur pays. Je les remets en cause, moi, du haut de mes vingt-cinq ans et de ma suffisance administrative. Je les trie « objectivement ». Ceux qui viennent pour des raisons politiques peuvent prétendre au statut de réfugié. Ceux qui viennent pour des raisons économiques doivent être déboutés. Il y a les « bons réfugiés » et les autres.

L’article premier de la Convention de Genève stipule que « le terme « réfugié » s'applique à toute personne qui craint avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». 

Je m’interroge. Comment peut-on mesurer la rationalité d’une crainte ? Celle-ci peut être rationnelle pour certains et irrationnelle pour d’autres. Qu’est-ce qu’une persécution ? Je reçois des demandeurs d’asile sincèrement convaincus d’être victimes de sorts vaudous, handicapés par des traumatismes physiques et psychologiques. Pour autant, la France ne reconnait pas la magie noire comme constituant une persécution au sens de la Convention de Genève. 

La deuxième partie de la définition du réfugié est très précise. Un certain nombre de critères sont énoncés : race, religion, nationalité, groupe social, opinion politique. Autant de petites cases dans lesquelles la vie des exilés doit se plier. Un collègue a l’habitude de dire qu’un bon réfugié est un réfugié déjà mort. 

A l’OFPRA, nous nous cachons derrière la Convention de Genève en l’érigeant comme un texte juridique sacré. Or, ce n’est pas un texte juridique. C’est le fruit de négociations entre des états qui ont imaginé, inventé, fantasmé l’image du réfugié dans le contexte de la Guerre Froide. Les pays signataires ont construit la définition du réfugié comme étant un individu persécuté par un régime totalitaire. Ils ont écarté la question des violences économiques, des persécutions liées au sexe ou à l’orientation sexuelle des victimes…

Mes collègues ne nient pas mon point de vue, parfois même ils le partagent, mais ils s’empressent aussitôt de refermer la brèche qui vient troubler le confort de leur routine tranquille. Ne dit-on pas : « On peut réveiller quelqu’un qui dort mais pas celui qui fait semblant de dormir ? » 

Ils préfèrent croire qu’ils possèdent un pouvoir discrétionnaire. Ils suivent l'unique route tracée par la hiérarchie, en pensant qu’ils l’ont choisie. En réalité, leur champ des possibles est réduit au champ des possibles décidé par l’OFPRA. Mais tant que ces deux éléments se confondent, le mirage du pouvoir discrétionnaire est rendu possible. Pour que cette illusion dure le plus longtemps possible, ils évitent de contredire leur hiérarchie. Ils se comportent comme de bons petits soldats, car au fond d’eux ils savent qu’ils ne disposent pas du pouvoir d'imposer le respect de leur décision à leur chef. Tel est le gage de la durée du mirage.

Au bout d’une année, j’arrive à la conclusion que l’OFPRA est une immense fiction juridique collaborative. Il y a des pratiques imitées, des automatismes partagés, une représentation commune de la figure du « bon réfugié ». C’est la « doxa » : reconnaitre un réfugié repose sur le mode de l’évidence pour tous. La doctrine de l’OFPRA forme l’inconscient d’une formation professionnelle : un bureau des réfugiés imaginaires.

Je commence à devenir amère quand je réalise que les demandeurs d'asile ne sont pas égaux entre eux.  La doctrine énonce que le degré d’exigence pour obtenir l’asile politique varie selon la nationalité du demandeur. Sur une feuille, je trace un graphique avec quelques données pour démontrer ma thèse. Je le montre à mon chef. Il le contemple en silence, sans me contredire, sans me rassurer. Je comprends alors que j’ai raison.

C’est à ce moment que je décide de m’exiler à l’antenne de l’OFPRA à Basse-Terre, en Guadeloupe. C’est le choc avec Haïti : les orphelins du séisme et leurs fantômes. Rien n’est prévu pour les cauchemars des bons petits soldats. Mon intime conviction ne me sert plus à rien. Je ne veux plus participer à cette fiction. Je démissionne. 

Je n’ai qu’une idée en tête : revenir. Trois mois plus tard, j’atterris sur Grande Terre au Centre de Rétention  Administrative des Abymes. Le CRA est une prison où l’on enferme les sans-papiers en attente de leur expulsion. C’est désormais mon nouveau lieu de travail. Je suis accompagnatrice juridique pour la Cimade, association de défense des migrants. La Guadeloupe est le premier département français à reprendre la reconduite à la frontière des Haïtiens après le séisme. Une épidémie de choléra sévit à Port au Prince. Le Préfet ne s’en soucie guère. Haïti n’est qu’une île sur une carte pour lui. 

Je dois faire valoir les droits des retenus auprès des juridictions compétentes. Sont-ils parents d’enfants français ? Français eux même ? Quelles ont été leurs conditions d’interpellation ? Je dois faire vite car les avions pour Haïti et les bateaux pour la Dominique partent tous les jours et aucun recours juridique n’est suspensif. 

Je travaille une année entière, sans jamais déposer de demande d’asile dilatoire auprès de l’OFPRA. Je me rends compte que j’ai dû mal à en parler… C’est juste après Noël. La capitaine de police entre dans mon bureau sans frapper et avec un sourire narquois, elle me lance : « Je crois que vous n’en avez plus pour longtemps ». Je lis le fax qu’elle me tend : « Vous êtes convoquée devant la Commission de déontologie de la fonction publique pour incompatibilité de vos fonctions professionnelles antérieures et actuelles. » La phrase est brute, sans de formule de politesse. 

J’arrive à Paris dans un immeuble de verre et d’acier. Une dizaine de hauts fonctionnaires me scrute. La DRH de l’OFPRA a énoncé son réquisitoire en mon absence. Je ne sais donc pas ce qui m’est reproché. J’étale mes attestations sur le bureau : des lettres d’avocats, de responsables associatifs, du pasteur de la Guadeloupe garantissant mon intégrité morale. Très vite, je comprends que ça ne les intéresse pas. Le Président dit : « Vous connaissez parfaitement le système de l’OFPRA, vous y avez travaillé pendant deux ans. Aujourd’hui, vous pourriez fournir aux clandestins des tuyaux. Vous pourriez les aider à contester les décisions de l’administration. Vous pourriez… » Je ne saisis toujours pas. Quels sont mes crimes ? Pourquoi emploie-t-il des verbes conjugués au conditionnel ? Suis-je accusée de délits hypothétiques ? 

Comme je ne capte vraiment pas, quelqu’un assis à la droite du Président se penche vers moi : « Ce qu’on essaie de vous faire comprendre, c’est que vos fonctions professionnelles actuelles posent un réel souci étant donné votre passé d’officier de protection. La Guadeloupe est une petite île. Vous comprenez ? » 

Quand on travaille dans la fonction publique, que l’on soit fonctionnaire ou contractuel, l’Etat a un droit de regard sur votre parcours professionnel pendant trois ans. Il peut s’opposer à n’importe quel autre boulot que vous avez. C’est écrit nulle part sur le contrat de travail. C’est une règle tacite. 

Le 15 février 2012, c’est la seule date dont je me souvienne exactement. La capitaine de police brandit une lettre : « Je viens de recevoir la décision. Prenez vos cliques et vos claques. Partez de suite ». La sentence tombe comme un couperet : « Interdiction de tout contact avec des demandeurs d’asile et le personnel de l’OFPRA en Guadeloupe pendant une durée de trois ans. » 

Cette sanction me fait comprendre que je n'aurais pas dû chercher à comprendre la doctrine de l'OFPRA. Cela ne regarde pas les bons petits soldats.

A travers le hublot de l’avion qui me ramène en métropole, l’île n’est plus qu’un point flottant sur l’horizon. Les nuages se referment sur mes souvenirs. L'administration a décidé de mon destin, comme j’ai décidé de celui de centaines de demandeurs d’asile.

Blog : Le blog de Celine Aho Nienne
Céline Aho-Nienne

09/02/2018

Asile, réforme du CESEDA

Suite à un message de Claire Rodier (rodier@gisti.org), juriste au Gisti (groupe d'information et de soutien aux immigrés) & cofondatrice du réseau euro-africain Migreurop, envoyé le 8 février 2018 à l'Observatoire de l'enfermement des étrangers à propos la Loi "Asile - Immigration" telle qu'elle risque de se présenter.

Projet de loi « pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif »

Cette nouvelle rubrique du site du Gisti a pour objet de vous présenter toutes les étapes de la genèse de la future loi réformant le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda).

Cette page sera complétée au fil de l’actualité avec les versions successives du texte, des consolidations du Ceseda permettant de mieux se rendre compte de l’impact du texte sur la législation actuelle, des avis d’autorités indépendantes, mais aussi des communiqués et analyses d’organisations militantes, ainsi qu’une liste non exhaustive d’articles de presse.

Nous vous invitons donc à consulter cette page (www.gisti.org/projetdeloi2018) régulièrement.

1. Prochaines étapes

  • 21 février 2018 : présentation du projet de loi en Conseil des ministres.
  • Mars 2018 : Examen du texte par la Commission des lois de l’Assemblée nationale.
  • Avril 2018 : Examen en séance publique par les député⋅e⋅s.

2. Chronologie

3. Analyses

4. Dans la presse

  • 5 février 2018 :

    → Libération : Tribune « Migrants : la France et l’Europe complices » par un collectif de personnalités artistiques et civiles (Gwenaëlle Aubry, Patrick Chamoiseau, Virginie Despentes, Annie Ernaux, Eric Fassin, Odile Henry, Valérie Osouf, Raoul Peck, Thomas Piketty, Zahia Rahmani et Gisèle Sapiro).

05/02/2018

La dette, une arme de domination politique depuis deux siècles

Éric Toussaint* « La dette, une arme de domination politique depuis deux siècles »

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR CYPRIEN BOGANDA ET LUCIE FOUGERON
Dimanche, 4 Février, 2018
Humanité Dimanche
Photo : Pierre Gauttiniaux

« La crise des dettes publiques du sud de l'Europe est due au laxisme des gouvernements grecs et espagnols » ; « Annuler les dettes est une vue de l'esprit »... Ces idées reçues envahissent le débat public depuis dix ans. Dans son dernier livre, Éric Toussaint, historien et fondateur du CADTM international (Comité pour l'abolition des dettes illégitimes), s'attache à les déconstruire méthodiquement. 

Replaçant le problème de l'endettement public dans l'histoire longue du capitalisme, l'auteur montre comment les pays impérialistes utilisent la dette publique comme arme de domination des pays pauvres depuis le début du XIXe siècle, avec la complicité de leurs bourgeoisies respectives. Arguments juridiques et historiques à l'appui, il donne aussi des pistes pour se débarrasser de ce carcan. Entretien.

HD. Vous montrez dans votre livre comment la dette souveraine est utilisée par les puissances capitalistes (le « centre ») comme instrument de domination politique des pays pauvres (« périphériques »). À quand remonte ce phénomène ?

ÉRIC TOUSSAINT. Cela commence à faire système à partir des années 1820, au moment où de grandes puissances utilisent la dette souveraine d'autres États pour les soumettre, dans le cadre de politiques que l'on qualifiera ensuite d'impérialistes. Des États d'Amérique latine qui se sont arrachés au colonialisme re-plongent malgré eux dans une nouvelle forme de dépendance, celle de la dette extérieure. Les jeunes États, en mal de financement, empruntent des montants considérables auprès des banquiers de Londres à des taux très élevés, mais ne reçoivent qu'une somme très faible en raison, notamment, du montant des commissions. Les pays périphériques se trouvent piégés par des logiques qui leur échappent et qui concernent le fonctionnement cyclique du capitalisme. Dans les périodes d'expansion économique, les banquiers des pays du centre investissent leurs capitaux excédentaires dans les dettes souveraines des pays périphériques. Lorsque les crises financières éclatent, comme la crise bancaire anglaise de 1825, ces mêmes banquiers coupent le robinet des prêts, privant les pays périphériques des moyens de rembourser ce qu'ils doivent. En réalité, ce sont presque toujours les pays du centre qui provoquent les crises économiques des pays périphériques, contrairement à ce que prétend la narration dominante. C'était le cas en 1825, ça l'est de nouveau avec la crise de la dette grecque, déclenchée dans la foulée du krach de 2008 à Wall Street.

HD. L'idée n'est pas non plus d'exonérer les pouvoirs locaux de leurs responsabilités : à chaque fois, vous soulignez que les bourgeoisies locales prospèrent elles aussi sur ces dettes extérieures...

E.T. : C'est bien pour cela que je parle d'un « système dette ». Il y a une complicité entre les classes dominantes des pays du centre et celles des pays périphériques. Ces dernières trouvent leur avantageE. T. C'est bien pour cela que je dans les stratégies d'endettement : leur gouvernement emprunte pour financer les politiques publiques, au lieu de les taxer ! Dans le même temps, les classes dominantes achètent des titres de dettes qui leur assurent une rente appréciable. C'est pour cela que les bourgeoisies locales ne se prononcent pas pour l'annulation des dettes de leur pays : elles en tirent profit !

« Les classes dominantes des pays créanciers et débiteurs prospèrent sur l'endettement public. »

HD. C'est toujours le cas aujourd'hui...

E. T. Les classes dominantes de pays tels que les États-Unis ou la France, même si elles peuvent tenir un discours démagogique sur les « excès » de l'endettement public, tirent profit de celui-ci. C'est un investissement parfaitement sûr, puisque garanti par l'État.

HD. Vous montrez que la dette, devenant système, occupe une place majeure dans le fonctionnement du capitalisme. Est-elle primordiale, selon vous ?

E. T. Oui, même si je ne me limite pas à la dette : les accords de libreéchange, par exemple, constituent un autre vecteur de domination, utilisé dès le XIXe siècle. Les puissances du centre obligeaient les pays périphériques à conclure ces accords, qui les privaient de fait d'une partie de leur souveraineté.

« Les citoyens acquièrent désormais les outils pour remettre en cause les dettes illégitimes. »

HD. Vous revenez aux origines de la doctrine de la dette odieuse : à quoi correspond-elle ?

E. T. Le juriste Alexandre Sack, enétudiant les jurisprudences sur la résolution des litiges en matière de dettes, a formulé cette doctrine en 1927 : si un prêt est accordé à un État manifestement à l'encontre de l'intérêt de sa population et si le créancier en était conscient ­ ou était en mesure de l'être ­, une dette peut être considérée comme odieuse et donc déclarée comme nulle. Il l'a élaborée pour défendre les intérêts des banquiers, qu'il prévenait ainsi des risques qu'ils prendraient, en particulier en cas de changement de régime dans le pays débiteur.

HD. Justement, vous développez de nombreux exemples historiques d'annulations de dettes...

E. T. En deux siècles, le systèmedette a produit de multiples réactions aboutissant à la répudiation de dettes sur la base du fait que le prêt n'avait pas servi aux intérêts de la population : c'est ce qu'ont fait, parmi beaucoup d'autres, quatre États des États-Unis dans les années 1830, le Mexique en 1861, ou encore le gouvernement soviétique en février 1918...

HD. En quoi la doctrine de Sack reste-t-elle pertinente ?

E. T. Ses deux critères sont tout à fait valables dans le cas de la Grèce aujourd'hui ! Les dettes réclamées par la troïka ont été contractées par ses gouvernements successifs pour mener des politiques contre les intérêts de sa population. Les gouvernements français et allemand, notamment, ont créé la troïka pour prêter de l'argent à la Grèce, à condition que celle-ci rembourse les intérêts aux banques privées de leurs pays respectifs et qu'elle privatise, réduise les salaires et les retraites, ferme des hôpitaux... En outre, les créanciers avaient tous les éléments pour savoir qu'ils dictaient des conditions allant à l'encontre des intérêts du peuple grec et violant la Constitution du pays, tout comme le droit international. On est presque face à une dette odieuse pure.

HD. Mais, n'est-il pas illusoire d'appeler à l'annulation de la dette grecque au vu du rapport des forces en Europe ?

E. T. N'est-il pas illusoire, en continuant à payer la dette, d'espérer obtenir justice ? Les gouvernements grecs l'ont fait, et la soumission n'est pas récompensée. La Grèce est une victime expiatoire, elle incarne la menace que font peser les grandes puissances sur d'autres peuples européens de la périphérie.

HD. Si l'annulation de la dette est un combat majeur, vous affirmez également qu'il n'est pas suffisant...

E. T. Annuler une dette sans toucher aux politiques monétaires, fiscales, au système bancaire, aux accords commerciaux et sans établir la démocratie politique condamnerait à un nouveau cycle d'endettement ­ de très nombreux exemples dans l'histoire le montrent.

HD. Du point de vue des combats que vous menez depuis plus de vingt-cinq ans en tant que fondateur et porte-parole du Comité pour l'abolition des dettes illégitimes, quelles avancées observez-vous ?

E. T. Les expériences antérieures de répudiation de dettes étaient des initiatives d'États avec le soutien populaire, mais les citoyens n'y participaient pas directement. Par ailleurs, le combat pour l'annulation de la dette du tiers-monde, à l'origine de notre action, s'est transformé : de plus en plus de citoyens du Nord prennent conscience que le système de la dette leur est également préjudiciable. Depuis une dizaine d'années, les citoyens acquièrent des outils pour mettre en cause le paiement des dettes illégitimes, avec notamment l'audit à participation citoyenne de l'Équateur auquel j'ai pris part en 2007-2008, la commission d'audit créée en Grèce en 2015 par la présidente du Parlement et que j'ai coordonnée, ou encore la centaine de municipalités espagnoles qui mènent des actions dans ce sens. Le mouvement se propage !

* Historien, porte-parole du CADTM international (comité pour l'abolition des dettes illégitimes)

18/11/2017

« La violence de la fraternité »

« La violence de la fraternité », le dernier discours de Malcolm X

Le 16 février 1965, Malcolm x, l’un des plus grands militants et activistes afro-américain, livrait ce qui sera son dernier discours. Cinq jours plus tard, il fut assassiné à Harlem.

Ce dernier discours fut prononcé à l’église méthodiste de Corn Hill Rochester de New York. Malcolm X y parle ouvertement de la relation complexe entre la France et les noirs français : discours encore terriblement d’actualité aujourd’hui dans un climat où les médias français dépeignent une image peu flatteuse des immigrés et fils d’immigrés français. Le célèbre activiste met le doigt sur un sujet épineux : Il existe certes, une haine des blancs envers les noirs, mais il est aussi essentiel de prendre conscience de la haine des noirs envers eux même, véhiculée par la culture blanche...

Malcom X
Malcom X & Martin Luther King

« Avant toute chose, mes frères et sœurs, je tiens à vous remercier d’avoir pris le temps de venir ici ce soir, à Rochester, et surtout de m’avoir invité, à cette petite tribune informelle pour débattre de préoccupations communes à tous les membres de la communauté, de la communauté de Rochester dans son ensemble. Si je suis ici, c’est pour parler avec vous de la révolution Noire, en marche sur cette terre, des formes qu’elle prend sur le continent africain et de son impact sur les communautés noires. Non seulement ici, en Amérique, mais aussi aujourd’hui en Angleterre, en France, et dans toutes les anciennes puissances coloniales.

La plupart d’entre vous ont sans doute appris par la presse, la semaine dernière, que j’avais pris la peine d’aller à Paris et qu’on m’avait éconduit. Or Paris n’éconduit personne. Comme chacun sait, qui veut est supposé pouvoir se rendre en France ; ce pays a la réputation d’être très libéral. Pourtant, la France connaît des problèmes dont elle n’a pas fait grand étalage. L’Angleterre aussi, connaît des problèmes dont elle n’a pas fait grand étalage, parce que l’Amérique elle, étale ses problèmes. Mais ces trois partenaires, ces trois alliés, rencontrent aujourd’hui des difficultés communes, dont les Noirs américains, les Afro-américains, n’ont pas vraiment idée.

Afin que vous et moi connaissions la nature de la lutte dans laquelle vous et moi sommes engagés, nous devons connaître les différents éléments qui entrent en jeu, au niveau local et national, mais aussi sur le plan international. Les problèmes de l’homme Noir ici, dans ce pays, aujourd’hui, ne sont plus seulement le problème du Noir Américain, ou un problème Américain. C’est un problème devenu si complexe, aux implications si nombreuses, qu’il faut le considérer dans son ensemble, dans le contexte mondial ou international, afin de bien le voir tel qu’il est en réalité. Sinon, vous ne pouvez même plus prendre la mesure des problèmes locaux, à moins d’en saisir la portée dans le contexte international tout entier. Et quand vous l’observez en contexte, il vous apparaît sous un jour nouveau, mais avec plus de clarté.

Vous devriez vous poser cette question : pourquoi un pays comme la France devrait autant s’inquiéter de la venue d’un pauvre petit Noir américain, au point qu’elle lui en interdise ses frontières, quand tout un chacun ou presque peut s’y rendre quand bon lui semble ? C’est avant tout parce que ces trois pays font face aux mêmes problèmes. Or le problème est précisément celui-ci : dans l’hémisphère Ouest, vous et moi n’en avons pas pris conscience mais, nous ne formons pas précisément une minorité sur cette terre. Sur ce continent, il y a les … c’est le peuple brésilien, dont les deux-tiers ont la peau foncée, comme vous et moi. Ce sont les Africains par leurs origines, Africains sont leurs ancêtres ; Africain est leur passé. Et pas seulement au Brésil, mais à travers toute l’Amérique Latine, les Antilles, les États-Unis et le Canada, vous avez des gens d’origine africaine.

Beaucoup d’entre nous se pourvoient en imaginant que seuls sont afro-américains ceux qui se trouvent aux États-Unis… l’Amérique, c’est l’Amérique du Nord, l’Amérique Centrale et l’Amérique du Sud. Quiconque a des ancêtres africains en Amérique du Sud, est afro-américain. Quiconque en Amérique Centrale a du sang africain, est afro-américain. Quiconque ici, en Amérique du Nord y compris au Canada, est afro-américain s’il a des ancêtres africains… et même jusqu’aux Antilles, c’est un Afro-américain. Quand je parle des Afro-américains, je ne parle pas seulement des vingt-deux millions d’entre-nous qui sommes ici, aux États-Unis. Les Afro-américains, c’est ce grand nombre d’être humains de l’hémisphère Ouest, depuis l’extrême sud de l’Amérique du Sud, jusqu’à la pointe la plus au Nord de l’Amérique du Nord. Tous ont un héritage commun, une origine commune, quand vous remontez jusqu’à leurs racines.
Aujourd’hui, il existe quatre sphères d’influence dans l’hémisphère Ouest, que subit le peuple noir. II y a l’influence espagnole, héritage du passé colonial de l’Espagne sur une partie du Continent. Il y a l’influence française qui concerne la région qu’elle a autrefois colonisée. La région que les britanniques ont autrefois colonisée. Et puis ceux d’entre nous qui sommes ici, aux États-Unis (…)

A cause de la mauvaise santé économique de l’Espagne, et parce qu’elle a perdu sa position prédominante sur la scène mondiale en termes d’influence, très peu de gens de peau noire ont émigré en Espagne. En revanche, le niveau de vie élevé en France et en Angleterre a poussé nombre de Noirs à émigrer des Antilles anglaises en Grande-Bretagne, et nombre de Noirs des Antilles françaises à émigrer en France, et puis vous et moi, déjà ici.

Ça signifie donc que les trois grands alliés, les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne ont un problème aujourd’hui, un problème commun. Mais on ne nous a jamais donné suffisamment d’informations, ni à vous, ni à moi, pour comprendre qu’ils avaient un problème commun. Et ce problème commun, c’est ce nouvel état d’esprit qui est reflété dans la complète division du peuple Noir, en France métropolitaine, en Angleterre et ici, aux États-Unis. Et ce… c’est état d’esprit a évolué au même rythme que les transformations dans les mentalités, sur le continent africain. Donc, quand vous considérez le processus de la révolution africaine et par révolution africaine je veux dire que l’émergence des nations africaines dans l’indépendance qui a lieu depuis les dix ou douze dernières années, a absolument affecté l’état d’esprit des Noirs en occident. A tel point que lorsqu’ils émigrent en Angleterre, ils posent des problèmes aux anglais. Et lorsqu’ils émigrent en France, ils posent des problèmes aux français. Et quand ils… déjà ici aux États-Unis… mais une fois qu’ils s’éveillent, ce même état d’esprit se reflète chez l’homme Noir, aux États-Unis, alors il pose un problème à l’homme blanc, ici en Amérique.

Et ne pensez pas que le problème du blanc en Amérique soit unique. La France a le même. La Grande-Bretagne a le même. Mais la seule différence entre la France, la Grande-Bretagne et nous, c’est que de nombreux leaders Noirs se sont levés ici à l’Ouest, aux États-Unis, et ont créé une sorte d’engagement (militancy) qui a effrayé les américains blancs. Mais ça n’a pas eu lieu en France ou en Angleterre. Ce n’est que récemment que la communauté noire américaine et la communauté anglaise des Antilles, ainsi que la communauté africaine en France ont commencé à s’organiser entre elles. La France meurt de peur. C’est le même phénomène en Angleterre. Jusqu’à … très récemment, c’était la désorganisation complète. Et c’est seulement depuis peu qu’en Angleterre, les Antillais, la communauté africaine et les Asiatiques, ont commencé à s’organiser et à travailler en coordination et en étroite collaboration. Et cela a posé un problème très sérieux à l’Angleterre.

Il me fallait exposer cette situation afin que vous compreniez quelques-uns des problèmes actuels qui se développent ici sur cette terre. Et vous pouvez rapidement comprendre les problèmes entre les Noirs et les Blancs ici à Rochester, entre les Noirs et les Blancs du Mississippi, et entre les Noirs et les Blancs de Californie, à moins que vous ne compreniez le problème fondamental entre Noirs et Blancs… non limité à l’échelle locale, mais au niveau international et de la planète toute entière aujourd’hui. Si vous essayez de le considérer dans cette perspective, vous comprendrez. Mais si vous essayez uniquement de l’appréhender dans sa dimension locale, vous ne le comprendrez jamais. Vous devez considérer la tendance qui se dessine sur cette terre. Et le but de ma venue ici ce soir, est de vous en donner une vision aussi actuelle que possible.

Comme beaucoup d’entre vous le savent, j’ai quitté le mouvement des Black Muslims, et pendant l’été, j’ai passé cinq mois au Moyen-Orient et sur le continent africain. Pendant cette période, j’ai visité de nombreux pays dont le premier a été l’Égypte, puis l’Arabie, puis le Koweit, le Liban, le Soudan, le Kenya, l’Éthiopie, Zanzibar, le Tanganyika – qui s’appelle aujourd’hui la Tanzanie – le Nigeria, le Ghana, la Guinée, le Liberia, l’Algérie. Et pendant ces cinq mois, j’ai eu la chance de discuter longuement avec le président Nasser en Égypte, le président Julius Nierait en Tanzanie, Jomo Kenyatta au Kenya, Milton Obote en Ouganda, Azikiwe au Nigeria, N’krumah au Ghana et Sékou Touré en Guinée. Les nombreuses informations échangées avec les hommes et d’autres africains, sur ce continent, au cours de ces entretiens, ont élargi ma compréhension et, je le sens, mon acuité intellectuelle. Car, depuis mon retour, je n’ai eu aucun désir d’aucune sorte de me retrouver embourbé dans quelque querelle stérile avec des cervelles d’oiseaux, des esprits étroits qui font partie d’organisations. On y débat de faits trompeurs et qui ne mènent nulle part quand on essaie de trouver des solutions à des problèmes aussi complexes que le nôtre.

Je ne suis pas ici ce soir pour parler de certains de ces mouvements qui sont en désaccord total les uns avec les autres. Je suis ici pour vous parler du problème auquel nous sommes tous confrontés. Et pour avoir… et pour le faire de façon très informelle. Je n’aime pas être tenu à être formel dans ma méthode ou ma façon de procéder, lorsque je m’adresse au public, parce que je trouve qu’habituellement la conversation dans laquelle je m’engage tourne autour des problèmes de race ou de choses raciales, ce qui n’est pas de ma faute. Je n’ai pas créé le problème de race. Et vous le savez, je ne suis pas venu en Amérique sur le Mayflower ou de mon propre gré. Notre peuple a été conduit ici malgré lui, contre notre volonté. Donc, si nous posons le problème maintenant, ils ne devraient pas nous blâmer d’être ici. Ils nous ont amenés ici. (Applaudissement) (…).

Pour défendre ma propre position, tout comme je l’ai fait plus tôt aujourd’hui à Colgate, je suis Musulman, ce qui signifie simplement que ma religion est l’Islam. Je crois en Dieu, l’Être Suprême, le Créateur de l’Univers. C’est une forme de religion très simple, facile à comprendre. Je crois en un Dieu unique. Et c’est simplement bien mieux comme ça. Mais je crois en un Dieu et je crois que ce Dieu avait une religion, a une religion et aura toujours une religion. Et que ce Dieu enseigna la même religion à tous les prophètes, il n’y a donc pas à se quereller à propos de qui était le plus grand, ou qui était le meilleur : Moïse, Jésus, Mahomet, ou quelques autres. Tous étaient des prophètes et venaient d’un seul Dieu. Ils avaient une doctrine, et cette doctrine était conçue pour apporter la lumière sur l’humanité, de telle sorte que toute l’humanité pouvait voir qu’elle était Une et partager une sorte de fraternité qui pourrait être vécu ici sur cette terre. Je crois en cela.

Je crois en la fraternité des hommes. Mais en dépit du fait que je crois en cette fraternité, je dois être réaliste et comprendre qu’ici, en Amérique, nous sommes dans une société qui ne connaît pas la fraternité. Elle n’applique pas ce qu’elle prêche. Elle prêche la fraternité, mais ne l’applique pas. Et parce que… cette société n’applique pas la fraternité, ceux d’entre nous qui sont musulmans – ceux d’entre nous qui ont quitté le mouvement des Black Muslims et se sont regroupés en tant que Musulmans, dans un mouvement fondé sur l’Islam orthodoxe… nous croyons en la fraternité de l’Islam.

Mais nous comprenons aussi que le problème auquel sont confrontés les Noirs de ce pays est si complexe et si difficile, existe depuis si longtemps sans solution, qu’il nous est absolument nécessaire de former une autre organisation. Ce que nous avons fait, sous la forme d’une organisation non religieuse dans laquelle… est connue comme étant l’Organisation de l’Unité afro-américaine, et dont la structure est organisée de manière à permettre une participation active de tout Afro-américain, tout Noir américain, selon un programme conçu pour éliminer les maux politiques, économiques et sociaux auxquels notre peuple est confronté dans la société. Et nous avons mis cela en place parce que nous comprenons que nous devons nous battre contre les maux d’une société qui a échoué à créer la fraternité pour chaque membre de cette société. Ceci ne veut en aucun cas dire que nous sommes anti-blancs, anti-bleus, anti-verts ou antijaunes. Nous sommes anti-Mal. Anti-Discrimination. Anti-Ségrégation. Nous sommes contre quiconque désirant appliquer quelque forme de ségrégation, ou de discrimination contre nous, parce que nous n’avons pas la chance d’être d’une couleur acceptable à vos yeux… (Applaudissements)

Nous ne jugeons pas un homme à cause de la couleur de sa peau. Nous ne vous jugeons pas parce que vous êtes Blancs ; nous ne vous jugeons pas parce que vous êtes Noirs ; nous ne vous jugeons pas parce que vous êtes foncés de peau. Nous vous jugeons à cause de ce que vous faites et de ce que vous appliquez. Et aussi longtemps que vous appliquerez le mal, nous serons contre vous. Et pour nous la plus… la pire forme de mal, c’est le mal fondé sur la condamnation d’un homme à cause de la couleur de sa peau. Et je ne pense pas que quelqu’un ici puisse nier que nous vivons dans une société qui ne juge pas un homme uniquement en fonction de ses talents, de son savoir-faire, de sa possibilité… de son milieu, ou de son manque de diplôme. Cette société juge un homme seulement sur la couleur de sa peau. Si vous êtes blancs, vous pouvez avancer, et si vous êtes noir, vous devez vous battre à chaque pas, sans toute fois pouvoir avancer. (Applaudissements)

Nous vivons dans une société entièrement contrôlée par des gens qui croient en la ségrégation. Nous vivons dans une société entièrement contrôlée par des gens qui croient au racisme, et qui pratiquent la ségrégation, la discrimination et le racisme. Nous croyons en une… et je dis qu’elle est contrôlée non pas par des blancs bien intentionnés, mais contrôlée par les ségrégationnistes, les racistes. Et vous pouvez voir par le schéma que cette société suit partout dans le monde. A l’heure actuelle en Asie, l’armée américaine lance ses bombes sur des gens à peau sombre. Vous ne pouvez pas dire que… c’est comme si vous pouviez justifier le fait d’être si loin de chez soi et de lancer des bombes sur quelqu’un d’autre. Si vous habitiez tout près, j’en suis certain, mais vous ne pouvez pas partir si loin de ce pays, lancer des bombes sur quelqu’un d’autre, et justifier votre présence là-bas, pas avec moi. (Applaudissements)

C’est du racisme. Le racisme tel que l’Amérique le pratique. Du racisme qui entraîne une guerre contre le peuple à peau foncée d’Asie, un e autre forme de racisme réside dans le fait d’engager une guerre contre le peuple à peau foncée du Congo… tout comme il entraîne une guerre contre le peuple à peau foncée du Mississipi, de l’Alabama, de Georgie et de Rochester, État de New York. (Applaudissements)

Nous ne sommes pas contre les gens parce qu’ils sont blancs. Mais nous sommes contre ceux qui pratiquent le racisme. Nous sommes contre ceux qui lancent des bombe sur des gens parce que leur couleur a la malchance d’être d’une teinte différente de la vôtre. Et parce que nous sommes contre ça, la presse dit que nous sommes violents. Nous ne sommes pas pour la violence. Nous sommes pour la paix. Mais les gens contre lesquels nous nous battons sont pour la violence. Vous ne pouvez pas être pacifiques quand vous avez à faire à eux. (Applaudissements)

Ils nous accusent de ce dont ils sont coupables. C’est toujours ce que fait un criminel. Es vous lancent des bombes, puis vous accusent de vous les lancer vous-mêmes. Ils vous fracassent le crâne, puis vous accusent de vous frapper. C’est ce que les racistes ont toujours fait… le criminel, celui qui développe en une science son processus criminel. Ils appliquent l’action criminelle.
Puis, ils utilisent la presse pour faire de vous une victime… voyez comme la victime est le criminel et le criminel la victime. C’est ainsi qu’ils procèdent. (Applaudissements) (…)

Donc, ils n’aiment rien faire sans le soutien du public blanc. Les racistes qui ont habituellement beaucoup d’influence dans la société, ne font pas un geste sans l’opinion publique à leurs côtés. Alors, ils utilisent la presse pour mettre l’opinion publique de leur côté. Lorsqu’ils veulent supprimer ou opprimer la communauté noire, que font-ils ? Ils prennent les statistiques et, par le biais de la presse les communiquent au public. Es font apparaître que la criminalité est plus élevée dans la communauté noire qu’ailleurs.

Quel effet cela produit-il ? (Applaudissements). Ce message… c’est un message très astucieux utilisé par les racistes pour faire croire aux Blancs qu’ils ne sont pas racistes, que le taux de criminalité dans la communauté noire est très élevé. Cela maintient l’image de criminel de la communauté noire. Et dès que cette impression est donnée, alors on rend possible ou on trace la voie de l’instauration d’un État policier dans la communauté noire, tout en obtenant l’approbation complète du public blanc quand la police y entre et utilise toutes sortes de mesures brutales pour supprimer les Noirs, leur fracasse le crâne, leur lance des chiens, ou des choses de ce genre. Et les Blancs les suivent, parce qu’ils croient que tous là-bas sont des criminels. C’est ce que… la presse fait cela. (Applaudissements)

C’est de l’habileté. Et cette habileté s’appelle… cette science s’appelle : « faire de l’image ». Ils vous tiennent en échec par le biais de cette science de l’imagerie. Ils vous conduisent même au mépris de vous-mêmes en vous donnant une mauvaise image de vous. Certains d’entre nous ont ingurgité cette image, et l’ont digérée… jusqu’à ce que d’eux-mêmes, ils ne veuillent plus vivre dans la communauté noire. Ils ne veuillent plus approcher les Noirs eux-mêmes. (Applaudissements)
C’est une science qu’ils utilisent avec beaucoup d’habileté pour faire du criminel la victime et de la victime, le criminel. Par exemple : pendant les émeutes de Harlem j’étais en Afrique, heureusement ! (rires). Pendant ces émeutes, ou à cause de ces émeutes ou bien après ces émeutes, la presse, à nouveau, a dépeint les émeutiers avec une grande habileté, comme étant des truands, des criminels, des voleurs, parce qu’ils s’étaient approprié des biens.

Maintenant, figurez-vous, il est vrai que des biens ont été détruits. Mais considérons cela sous un autre angle. Dans ces communautés noires, l’économie de la communauté n’est pas entre les mains de l’homme Noir. L’homme Noir n’est pas son propre propriétaire. Les bâtiments dans lesquels il vit appartiennent à d’autres. Les magasins de la communauté sont tenus par d’autres. Tout, dans la communauté est hors de son contrôle. Il n’a rien à dire en la matière, il ne peut rien faire si ce n’est y vivre et payer le loyer le plus élevé en échange de l’habitation la plus médiocre, (applaudissements) payer les prix les plus élevés pour se nourrir, pour la plus mauvaise nourriture. Il est victime de cela, victime de l’exploitation économique, de l’exploitation politique et de tout autre type.
Aujourd’hui, il est si frustré, tellement sous la pression de cette énergie explosive qui l’habite, qu’il voudrait attraper celui qui l’exploite. Mais celui qui l’exploite n’habite pas dans son voisinage. Il est seulement le propriétaire de sa maison. Il est seulement le propriétaire de son magasin. Il est seulement le propriétaire du voisinage. Si bien que lorsque l’homme Noir explose, celui qu’il voudrait attraper n’est pas là. Alors, il détruit ses biens. Ce n’est pas un voleur. Il n’essaie pas de voler vos meubles ou votre nourriture de médiocre qualité. Il veut vous attraper, mais vous n’êtes pas là. (Applaudissements)
Au lieu que les sociologues n’analysent le vrai problème, tel qu’il est, n’essaient de le comprendre, tel qu’il est, ils utilisent la presse pour faire croire que ces gens sont des voleurs, des truands. Non ! ce sont des victimes du vol organisé, des propriétaires organisés qui ne sont rien d’autre, que des voleurs, des marchands qui ne sont rien d’autre que des voleurs, des politiciens qui siègent au gouvernement et qui ne sont rien d’autre que des voleurs complices des propriétaires et des marchands. (Applaudissements)

Mais, une fois de plus, la presse est habituée à faire de la victime le criminel et du criminel la victime… c’est de l’imagerie. Et tout comme cette imagerie est employée à l’échelon local, vous pourrez la comprendre mieux grâce à cet exemple pris au plan international : le meilleur exemple, et le plus récent témoignant de mes paroles se trouve dans la situation du Congo. Écoutez ce qui s’est passé : nous nous sommes trouvés dans une situation où des avions lançaient des bombes sur des villages africains. Un village africain n’a aucune défense contre les bombes ; un village africain ne constitue pas une menace suffisante pour être bombardé ! Les avions lançaient pourtant des bombes sur les villages africains. Et lorsque les bombes frappent, elles ne font pas la distinction entre les amis et les ennemis, elles ne font pas la différence entre les hommes et les femmes. Lorsque les bombes sont lancées sur les villages africains du Congo, elles sont lancées sur des femmes noires, sur des enfants noirs, sur des bébés noirs. Les êtres humains se retrouvent déchiquetés… Je n’ai entendu aucun cri de protestation, aucune compassion à l’égard de ces milliers de Noirs abattus par les avions. (Applaudissements)

Et pourquoi n’y eut-il pas de cris de protestation ? Pourquoi ne nous sommes nous pas sentis concernés ? Parce que une fois de plus, très habilement, la presse fait des victimes les criminels et des criminels, les victimes. (Applaudissements)

(…) Mais c’est une chose que vous devez considérer et à laquelle vous devez répondre. Parce qu’il y a des avions américains, des bombes américaines, des parachutistes américains armés de mitrailleuses. Mais vous savez, ils disent que ce ne sont pas des soldats, qu’ils sont simplement là-bas en services d’escorte, qu’ils ont commencé comme conseillers au Sud Vietnam. Vingt mille hommes uniquement conseillers et uniquement en « service d’escorte ». Ils sont capables de commettre ces tueries, et de s’en tirer à bon compte en les qualifiant d’ « humanitaires », d’actions humanitaires. Ou d’agir au nom de l’ « indépendance », de la « liberté ». Toutes sortes de slogans retentissants, mais c’est un crime de sang-froid, une tuerie. Et c’est fait si habilement, que vous et moi nous qualifions d’êtres subtils, en ce vingtième siècle, sommes capables d’en être les spectateurs et de l’approuver. Simplement parce que tout cela est perpétré contre des hommes à peau noire, par des hommes à peau blanche.

(…) Bien que je vous cite cet exemple, vous pourriez me dire : « Qu’est-ce que cela a-t-il à voir avec l’homme noir, en Amérique ? et qu’est-ce que cela a-t-il à voir avec les relations entre Noirs et Blancs, ici à Rochester ? »
Vous devez comprendre une chose. Jusqu’à 1959, l’image du continent africain fut créée par des ennemis de l’Afrique. L’Afrique était dominée par des puissances extérieures dominée par les européens. Et comme ces européens dominaient le continent africain, ils créèrent eux-mêmes l’image de l’Afrique qui fut projetée à l’étranger. Et ils projetèrent une image négative de l’Afrique et du peuple africain. Une image détestable. Ils nous ont fait croire que l’Afrique était un pays de jungles, d’animaux, un pays de cannibales et de sauvages. C’était une image détestable.
Et parce qu’ils réussissaient si bien à projeter cette image négative de l’Afrique, nous qui, ici à l’ouest, étions d’ancêtres africains, les Afro-américains, nous avons considéré l’Afrique, comme un lieu détestable. Nous avons considéré l’africain comme une personne détestable. Et, se référer à nous comme à des africains, c’était nous prendre pour des serviteurs, des enfants, ou parler de nous d’une façon dont nous ne voulions pas que vous parliez de nous.

Pourquoi ? Parce que ceux qui oppriment savent que l’on ne peut faire haïr les racines, sans faire haïr l’arbre. Vous ne pouvez pas haïr les vôtres, sans finir par vous haïr vous-mêmes. Et puisque nous avons tous des origines africaines, on ne peut nous faire haïr l’Afrique, sans nous faire nous haïr nous-mêmes. Et ils l’ont fait, très habilement.

Quel en a été le résultat ? Ils se sont retrouvés avec vingt-deux millions de Noirs, ici, en Amérique qui haïssaient tout ce qu’il y avait d’africain en eux. Nous haïssions les caractéristiques africaines, les caractéristiques africaines. Nous haïssions nos cheveux, nous haïssions notre nez, la forme de notre nez et celle de nos lèvres, la couleur de notre peau. Oui, nous les haïssions. Et c’est vous qui nous avez appris à nous haïr nous-mêmes simplement en usant de votre stratégie astucieuse pour nous faire haïr la terre de nos ancêtres et le peuple de ce continent…

Aussi longtemps que nous avons haï ce à quoi nous pensions qu’ils ressemblaient, nous avons haï ce à quoi nous ressemblions. Et vous dites que j’enseigne la haine ! Pourquoi ? C’est vous qui nous avez enseigné la haine de nous-mêmes. Vous avez enseigné au monde la haine de tout une race, et vous avez maintenant l’audace de nous blâmer parce que nous vous haïssons, simplement parce que nous refusons la corde que vous nous avez mise au cou. (Applaudissements)

Lorsque vous enseignez à un homme la haine de ses lèvres, des lèvres que Dieu lui a donné, de la forme de ce nez que Dieu lui a donné, de la nature de ces cheveux que Dieu lui a donnés, de la couleur de cette peau que Dieu lui a donnée, vous commettez le crime le plus hideux qu’une race puisse commettre. Et c’est le crime que vous avez commis.
Notre couleur est devenue une chaîne. Une chaîne psychologique. Notre sang… le sang africain… est devenu une chaîne psychologique, une prison parce que nous avions honte. Nous croyons… ils vous le lanceraient à la figure, et vous diraient que non. Mais si, ils en avaient honte ! Nous nous sommes sentis piégés parce que notre peau était noire. Nous nous sommes sentis piégés parce que nous avions du sang africain dans nos veines.

Voici comment vous nous avez emprisonnés. Non pas uniquement en nous émanant ici et en faisant de nous des esclaves. Mais l’image que vous avez créée de notre terre et l’image que vous avez créée de notre peuple sur ce continent était un piège, une prison, une chaîne, c’était la pire forme d’esclavage jamais inventée par une race soi-disant civilisée et une nation civilisée, depuis le commencement du monde.

Vous en voyez encore le résultat dans notre peuple, dans ce pays, aujourd’hui. Parce que nous haïssions notre sang africain, nous ne nous sentions pas à la hauteur, nous nous sentions inférieurs, impuissants et notre sentiment d’impuissance ne nous a pas été favorable. Nous nous sommes tournés vers vous pour vous demander de l’aide et vous avez refusé de nous aider. Nous ne nous sentions pas à la hauteur. Nous nous sommes tournés vers vous pour vous demander conseil et vous nous avez donné le mauvais conseil. Nous nous sommes tournés vers vous pour vous demander notre chemin et vous nous avez laissé tourner en rond.

Mais un changement est apparu. En nous. Et de quoi provient-il ? En 1985, en Indonésie, à Bandung, un rassemblement d’hommes de peau foncée fut organisé. Ces hommes d’Afrique et d’Asie sont venus ensemble pour la première fois depuis des siècles. Ils n’avaient pas d’armes nucléaire, pas d’aviation, pas de flotte. Ils ont discuté de leur situation et ont découvert une chose que nous tous en commun… l’oppression, l’exploitation, la souffrance. Et nous avions en commun un oppresseur, un exploiteur.
Si un frère venait du Kenya, il appelait son oppresseur, anglais. Si un autre frère venait du Congo, il appelait son oppresseur, belge. Si un autre venait de Guinée, il appelait son oppresseur, français. Mais, quand vous placiez les oppresseurs ensemble, ils avaient tous une chose en commun, ils venaient tous d’Europe. Et cet européen opprimait le peuple d’Afrique et d’Asie.

Et puisque nous pouvions voir que nous partagions l’oppression et l’exploitation en commun, le chagrin, la tristesse et la douleur, en commun, notre peuple a commencé à se rassembler et à décider, à la conférence de Bandung, qu’il était temps d’oublier nos différences. Nous avions des différences. Certains étaient bouddhistes, hindous, chrétiens ou musulmans, certains n’avaient pas de religion. D’autres étaient socialistes, capitalistes, communistes ou ne revendiquaient aucun système économique. Pourtant, malgré toutes ces différences, ils se mirent d’accord sur un point : l’esprit de Bandung était dès lors d’adoucir les ères de différence et d’accentuer les ères communes.
Et ce fut l’esprit de Bandung qui nourrit les flammes du nationalisme et de la liberté non seulement en Asie, mais particulièrement sur le continent africain. De 1955 à 1960, les flammes du nationalisme, de l’indépendance sur le continent africain devinrent si lumineuses et furieuses qu’elles pouvaient tout brûler et tout atteindre sur leur passage. Et ce même esprit ne resta pas en Afrique. Il se faufila subrepticement à l’ouest et pénétra l’âme et le cœur de l’homme Noir, sur le continent américain qui était séparé de l’Afrique depuis quatre cents ans.

Mais ce même désir de liberté qui avait bouleversé l’âme et le cœur de l’homme Noir sur le continent africain, commença à brûler dans l’âme et le cœur de l’homme Noir ici, en Amérique du sud, en Amérique centrale et en Amérique du nord, nous prouvant que nous n’étions pas séparés. Bien qu’il y ait un océan entre nous, nous étions toujours mus par le même battement de cœur.

L’esprit du nationalisme, sur le continent africain… il commença à retomber ; les puissances… les puissances coloniales ne pouvaient rester là. Les Britanniques eurent des problèmes au Kenya, au Nigeria, au Tanganyika, à Zanzibar et dans d’autres pays du Continent. Les Français eurent des problèmes dans toute l’Afrique du Nord équatoriale, y compris en Algérie, qui devient un point de tension extrême pour la France. Le Congo ne voulait plus tolérer la présence belge. Le continent africain tout entier devint explosif entre 1954 et 1955 et jusqu’en 1959. En 1959, ces puissances ne pouvaient plus rester.
Ce n’est pas qu’elles voulaient partir. Ce n’est pas que tout à coup elles devenaient généreuses. Ce n’est pas que tout à coup elles ne souhaitaient plus exploiter les ressources de l’homme noir. Mais, c’est cet esprit d’indépendance qui consumait l’âme et le cœur de l’homme noir.

Il ne s’autorisait plus à être colonisé, opprimé et exploité. Il ressentait cette volonté d’être maître de son existence et de prendre la vie de ceux qui essayaient de lui prendre la sienne. C’était cela, le nouvel esprit.
Ces puissances ne partirent pas, mais que firent-elles ? Lorsque quelqu’un joue au basket-ball, si… vous le regardez… les joueurs de l’équipe adverse le piègent et s’il ne veut pas se débarrasser de la balle, de la laisser entre les mains de l’autre équipe, il doit la passer à quelqu’un qui n’est pas dans une position dangereuse, qui est de la même équipe que lui. Et puisque la Belgique, la France, la Grande-Bretagne et les autres puissances coloniales étaient piégées… se trouvaient exposées en tant que puissances coloniales… elles devaient trouver quelqu’un qui n’étaient pas dans cette position dangereuse, et les seuls à ne pas être dans cette position à l’égard des Africains étaient les États-Unis. Donc, elles passèrent la balle aux États-Unis. Le gouvernement la ramassa et court comme un fou depuis. (Rires et applaudissements)
Dès qu’ils saisirent la balle, ils comprirent qu’ils étaient confrontés à un nouveau problème. Les Africains s’étaient réveillés, et n’avaient plus peur. Il était devenu impossible aux puissances européennes de rester sur le continent de force. Donc, notre ministère des Affaires Étrangères, tout en saisissant la balle, comprit dans sa nouvelle analyse, qu’il faudrait déployer une nouvelle stratégie, s’il fallait remplacer les puissances coloniales européennes.

Quelle fut sa stratégie ? L’approche amicale. Au lieu d’aller sur place, les dents serrées, il a commencé par sourire aux Africains : « Nous sommes vos amis » (…) C’était une approche pleine de bienveillance, philanthropique. Appelez cela du colonialisme bienveillant, de l’impérialisme philanthropique. De l’humanitarisme soutenu par le dollarisme. De la politique de pure forme (tokenism). C’est l’approche qu’il choisit. Il ne s’est pas rendu là-bas avec de bonnes intentions : comment peut-on partir d’ici et se rendre sur le continent africain avec le « peace Corps », les « Cross roads » et d’autres organisations, lorsque l’on pend des Noirs dans le Mississipi ? Comment peut-on faire cela ? (Applaudissements)

(…) On peut considérer la période allant de 1954 à 1964 comme celle de l’émergence de l’État africain. Comme l’État africain a commencé à se dessiner entre 1954 et 1964, quel impact, quel effet cela eut-il sur les Afro-américains ? sur les Noirs américains ? Comme l’homme Noir en Afrique devenait indépendant, cela le mettait dans la position d’être enfin l’artisan de sa propre image. Jusqu’en 1964, lorsque vous et moi pensions à un Africain, nous l’imaginions nu avec des tam-tams et un os dans le nez. Oh oui !

C’était la seule image d’un Africain qui nous venait à l’esprit. Et depuis 1959, lorsqu’ils ont commencé à rejoindre les Nations-Unies et que vous les voyiez à la télévision, vous étiez sous le choc. On vous présentait un Africain parlant un anglais meilleur que le vôtre. Doué d’un raisonnement plus pertinent que le vôtre. Plus libre que vous. Pourquoi ces pays où vous ne pouviez vous rendre ? (Applaudissements. Ces pays où vous ne pouviez pas vous rendre, tout ce qu’il avait à faire était d’enfiler son costume et de marcher juste devant vous. (Rires et applaudissements)

Il devait vous ébranler et ce n’est qu’à ce moment-là, que vous avez commencé à vous réveiller. (Rires)

Donc, les nations africaines ayant gagné leur indépendance, et l’image du continent africain commençant à charger, les choses s’harmonisèrent, l’image de l’Afrique passant du négatif au positif. Inconsciemment. En Occident l’homme Noir commençait à s’identifier à l’image positive qui apparaissait.

Et lorsqu’il vit que l’homme noir du continent africain prenait une assise, il se sentit empli du désir de prendre une assise aussi.
La même image, la même… aussi négative… on entendait parler d’air servile, d’esprit de compromis, de regard empli de crainte… de la même façon. Mais, lorsque nous avons commencé à en savoir plus sur Jomo Kenyatta, Mau-Mau et les autres, on a trouvé des Noirs dans ce pays qui commençaient à suivre la même ligne. Et qui s’en retrouvaient plus proches que certains ne voulaient l’admettre.

Lorsqu’ils virent… tandis qu’ils devaient changer leur approche du peuple du continent africain, ils ont aussi commencé à modifier leur approche des Noirs sur notre continent. Comme ils appliquaient une politique de pure forme (tokenism) et toute une série d’approches amicales, bienveillantes, et philanthropiques du continent africain, qui n’étaient que des efforts de pure forme, ils commencèrent à faire la même chose avec nous, ici, aux États-Unis.

La politique de pure forme (tokenism)… Ils proposèrent toutes sortes de mesures qui n’étaient pas réellement conçus pour résoudre les problèmes. Chacun de leur mouvement n’était qu’un mouvement de pure forme. Ils n’ont jamais entrepris aucune action réaliste, pour réellement résoudre le problème. Ils proposèrent une décision visant à désagréger la Cour Suprême, qu’ils n’ont jamais appliquée. Pas même à Rochester et encore moins dans le Mississipi. (Applaudissements)

Ils ont grugé les gens du Mississipi en essayant de leur faire croire qu’ils allaient imposer la déségrégation à l’université du Mississipi. Ils y firent venir un Nègre, escorté d’environ six mille à quinze mille soldats, si je me souviens bien. Et je crois bien que ça leur a coûté six millions de dollars. (Rires)

(…) Cette politique de pure forme, consistait en un programme conçu pour protéger les avantages d’à peine quelques Noirs, soigneusement sélectionnés. On leur attribuait une importante situation, ce qui leur permettait ensuite de proclamer haut et fort : « Regardez comme nous faisons des progrès ! » Ils devraient plutôt dire, regarde comme il fait des progrès. Car, pendant que ces Nègres choisis avec soin, vivaient comme des princes, parmi les Blancs, siégeaient à Washington D.C., les masses d’hommes et de femmes noirs de ce pays continuaient à vivre dans des bidonvilles et dans le ghetto. Les masses, (applaudissements) les masses d’hommes et de femmes noirs dans ce pays demeuraient sans emploi et les masses d’hommes et de femmes Noirs de ce pays continuaient à fréquenter les pires écoles et à recevoir le plus mauvais enseignement.
C’est à cette même époque qu’apparut le mouvement des Black Muslims. Et voici ce qu’il fit : jusqu’à l’apparition du mouvement des Black Muslims , le NAACP était considéré comme un mouvement radical. (Rires). Ils voulurent faire une enquête à son sujet. CORE et tous les autres étaient suspects… étaient l’objet de suspicions. On n’entendait plus parler de King. Lorsque les Black, Muslims sont arrivés avec leur discours, l’homme blanc s’est écrié : « Heureusement que le NAACP existe ! » (Rires et applaudissements).

Le mouvement des Black, Muslims avait rendu le NAACP acceptable aux yeux des blancs. Il avait rendu ses leaders acceptables. Alors, ils commencèrent à se référer à eux comme à des leaders Noirs responsables. (Rires) Ce qui signifiaient qu’ils étaient responsables aux yeux des Blancs (applaudissements). Je ne suis pas en train d’attaquer le NAACP. Je vous en parle (rires). Et ce qui le rend si ridicule, vous ne pouvez pas le nier. (Rires).
(…) Le mouvement en soi, attire les éléments de la communauté noire, les plus militants, les plus insatisfaits, les plus intransigeants. Il attira aussi les éléments le plus jeunes de la communauté noire. Le mouvement se développant, il attira les éléments militants, intransigeants et insatisfaits.

Le mouvement était censé être fondé sur la religion de l’islam et par conséquent être un mouvement religieux. Cependant, parce que le monde de l’islam et le monde des musulmans orthodoxes, n’auraient jamais reconnu l’appartenance véritable des Black Muslims à l’islam, il prit ceux d’entre nous qui étaient dans une sorte de vide religieux. Il nous mit dans la position de nous identifier nous-mêmes par le biais de la religion, tandis que le monde dans lequel cette religion était pratiquée, nous rejetait parce ,que nous n’étions pas des pratiquants véritables, des pratiquants de cette religion.

Le gouvernement essaya de nous étiqueter comme politiques, plus que comme religieux de telle sorte qu’il pouvait nous accuser de sédition et de subversion. C’était la seule raison. Mais, bien qu’il nous ait étiqueté comme politiques, parce qu’aucun engagement politique ne nous a autorisé, nous étions dans le vide politiquement. Nous étions dans un vide religieux. Nous étions dans un vide politique. Nous étions aliénés, en fait, coupés de tout type d’activités, même avec le monde contre lequel nous nous battions.

(…) Nous pouvions alors comprendre qu’il nous fallait agir, et ceux qui, parmi nous, étaient activistes commencèrent à se sentir insatisfaits, désillusionnés. La dissension s’installa en définitive, et nous nous séparâmes. Ceux qui rompirent étaient les vrais activistes du mouvement. Ils étaient suffisamment intelligents pour vouloir un programme qui nous permettrait de nous battre pour les droits de tous les Noirs, ici, à l’Ouest.
Cependant, nous voulions aussi notre religion. Si bien que lorsque nous avons quitté le mouvement, la première chose que nous fîmes, fut de nous regrouper au sein d’une nouvelle organisation : « la Mosquée musulmane », dont le siège se trouve à New York. Dans cette organisation, nous avons adopté la religion musulmane, réelle et orthodoxe, qui est une religion de l’islam, une religion de fraternité. Tandis que nous acceptions cette religion et mettions en place cette organisation qui nous permettait de pratiquer cette religion… immédiatement, cette « Mosquée musulmane » particulière était reconnue et acceptée par les officiels religieux du monde musulman.

Nous avons compris en même temps que nous avions un problème dans cette société qui dépassait la religion. Et c’est pour cette raison que nous avons fondé l’Organisation de l’Unité Afroaméricaine, à laquelle tous pouvaient se joindre dans la communauté, grâce à un programme d’action visant à la reconnaissance et au respect des Noirs, en tant qu’être humains.

La parole d’ordre de l’Organisation de l’Unité Afroaméricaine est « Par tous les moyens nécessaires ». Nous ne croyons pas en une lutte menant à… dont les règles sont fixées par ceux qui nous suppriment. Nous ne croyons pas en une lutte dont les règles sont fixées par ceux qui nous exploitent. Nous ne croyons pas pouvoir continuer la bataille en essayant de gagner l’affection de ceux qui nous oppriment et nous exploitent depuis si longtemps.
Nous croyons en la légitimité de notre combat. Nous croyons en la légitimité de nos revendications. Nous croyons que les pratiques mauvaises à l’encontre des Noirs dans cette société sont criminelles et que ceux qui engagent de telles pratiques criminelles ne sont rien d’autre que des criminels. Et nous estimons être en droit de nous battre contre ce criminels, par tous les moyens nécessaires.
Ceci ne veut pas dire que nous sommes pour la violence. Mais nous… nous avons vu l’incapacité du gouvernement fédéral, son manque d’absolu de disposition à protéger les vies et les biens des Noirs. Nous avons vu où les Blancs racistes et organisés, les membres du Klu-Klux-Klan, ceux du Citizen’s Council et les autres peuvent aller dans la communauté noire, pour prendre un homme noir et le faire disparaître, sans que rien ne soit fait. Nous avons vu qu’ils peuvent y entrer. (Applaudissements).

Nous avons à nouveau analysé notre condition. Si nous remontons à 1939, les Noirs, en Amérique, étaient cireurs de chaussures. Les plus éduqués ciraient les chaussures dans le Michigan, à Lansing, la capitale, d’où je viens. Les meilleurs emplois que l’on pouvait trouver, étaient de porter les plateaux et les plats destinés à nourrir les blancs du Country club. Le serveur était toujours considéré comme ayant la plus enviable position, parce qu’il occupait un bon emploi, au milieu des « bons » blancs, vous voyez ! (Rires).

(…) Ça, c’était la condition du Noir jusqu’en 1939… jusqu’à ce que la guerre commence, nous étions confinés dans ce rôle domestique. Lorsque la guerre a éclaté, ils ne voulaient même pas que nous nous enrôlions dans l’armée. Un Noir n’avait pas le droit de s’engager sous les drapeaux. Le pouvait-il ou pas ? Non ! vous ne pouviez pas vous engager dans la marine. Vous vous souvenez ? Ils n’en prenaient pas un seul. C’était en 1939, aux États-Unis d’Amérique !

Ils nous ont appris à chanter : « Sweet land of liberty » et tout le reste. Mais non ! vous ne pouviez pas vous engager. Vous ne pouviez pas incorporer la marine non plus, ils ne voulaient pas que vous vous engagiez. Ils ne prenaient que des blancs. ils n’avaient pas le droit de nous incorporer, jusqu’à ce que les leaders noirs clament haut et fort. (Rires). Qu’ils disent : « Si les blancs doivent mourir, alors nous devons mourir aussi ». (Rires et applaudissements).

Les leaders noirs envoyèrent un bon nombre de noirs se faire tuer, pendant la Seconde Guerre mondiale. Si bien que lorsque l’Amérique entra dans la guerre, elle manqua très vite d’hommes. Jusqu’à la guerre, vous ne pouviez pas entrer dans une usine. J’habitais à Lansing où se trouvaient les usines Oldsmobile et Reo. Il y en avait environ trois dans toute l’usine, et chacun tenait son balai. Ils avaient fait des études. Us étaient allés à l’école. Je crois même que l’un d’entre eux était allé au collège. Il était diplômé de « balaillogie ». (Rires).

Lorsque la vie est devenue difficile, et que l’on a manqué d’hommes, alors, ils nous ont laissé entrer à l’usine. Sans que nous ayons fait le moindre effort. Sans aucun réveil moral soudain. Ils avaient besoin de nous. Ils avaient besoin de main-d’œuvre, de toutes sortes d’ouvriers. Et lorsque la situation devint désespérée et que le besoin se fit sentir, ils ouvrirent tout grand les portes de l’usine et nous firent entrer.

Alors, nous avons appris à faire fonctionner les machines, lorsqu’ils avaient besoin de nous. Ils firent entrer nos femmes ainsi que nos hommes. Comme nous commencions à faire marcher les machines, nous avons commencé à gagner plus d’argent. Comme nous gagnions plus d’argent, nous pouvions vivre dans un meilleur quartier. Comme nous avions changé de quartier, nous allions dans une école un peu meilleure. Comme nous étions dans une école un peu meilleure, nous voulions recevoir un enseignement un peu meilleur, et nous nous trouvions dans de meilleures dispositions pour trouver un emploi un peu meilleur.

Ceci ne provenait pas d’un changement d’inclination de leur part. Ceci ne correspondait à un réveil soudain de leur conscience morale. C’était Hitler. C’était Tojo. C’était Staline. Oui, c’était la pression de l’extérieur, mondiale, qui nous donnait cette possibilité de faire quelques pas en avant.

Pourquoi ne nous autorisèrent-ils pas à nous engager dans l’armée, dès le début ? Ils nous avaient si mal traités, ils avaient peur qu’en nous plaçant dans l’armée, en nous donnant un fusil et en nous montrant comment l’utiliser (rires)… ils avaient peur de ne pas avoir à nous dire sur quoi tirer ! (Rires et applaudissements).

Ils n’auraient probablement pas eu à le faire. C’était leur conscience. Je fais remarquer cela pour insister sur le fait que ce n’est pas un changement d’inclination de la part d’Oncle Sam qui permit à certains d’entre nous de faire quelques pas en avant. C’était la pression mondiale. C’était la menace qui provenait de l’extérieure, le danger venant de l’extérieur qui provoqua… qui occupa son esprit et qui l’obligea à nous autoriser, à vous et à moi, de nous lever un peu plus. Ce n’est pas parce qu’il voulait que nous levions. Ce n’est pas parce que qu’il voulait que nous avancions. Mais parce qu’il était forcé de le faire.
Une fois que vous analysez correctement ces éléments qui ont ouvert les portes, même si elles le furent de force, quand vous considérez leur nature, vous comprendrez mieux votre situation, aujourd’hui. Et vous comprendrez mieux la stratégie que vous devez suivre aujourd’hui. tout mouvement vers la liberté du peuple Noir, s’il est limité à la seule Amérique, est voué à l’échec. (Applaudissements).
Aussi longtemps que votre problème ne sera de portée américaine, vos seuls alliés seront les Américains. Aussi longtemps qu’il paraîtra sous la dénomination de droits civiques, il demeurera un problème intérieur dépendant de la juridiction du gouvernement des États-Unis. Le gouvernement des États-Unis est constitué de ségrégationnistes et de racistes. Les hommes les plus puissants du gouvernement sont-ils racistes. (…).
Maintenant, qu’allons-nous faire ? Comment allons-nous trouver justice avec un Congrès qu’ils contrôlent, un sénat qu’ils contrôlent, une Maison Blanche qu’ils contrôlent une Cour Suprême qu’ils contrôlent ?

Regardez cette décision déplorable rendue par la Cour Suprême. Mes frères, regardez donc ! Ne savez-vous pas que ces messieurs de la Cour Suprême sont passés maîtres dans l’art du juridique… pas uniquement du droit, mais de la phraséologie juridique. Ils sont devenus si bons maîtres en l’art du langage juridique, qu’ils ont pu sans difficulté rendre un décret sur la déségrégation scolaire, et en termes si bien choisis que personne n’aurait pu le contourner. Ils ont proposé cette chose tournée de si belle manière, que dix années plus tard, on y trouve toutes sortes de vides. Ils savaient très bien ce qu’ils faisaient. Il feignent de vous donner quelque chose, tout en sachant à chaque fois que vous ne pourrez jamais l’utiliser.

L’année dernière, ils ont déposé un projet de loi sur les Droits Civiques à grand renfort de publicité, un peu partout dans le monde, comme si cela devait nous conduire à la Terre Promise de l’intégration. Oh oui ! La semaine dernière, le Bon Révérend Martin Luther King est sorti de prison et s’est rendu à Washington D.C., disant qu’il demanderait chaque jour une nouvelle loi sur la protection du droit de vote des Noirs en Alabama. Pourquoi ? Vous venez à peine d’obtenir une loi. Vous venez à peine d’obtenir le projet de loi sur les Droits Civiques. Vous voulez dire que cette loi dont les mérites furent si longtemps vantés, ne donne même pas suffisamment de pouvoir au gouvernement fédéral pour protéger les Noirs d’Alabama qui n’ont qu’un seul désir, celui de s’inscrire sur les listes électorales ? Pourquoi cette autre ruse infecte, parce qu’ils… nous ont eu par la ruse, année après année. une autre ruse infecte. (Applaudissements).

Donc, depuis nous voyons… je ne veux pas que vous pensiez que je professe la haine. J’aime tous ceux qui m’aiment. (Rires). Mais je peux vous assurer que je n’aime pas ceux qui ne m’aiment pas. (Rires).

Donc, depuis que nous avons compris ce subterfuge, cette supercherie, cette manipulation… non seulement au niveau fédéral, mais national, local, à tous les niveaux. La jeune génération de Noirs qui arrive peut voir qu’aussi longtemps que nous attendrons le Congrès, le Sénat, la Cour Suprême ou le Président pour résoudre nos problèmes, nous serons relégués à être serviteurs pendant encore mille ans. Or, ces temps sont révolus.

Depuis la proposition du projet de loi sur les Droits Civiques… j’ai vu des diplomates africains aux Nations-Unies exprimer haut et fort leur indignation contre l’injustice perpétrée contre les Noirs au Mozambique, en Angola, au Congo et en Afrique du Sud et je me suis demandé comment et pourquoi ils pouvaient rentrer à leur hôtel, allumer la télévision et voir des chiens mordre des Noirs, juste au coin de la rue, des policiers saccager des magasins de Noirs à coups de matraques, juste au coin de la rue, et diriger vers les Noirs leurs lances à eau de pression si forte que leurs vêtements s’en trouvaient mis en pièces, juste au bas de la rue. Je me demandais comment ils pouvaient dire tout ce qu’ils disaient sur ce qui se passait en Angola, au Mozambique et ailleurs, voir ce qui se passait juste au coin de la rue, et montrer à la tribune des Nations-Unies sans rien permettrait un règlement de la situation, avant qu’elle ne devienne en dire explosive et incontrôlable. Je vous remercie. (Applaudissement).
Je suis donc allé en discuter avec certains d’entre eux. Ils m’ont alors dit qu’aussi longtemps que le Noir d’Amérique appellerait sa lutte, une lutte pour les Droits Civiques… que dans le contexte des Droits Civiques, cela resterait intérieur et demeurerait partie intégrante de la juridiction des États-Unis. Et que, si quiconque se permettait d’émettre le moindre commentaire à ce sujet, il serait considéré comme une violation des lois et des règles du protocole. La différence avec les autres est qu’ils ne considèrent pas leurs revendication comme des revendications concernant les Droits Civiques, mais les Droits de l’Homme. Les Droits Civiques appartiennent à la juridiction de leur pays, tandis que les Droits de l’Homme font partie de la Charte des Nations Unies.

Toutes les nations qui ont signé la Charte des Nation-Unies, ont voté la Déclaration des Droits de l’Homme et quiconque considère ses revendications comme étant une violation des Droits de l’Homme, peut les porter devant les Nations-Unies et les faire ainsi porter à la connaissance du Monde. Car, aussi longtemps que vous les considérez comme Droits Civiques, vos seuls alliés seront les membres de la communauté avoisinante, dont la plupart sont responsables de l’injustice causée. Mais dès lors que vous les considérerez comme Droits de l’Homme, leur portée deviendra internationale et vous pourrez les porter devant la Cour Mondiale. Vous pourrez les porter à la connaissance du Monde. Et chacun, partout sur cette terre, pourra devenir votre allié.

L’une des premières dispositions que nous ayons prise, pour ceux d’entre nous qui ont rejoint l’Organisation de l’Unité Afro-américaine, était de présenter un programme qui donnerait à nos revendications une portée internationale et qui montrerait au monde que notre problème n’est plus un problème Noir, ou un problème américain, mais un problème humain. Un problème qui concerne l’humanité. Et un problème qui devrait concerner tous les aspects de l’humanité. Un problème si complexe pour l’Oncle Sam, qu’il lui fut impossible de le résoudre. En conséquence, nous aimerions créer un corps et entrer en consultation avec ceux dont la position nous aiderait à trouver une forme d’ajustement qui permettrait un règlement de la situation, avant qu’elle ne devienne explosive et incontrôlable. Je vous remercie. » (Applaudissement).

(Traduit par Pascal About)
Naya - 16 février 2015

SOURCE : Multitudes

Pour y voir plus clair dans les salles obscures

 

28/09/2017

Disqualifier pour mieux dominer

Le complot comme arme d’auto-disqualification massive. C'est fou ce que les dominants peuvent croire aux bienfaits furtifs et rassurant de la paranoïa.

Le complot des anti complotistes

L’image est familière : en haut, des gens responsables se soucient du rationnel, du possible, du raisonnable, tandis que ceux d’en bas, constamment ingrats, imputent à leurs dirigeants une série de malveillances. Mais l’obsession du complot ne relève-t-elle pas plutôt des strates les plus élevées de la société ? Les journalistes reprenant les idées du pouvoir privilégient eux aussi cette hantise.

Complot - Evelyn Williams
Looking Back, 1984 Prints by Evelyn Williams

Après « réforme », « moderne » et « logiciel » (« en changer »), « complotisme » est en train de devenir le nouvel indice du crétin, le marqueur qui situe immanquablement son homme. Un ordre social de plus en plus révoltant à un nombre croissant de personnes réduit nécessairement ses conservateurs aux procédés les plus grossiers pour tenter d’endiguer une contestation dont le flot ne cesse de monter. Au demeurant, on sait que cet ordre entre en crise profonde quand, vide d’arguments, il ne trouve plus à opposer que des disqualifications. Comme un premier mouvement de panique, « antisémitisme » a été l’une des plus tôt jetées à la tête de toute critique du capitalisme ou des médias (1). Mais, même pour l’effet de souffle, on ne sort pas d’emblée la bombe atomique s’il s’agit simplement d’éteindre un départ de feu. C’est que par définition on ne peut pas se livrer à un usage ordinaire et à répétition de la munition maximale, sauf à lui faire perdre rapidement toute efficacité. Ses usages tendanciellement grotesques soulignant son ignominie de principe, le procédé a fatalement entraîné l’autodisqualification de la disqualification.

Supposé moins couvrir ses propres utilisateurs de honte et mieux calibré pour l’arrosage extensif, susceptible par là d’être rapatrié dans le domaine du commentaire ordinaire, le « complotisme » est ainsi devenu le nouveau lieu de la bêtise journalistique — et de ses dépendances, philosophe dérisoire ou sociologue de service. Signe des temps, il faut moins invoquer la mauvaise foi que l’effondrement intellectuel de toute une profession pour comprendre ses impossibilités de comprendre, et notamment de comprendre deux choses pourtant assez simples. D’abord que la seule ligne en matière de complots consiste à se garder des deux écueils symétriques qui consistent l’un à en voir partout, l’autre à n’en voir nulle part — comme si jamais l’histoire n’avait connu d’entreprises concertées et dissimulées… Ensuite que le complotisme, tendance évidemment avérée à saisir tous les faits de pouvoir comme des conspirations, demanderait surtout à être lu comme la dérive pathologique d’un mouvement pour en finir avec la dépossession, d’un effort d’individus ordinaires pour se réapproprier la pensée de leur situation, la pensée du monde où ils vivent, confisquée par des gouvernants séparés entourés de leurs experts — bref, un effort, ici dévoyé, mais un effort quand même, pour sortir de la passivité. « Vouloir tout traiter en cachette des citoyens, et vouloir qu’à partir de là ils ne portent pas de jugements faux et n’interprètent pas tout de travers, écrivait il y a déjà longtemps Spinoza, c’est le comble de la stupidité (2).  »

Mais il y a deux faces au débat, et s’il y a lieu de comprendre le mécanisme qui fait voir des complots partout, il y a lieu symétriquement de comprendre celui qui fait voir du complotisme partout. Or ni l’existence — réelle — de délires conspirationnistes ni l’intention disqualificatrice, quoique massive, ne rendent entièrement compte de l’obsession non pas pour les complots, mais pour les complotistes — un complotisme anti-complotiste, si l’on veut… Si cette nouvelle idée fixe trouve si bien à prospérer, c’est aussi parce qu’elle trouve une profonde ressource dans des formes de pensée spontanées à l’œuvre dans un milieu : le milieu des dominants, dont les journalistes, qui aux étages inférieurs en occupent les chambres de bonne, sont à leur tour imbibés comme par un fatal dégât des eaux.

La paranoïa des puissants

C’est que, par construction, être un dominant, c’est participer à des jeux de pouvoir, être immergé dans leurs luttes, en vivre toutes les tensions, et notamment l’impérieuse obligation de la vigilance, c’est-à-dire l’anticipation des menées adverses, l’élaboration de ses propres stratégies et contre-stratégies pour conserver ou bien développer ses positions de pouvoir. En réalité, dans ses strates les plus hautes, la division fonctionnelle du travail est inévitablement doublée par une division du pouvoir… la seconde ayant pour propriété de vampiriser la première : les hommes de pouvoir, dans l’entreprise comme dans n’importe quelle institution, s’activent en fait bien moins à servir la fonction où les a placés la division du travail qu’à protéger les positions dont ils ont été par là dotés dans la division du pouvoir. Or la logique sociale du pouvoir est si forte qu’accéder à une position conduit dans l’instant à envisager surtout le moyen de s’y faire reconduire, ou bien de se hausser jusqu’à la suivante. On rêverait de pouvoir observer les journées d’un patron de chaîne, d’un directeur de journal, d’un cadre dirigeant, d’un haut fonctionnaire, d’un magistrat ou d’un mandarin universitaire louchant vers le ministère, pour y chronométrer, par une sorte de taylorisme retourné à l’envoyeur, les parts de son temps respectivement consacrées à remplir la fonction et à maintenir la position. La pathétique vérité des organisations peut conduire jusqu’à cette extrémité, en fait fréquemment atteinte, où un dirigeant pourra préférer attenter aux intérêts généraux de l’institution dont il a la charge si c’est le moyen de défaire une opposition interne inquiétante ou d’obtenir la faveur décisive de son suzerain — et il y a dans ces divisions duales, celle du travail et celle du pouvoir, une source trop méconnue de la dysfonctionnalité essentielle des institutions.

La logique même du pouvoir, dont la conquête et la conservation sont immédiatement affaire d’entreprise décidée, voue par construction les hommes de pouvoir à occuper alternativement les deux versants du complot : tantôt comploteurs, tantôt complotistes. En réalité, le complot est leur élément même, soit qu’ils s’affairent à en élaborer pour parvenir, soit que, parvenus, ils commencent à en voir partout qui pourraient les faire sauter. On n’imagine pas à quel degré la forme complot imprègne la pensée des puissants, jusqu’à la saturer entièrement. Leur monde mental n’est qu’un gigantesque Kriegspiel. La carte du théâtre des opérations est en permanence sous leurs yeux, leurs antennes constamment déployées pour avoir connaissance du dernier mouvement, leur énergie mentale engloutie par la pensée du coup d’avance, leur temps colonisé par le constant travail des alliances à nouer ou à consolider. Bien davantage que l’égarement de quelques simples d’esprit, habiter le monde violent des dominants, monde de menaces, de coups et de parades, est le plus sûr passeport pour le complotisme. Le pire étant que, pour un homme de pouvoir, la paranoïa n’est pas une pathologie adventice : elle est un devoir bien fondé. La question constante de l’homme de pouvoir, c’est bien : « Qu’est-ce qui se trame ? »

Vivant objectivement dans un monde de complots, les hommes de pouvoir développent nécessairement des formes de pensée complotistes. La dénonciation obsessionnelle du complotisme, c’est donc pour une large part la mauvaise conscience complotiste des dominants projectivement prêtée aux dominés. Le premier mouvement de M. Julien Dray, voyant sortir les photographies d’une femme en burkini expulsée de la plage par la police municipale de Nice à l’été 2016, est de considérer qu’il s’agit d’une mise en scène destinée à produire des clichés d’expulsion. M. Jean-Christophe Cambadélis, ahuri des mésaventures new-yorkaises de son favori Dominique Strauss-Kahn en 2011, assure qu’il a « toujours pensé, non pas à la théorie du complot, mais à la théorie du piège (3)  » — c’est en effet très différent.

Sans doute y a-t-il une forme d’injustice à ce que, de cet effet projectif, ce soient les journalistes ou les publicistes, dominés des dominants, qui portent cependant l’essentiel du poids de ridicule. Car les dominants eux-mêmes lâchent rarement le fond de leur pensée : leur sauvagerie la rend imprésentable, et puis ce sont toujours des schèmes complotistes particuliers qu’il y aurait à y lire : « celui-ci me monte une cabale », « ceux-là m’orchestrent un coup », etc. Ironiquement, ce sont donc des agents simplement satellites des plus hauts lieux de pouvoir, donc moins directement engagés dans leurs paranoïas, qui vont se charger de faire passer les schèmes complotistes particuliers au stade de la généralité, puis de les verbaliser comme tels, mais bien sûr toujours selon le mouvement d’extériorisation qui consiste à les prêter à la plèbe.

Il est fatal que la forme de pensée complotiste passe ainsi de ceux qu’elle habite en première instance à ceux qui racontent leur histoire. D’abord parce que les journalistes politiques se sont définitivement abîmés dans les « coulisses », les « arcanes » et le « dessous des cartes », manière ostentatoire de faire savoir qu’« ils en sont », mais surtout perspective qui emporte nécessairement la forme complot. Ensuite parce que la fréquentation assidue de leurs « sujets » se prête idéalement à la communication et au partage des formes élémentaires de la pensée, si bien que l’inconscient complotiste est peu ou prou devenu le leur — celui-là même d’ailleurs qu’il leur arrive de mettre directement en œuvre dans leurs propres manœuvres institutionnelles comme demi-sel du pouvoir.

Quand ils ne s’efforcent pas de passer dans le monde des caïds de plein rang. L’inénarrable Bruno Roger-Petit, qui aurait furieusement nié toute action concertée au sein de l’univers des médias pour faire aboutir la candidature Macron, n’en voit pas moins ses (non-)services officiellement récompensés. C’est donc très logiquement qu’il n’a pas cessé avant d’être nommé porte-parole de l’Élysée de dénoncer comme complotiste toute lecture de l’élection comme synarchie financière et médiatique : c’était une pure chevauchée politique.

De la croisade anticomplotiste à l’éradication de la fake news (fausse information), il n’y a à l’évidence qu’un pas. Au point d’ailleurs qu’il faut davantage y voir deux expressions différenciées d’une seule et même tendance générale. Mais comment situer plus précisément un « décodeur » du Monde.fr au milieu de ce paysage ? Il est encore loin de l’Élysée ou de Matignon. D’où lui viennent ses propres obsessions anticomplotistes ? Inutile ici d’envisager des hypothèses de contamination directe : il faut plutôt songer à un « effet de milieu », plus complexe et plus diffus. Pas moins puissant, peut-être même au contraire : d’autant plus qu’il ne peut pas faire l’objet d’une perception simple. Un milieu sécrète ses formes de pensée. La forme de pensée médiatique, qui imprègne l’atmosphère de toutes les pensées individuelles dans ce milieu, s’établit aujourd’hui à l’intersection de : 1) l’adhésion globale à l’ordre social du moment, 2) l’hostilité réflexe à toute critique radicale de cet ordre, 3) la réduction à une posture défensive dans un contexte de contestation croissante, la pénurie de contre-arguments sérieux ne laissant plus que la ressource de la disqualification, 4) la croisade anticomplotiste comme motif particulier de la disqualification, répandu par émulation, dans les couches basses du pouvoir médiatique, du schème éradicateur développé comme mauvaise conscience projective dans les couches hautes — un effet de « ruissellement », si l’on veut, mais celui-là d’une autre sorte. En résumé, on commence par entendre pendant des années des « BHL » et des Jean-Michel Aphatie, et puis, par lente imprégnation, on se retrouve en bout de course avec un Samuel Laurent, chef de la rubrique Les décodeurs du Monde.fr, d’autant plus pernicieux qu’on a affaire, comme on dit à Marseille, à « un innocent ».

Le complotisme est décidément insuffisant à rendre compte de l’obsession pour le complotisme : on n’explique pas Les décodeurs par la simple, et supposée, prolifération des cinglés conspirationnistes. Le sentiment d’être agressé, le syndrome obsidional de la forteresse assiégée y prennent une part décisive dans un univers médiatique dont toutes les dénégations d’être les auxiliaires d’un système de domination ne font maintenant qu’accréditer davantage la chose.

Il est vrai que, manifestation canonique de l’« innocence », les journalistes vivent dans la parfaite inconscience subjective de leur fonctionnalité objective, où leur dénégation prend tous les accents de la sincérité. Le fait est là pourtant, et le schème du retournement, qui prête au peuple des tendances paranoïaques en réalité partout présentes dans l’univers des dominants, n’en prend que plus de force. Au vrai, la chose ne date pas d’aujourd’hui : couvrir projectivement le peuple révolté de monstruosité est une opération vieille comme la presse ancillaire — qu’on se souvienne des hauts faits de la presse versaillaise pendant la Commune ou de ceux de la presse bourgeoise russe relatant la prise du Palais d’hiver. La croisade médiatique contemporaine contre la fake news aura du mal à recouvrir que la presse elle-même est le lieu le plus autorisé de mise en circulation de fake news (4) — ceci expliquant cela ? Au milieu d’un océan : Le Monde rapporte sans un battement de cil ni le moindre commentaire le propos, cet été, d’un « responsable macroniste » inquiet : « Les Français ont l’impression qu’on fait une politique de droite (5). » Quelques jours auparavant, le Financial Times rencontrait le premier ministre Édouard Philippe (6) : « Lorsqu’on [lui] suggère que les plans de son gouvernement ne comportent que des mesures de droite, il éclate de rire : “Vous vous attendiez à quoi ?” »

Frédéric Lordon

Économiste et philosophe. Dernier ouvrage paru : Les Affects de la politique, Seuil, Paris, 2016.

(1) Cf. typiquement Nicolas Weill, « Le journalisme au-delà du mépris », Le Monde, 2 avril 2004.

(2) Lire « Conspirationnisme, la paille et la poutre », La pompe à phynance, 24 août 2012, et le dossier « Vous avez dit « complot » ? », Le Monde diplomatique, juin 2015.

(3) « Affaire DSK : Cambadélis ne croit pas à “la théorie du complot” », n’en titre pas moins Le Monde, 28 novembre 2011.

(4) Lire Pierre Rimbert, « Les chauffards du bobard », Le Monde diplomatique, janvier 2017. Ainsi que, entre autres, « Le voyage en Grèce de Macron raconté par Le Monde ? Tout est faux ! », blog de Yannis Youlountas, 8 septembre 2017.

(5) Solenn de Royer, « Après un mois de juillet difficile, Macron veut reprendre la main », Le Monde, 28 juillet 2017.

(6) « French centre-right premier says he is at ease with Macron agenda », Financial Times, Londres, 11 juillet 2017.

 
 
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15:03 Lu par Arnaud Romain

09/08/2017

« Frères Migrants »

Quelques récifs auxquels se raccrocher pour faire contrepoids aux décisions iniques d’une justice dépassée par l’humaine et bienveillante insoumission des aidants solidaires appelée à rendre de l’ampleur, …

et autour de « Frères Migrants » (Seuil) de Patrick Chamoiseau, et d’un entretien pour Philomagazine.

Freres migrants

 « (…) Les poètes déclarent que jamais plus un homme sur cette planète
n’aura à fouler une terre étrangère (…) »

Et plus loin dans ce même entretien à propos de la question :

"Une politique publique en faveur de l’individu, ce serait quoi  ?"

- « Par exemple, protéger les migrants plus que les nations ! Chaque individu se produit, non plus dans un arbre généalogique, mais dans un arbre relationnel constitué de ses liens singuliers avec des lieux disparates, des musiques, des cuisines. Tous ces lieux se touchent, s’entrecroisent, ça circule, ça produit du nouveau. C’est pourquoi il nous faut envisager un monde où les fluidités migratoires sont inévitables. Et l’on ne peut pas admettre que l’indignité soit au bout du voyage. Si j’ai écrit cette « Déclaration des poètes » pour « l’horizontale plénitude du vivant », c’est en plaidant pour que soit très vite écrite une charte éthique des droits des migrants – ce que, à ma mesure, j’appelle un « Droit poétique » –, pour tous ceux qui, pour quelque raison que ce soit, même d’un espace à l’autre de la nation, doivent changer de lieu. Contre les États de droit, les migrants parlent depuis les rives d’un monde qu’ils arpentent déjà et qu’il nous faut construire en nous. »

05/08/2017

Cédric Herrou, l'homme qui n'a plus de vie

"Une visite à Cédric Herrou, l'homme qui n'a plus de vie
... et à l'association Roya citoyenne, visée par un journal anonyme"
 

Contrairement à ce qu'annonçait Valeurs Actuelles la semaine dernière, l'agriculteur de la Roya Cédric Herrou, animateur du réseau d'aide aux migrants Roya Citoyenne, n'a pas été incarcéré. La preuve ? 

@sur image l'a rencontré avant son passage en Cour d'Appel d'Aix en Provence pour le rendu d'un premier délibéré fixé au 8 août 2017 entre 8 et 12h.

herrou,la roya,migrants

« Breil-sur-Roya. "Avant j'avais une vie", dit Cédric Herrou. "Grimper, boire des coups avec les amis". Mais ça, c'était avant. Pour l'heure, énumère-t-il, installé dans un des fauteuils Emmaüs où il reçoit la presse mondiale, il faut répondre à l'équipe de Al Jazeera english, qui doit filer reprendre un avion à Nice. Chasser d'un coup de balai le coq démonstratif qui s'aventure trop près de la table où déjeunent la poignée de migrants rescapés du coup de balai policier du week-end dernier. Penser à se racheter un smartphone -la PAF ne lui a pas rendu le sien, après sa garde à vue, c'est sa sixième saisie de smartphone. Tous les quinze jours, il faudra se conformer à son contrôle judiciaire, et pointer à la gendarmerie. Sans compter les prochaines sollicitations des équipes télé "pleines de thune", du genre Vice ou CNN, qui veulent avant tout "filmer du passage de migrants". Tout cela sans oublier de descendre à Nice chaque jeudi, livrer ses œufs et sa pâte d'olives bio. Pas étonnant, qu'il ait raté, l'an dernier, le train qui devait l'amener sur notre plateau.

"Je ne suis ni pour ni contre l'eau, mais ça fuit"

"Avant, j'avais une vie". Pour l'instant, la vie a choisi pour lui. Elle a choisi de le projeter dans les jumelles des quelque trente gendarmes qui, selon lui, se relaient pour surveiller depuis les montagnes voisines, les tentes d'hébergement, entre lesquelles tournent les poules et les portées de chatons.

La Vallée de la Roya fourmille de gendarmes. Deux escadrons de la "Mobile" (soit 300 militaires) se relaient chaque mois. Certains (en uniforme traditionnel) sont affectés aux contrôles routiers, renforcés par l'état d'urgence. D'autres (pantalons de treillis, t-shirt noir) traquent le migrant dans la montagne, par les multiples petits chemins de cette loterie parfois meurtrière qui s'appelle une frontière. Avec des succès variables. Les arrivées chez Cédric Hérou ne se tarissent pas.

Cédric Herrou est première ligne dans un interminable pugilat contre l'absurdité tâtillonne de la politique française d'invisibilisation des migrants. Interdictions, semi-interdictions, tolérances non-dites, aboutissent à ces incriminations obliques et hypocrites (conduite de passagers sans ceinture de sécurité, hébergement dans des conditions insalubres, etc). Interdire, disperser, entraver les distributions de repas, fermer les yeux : tout, pourvu que les migrants ne se voient pas. "Tous les tuyaux fuient, et tout le monde regarde ailleurs. Moi, je dis simplement, ça fuit. Je ne suis ni pour ni contre l'eau, mais ça fuit".

"Ce n'est pas moi qui conduisais le train"

Après des mois d'escarmouches et une condamnation du préfet pour "atteinte grave et manifestement illégale au droit d'asile", Herrou avait trouvé un accord avec la gendarmerie de Menton : descendant ses fournées de migrants à la PADA (plateforme d'accueil des demandeurs d'asile) de Nice, il envoyait au préalable la liste des convoyés par mail à la gendarmerie. Pour des raisons confuses (dont la fermeture par la mairie de Nice d'un square où ils comptaient dormir) une partie d'entre eux ont choisi, le 24 juillet, de prolonger le trajet jusqu'à Marseille. La police a mis fin à l'expédition en gare de Cannes, et embarqué Herrou pour transport illégal ("je ne transportais pas, j'accompagnais. Ce n'est pas moi qui conduisais le train. Les policiers m'ont dit que rien n'était prévu pour eux à Marseille. Mais est-ce que c'est de ma faute ?"). Si l'hébergement et les soins aux migrants sont autorisés, depuis l'abrogation en 2012 du "délit de solidarité", le transport, lui, reste dans le flou. Absurde, absurde, absurde, peste Herrou, que révoltent surtout hypocrisie et incompétence. "A la limite, on ferait mieux de cesser de les recueillir, et couler carrément les bateaux de migrants en Méditerranée. Au moins, ce serait plus franc". Bien entendu, il ne faut pas le prendre au premier degré.

Solitude

La question des migrants est tombée sur la tête de la dizaine de militants qui forment l'association Roya citoyenne. Et quand on dit une dizaine ! Ce qui frappe quiconque gravit le raidillon qui mène à l'exploitation depuis la route, est la solitude de l'agriculteur. Même si la distribution quotidienne de repas à plusieurs centaines de migrants de l'autre côté de la frontière italienne, à Vintimille, peut mobiliser une quarantaine de militants français, il n'y a pas à Breil de militants assez aguerris pour avoir le réflexe de cacher les ordinateurs en cas de garde à vue (alors qu'on sait pourtant qu'une perquisition suivra, et qu'ils seront saisis). Dans l'exploitation elle-même, huit demandeurs d'asile assurent l'intendance (préparation des repas, lessive, nettoiement du campement). Mais les transports de sacs poubelle à la déchetterie, par exemple, restent problématiques.

Et encore ces militants sont-ils bien isolés dans le Ciottiland des Alpes Maritimes, où même les rares élus de gauche n'osent pas s'opposer frontalement à la politique "no migrants" du duo Ciotti-Estrosi. Les partis de gauche, PCF et France Insoumise ? Ils soutiennent "mollement" dit Suzelle Priol, militante du village perché de Saorge. Quand Ciotti a fait voter une résolution au Conseil Départemental, s'opposant à la répartition en France des migrants de Calais, le conseiller départemental PCF Francis Tujague s'est contenté de s'abstenir. "Tujague est maire de Contes. S'il avait proposé l'ouverture d'un centre d'accueil, Ciotti lui aurait immédiatement rétorqué de le prendre chez lui", soupire un militant.

Herrou joue-t-il trop "perso" ? Son dynamisme parfois imprévisible décourage-t-il les autres bonnes volontés militantes ? Éternelles questions des combats incarnés par un militant plus charismatique que les autres. Évocation de précédents illustres. "Quand Mandela était en prison, on criait « libérez Mandela ». se souvient un vieux militant parisien, retiré dans la Roya. "Parfois, pas toujours, on ajoutait « et les autres prisonniers politiques »".

"en ce moment, vous pétez un coup dans la roya..."

Dernière tuile en date pour Roya citoyenne : un mystérieux bimestriel anonyme et gratuit, déposé la semaine dernière dans les hôtels et les restaurants de la vallée, et qui, sous couvert d'un nébuleux régionalisme royasque, tacle Herrou et tous les "néo hippies" de la vallée. Derrière "le torchon", comme ils disent, tiré à 5 000 exemplaires, l'association soupçonne un électron libre "royalo-libertaire", Rodolphe Crevelle, fantasque activiste sexagénaire d'extrême-droite, repéré et tracé depuis longtemps par les radars des "antifas" de La Horde.


> Cliquez sur l'image pour un gros plan <

Émoi dans la vallée. Qui a financé l'opération ? Nul ne sait. Débat. Faut-il porter plainte, au risque de lui faire de la publicité ("en ce moment, vous pétez un coup dans la Roya, on parle de vous à Bruxelles" analyse une militante) ? Aux dernières nouvelles, une plainte en référé est en cours d'élaboration.

Les anonymes indiquent un numéro de portable sur la première page. J'appelle. Je me présente. Au bout du fil, on joue au plus malin. En fait, "on" adorerait (si si !) dialoguer avec Roya citoyenne. Dix minutes d'esquives, dix minutes à jouer au plus fin. "On" ne confirme pas être Rodolphe Crevelle, mais "on" a "beaucoup de respect" pour lui. Dans le prochain numéro, "on" militera pour l'attribution du prix Sakharov à Cédric Herrou. Et quand je prends congé : "j'aimais beaucoup votre émission, à la télé. Vous aviez une journaliste, là, d'origine israélite, sexuellement très attirante". Cachez le naturel... »

 

17/06/2017

Classe nuisible

Situation - Par Frédéric Lordon

paru dans lundimatin#108, le 13 juin 2017

Logiquement, tout avance de concert. Au moment où Macron est élu, nous découvrons que La Poste enrichit sa gamme de services d’une offre « Veiller sur mes parents » à partir de 19.90€ par mois (plusieurs formules : 1, 2, 4, 6 passages par semaine). Le missionné, qu’on n’appellera sans doute plus « l’agent » (tellement impersonnel-bureaucratique – old), mais dont on verra si la Poste va jusqu’à l’appeler l’« ami de la famille », passe en voisin, boit le café, fait un petit sms pour tenir au courant les descendants, bref – dixit le prospectus lui-même – « maintient le lien social ». Résumons : Pour maintenir le lien social tout court, c’est 19.90€. Et pour un lien social béton (6 visites par semaines), c’est 139.90€. Tout de même. Mais enfin il y va du vivre ensemble.

En 1999, des lignards d’EDF en vacances et même en retraite avaient spontanément repris du service pour rétablir le courant après la tempête. Ils l’avaient fait parce qu’ils estimaient que, dans cette circonstance exceptionnelle, il se jouait quelque chose entre eux, le service public dont ils étaient ou avaient été les agents, et la société dans son ensemble, quelque chose qui n’était pas de l’ordre d’un lien contractuel-marchand et procédait de mobiles autres que pécuniaires. Maintenant que nous en sommes à l’étape de la forfaitisation du lien social, nous percevons combien cette réaction qui fut la leur a été une tragique erreur. Puisqu’il est décidé que tout, absolument tout, est monnayable, la prochaine fois que les lignes sont à terre, on espère bien que toute demande de reprise de service obtiendra pour réponse, au mieux la renégociation en position de force du tarif des prestations extraordinaires, et plutôt d’aller se carrer les pylônes.

Le contresens anthropologique du lien social tarifé semble ne pas apercevoir que, précisément, la transaction contractuelle-marchande n’est au principe d’aucun lien, entendons autre que le lien temporaire stipulé dans ses clauses, dont l’échéance est fixée par le paiement qui, dit très justement l’expression, permet de s’acquitter – c’est-à-dire de quitter. Après quoi les co-contractants redeviennent parfaitement étrangers l’un à l’autre. C’est pourtant ce modèle « relationnel » que la société néolibérale, La Poste en tête, se propose de généraliser à tous les rapports humains, désastre civilisationnel dont le désastre électoral de ce printemps n’est que l’épiphénomène. Mais aussi l’accélérateur. Avec peut-être toutes les vertus des accélérations à contresens : déchirer les voiles résiduels, clarifier la situation, rapprocher des points critiques. Si l’on peut placer un espoir raisonnable dans la présidence Macron, c’est celui que tout va devenir très, très, voyant. C’est-à-dire odieux comme jamais.

Car il ne faut pas s’y tromper, la France n’est nullement macronisée. Les effets de levier composés du vote utile font à l’aise un président avec une base d’adhésion réelle de 10% des inscrits. Quant aux législatives, le réflexe légitimiste se joint à la pulvérisation des candidatures d’opposition pour assurer de rafler la mise. Par l’effet de cette combinaison fatale, le 19e arrondissement de Paris, par exemple, qui a donné Mélenchon en tête au premier tour avec plus de 30% est ainsi bien parti pour se donner un député macronien – on aurait tort d’en tirer des conclusions définitives. Mais en réalité, au point où nous en sommes, tout ça n’a plus aucune importance. La vérité, c’est que « la France de Macron » n’est qu’une petite chose racornie, quoique persuadée de porter beau : c’est la classe nuisible.

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La classe nuisible est l’une des composantes de la classe éduquée, dont la croissance en longue période est sans doute l’un des phénomènes sociaux les plus puissamment structurants. Pas loin de 30% de la population disposent d’un niveau d’étude Bac+2 ou davantage. Beaucoup en tirent la conclusion que, affranchis des autorités, aptes à « penser par eux-mêmes », leur avis compte, et mérite d’être entendu. Ils sont la fortune des réseaux sociaux et des rubriques « commentaires » de la presse en ligne. La chance de l’Europe et de la mondialisation également. Car la classe éduquée n’est pas avare en demi-habiles qui sont les plus susceptibles de se laisser transporter par les abstractions vides de « l’ouverture » (à désirer), du « repli » (à fuir), de « l’Europe de la paix », de « la dette qu’on ne peut pas laisser à nos enfants » ou du monde-mondialisé-dans-lequel-il-va-bien-falloir-peser-face-à-la-Russie-et-aux-Etats-Unis. La classe demi-habile, c’est Madame de Guermantes à la portée d’un L3 : « la Chine m’inquiète ».

La propension à la griserie par les idées générales, qui donnent à leur auteur le sentiment de s’être élevé à hauteur du monde, c’est-à-dire à hauteur de gouvernant, a pour effet, ou pour corrélat, un solide égoïsme. Car la demi-habileté ne va pas plus loin que les abstractions creuses, et ignore tout des conséquences réelles de ses ostentations abstraites. En réalité, elle ne veut pas les connaître. Que le gros de la société en soit dévasté, ça lui est indifférent. Les inégalités ou la précarité ne lui arrachent dans le meilleur des cas que des bonnes paroles de chaisière, en tout cas aucune réaction politique. L’essentiel réside dans les bénéfices de la hauteur de vue, et par suite d’ailleurs la possibilité de faire la leçon universaliste aux récalcitrants. En son fond elle est un moralisme – comme souvent bercé de satisfactions matérielles. Sans surprise, elle résiste à la barbarie en continuant de boire des bières en terrasse – ou, plus crânement encore, en brassant elle-même sa propre bière.

Demi-habile et parfaitement égoïste, donc : c’est la classe nuisible, le cœur battant du macronisme. Elle est le fer de lance de la « vie Macron » – ou du vivre ensemble La Poste. Partagée entre les déjà parvenus et ceux qui continuent de nourrir le fantasme, parfois contre l’évidence, qu’ils parviendront, elle est la classe du capital humain : enfin un capital qui puisse être le leur, et leur permettre d’en être  ! Ceux-là sont habités par le jeu, ils y adhèrent de toute leur âme, en ont épousé avec délice la langue dégénérée, faite signe d’appartenance, bref : ils en vivent la vie. Ils sont tellement homogènes en pensée que c’est presque une classe-parti, le parti du « moderne », du « réalisme », de la « French Tech », du « projet personnel » – et l’on dresserait très facilement la liste des lieux communs d’époque qui organisent leur contact avec le monde. Ils parlent comme un journal télévisé. Leurs bouches sont pleines de mots qui ne sont pas les leurs, mais qui les ont imbibés si longtemps qu’ils ont fini par devenir les leurs – et c’est encore pire.

Cependant, l’égoïsme forcené joint à l’intensité des investissements existentiels a pour propriété paradoxale de faire de la classe de « l’ouverture » une classe séparée et claquemurée, sociologiquement minoritaire en dépit des expressions politiques majoritaires que lui donnent les institutions électorales – qui disent là comme jamais la confiance qu’elles méritent. La seule chose qui soit réellement majoritaire, c’est son pouvoir social – mais comme on sait, à ce moment, il convient de parler non plus de majorité mais d’hégémonie. Sans surprise, la sous-sous-classe journalistique en est le joyau, et le porte-voix naturel. L’élection de Macron a été pour elle l’occasion d’un flash orgasmique sans précédent, ses grandes eaux. Au moment où nous parlons d’ailleurs, on n’a toujours pas fini d’écoper. En tout cas la classe nuisible est capable de faire du bruit comme quinze. Elle sait ne faire entendre qu’elle et réduire tout le reste – ouvriers, employés, des masses elles bien réelles – à l’inexistence. Au prix, évidemment, de la sourde accumulation de quelques « malentendus », voués un de ces quatre à faire résurgence un peu bruyamment.

Il pourrait y avoir là de quoi désespérer absolument si le « progrès intellectuel » de la population ne fabriquait plus que des possédés, et se faisait le parfait verrou de l’ordre social capitaliste. Mais la classe nuisible n’est qu’une fraction de la classe éduquée. C’est qu’en principe, on peut aussi se servir de capacités intellectuelles étendues pour autre chose. Bien sûr on ne pense pas dans le vide, mais déterminé par toutes sortes d’intérêts, y compris matériels, à penser. De ce point de vue les effets du néolibéralisme sont des plus ambivalents. S’il fabrique de l’assujetti heureux et de l’entrepreneur de lui-même, il produit également, et à tour de bras, du diplômé débouté de l’emploi, de l’intellectuel précaire, du startuper revenu de son esclavage. La plateforme OnVautMieuxQueCa, qui a beaucoup plus fait que les directions confédérales dans le lancement du mouvement du printemps 2016 – qui a même fait contre elles… –, cette plateforme, véritable anthologie en ligne de la violence patronale, dit assez où en est, expérience à l’appui, une large partie de la jeunesse diplômée dans son rapport au salariat. Et, sous une détermination exactement inverse, dans ses propensions à penser. On peut donc ne pas tomber dans l’exaltation « générationnelle » sans manquer non plus de voir qu’il se passe quelque chose dans ces tranches d’âge. Si d’ailleurs, plutôt que de revoir pour la dixième fois The social network et de se rêver en Zuckerberg français, toute une fraction de cette génération commence à se dire « ingouvernable », c’est sans doute parce qu’elle a un peu réfléchi à propos de ce que veut dire être gouverné, suffisamment même pour apercevoir qu’il n’y a va pas seulement de l’Etat mais de l’ensemble des manières de façonner les conduites, auxquelles les institutions formelles et informelles du capitalisme prennent toute leur part.

Sur ce versant-là de la classe éduquée, donc, ça ne macronise pas trop fort – sans compter d’ailleurs tous ceux à qui l’expérience prolongée a donné l’envie de changer de bord : les cadres écœurés de ce qu’on leur fait faire, les dégoûtés de la vie managériale, les maltraités, les mis au rebut, à qui la nécessité fait venir la vertu, mais pour de bon, qui ont décidé que « rebondir » était une affaire pour baballe exclusivement, ne veulent plus se battre pour revenir dans le jeu, et prennent maintenant la tangente. Or ce contingent de têtes raides ne cesse de croître, car voilà le paradoxe du macronisme : en même temps qu’il cristallise la classe nuisible, son effet de radicalisation, qui donne à l’époque une clarté inédite, ouvre d’intéressantes perspectives démographiques à la fraction rétive de la classe éduquée.

Cependant le privilège social de visibilité de la classe éduquée, toutes fractions confondues, n’ôte pas qu’on ne fait pas les grands nombres, spécialement dans la rue, sans la classe ouvrière mobilisée. En l’occurrence affranchie des directions confédérales, ou du moins décidée à ne plus les attendre. Mais ayant par suite à venir à bout seule de l’atomisation et de la peur. Pas le choix : il faut qu’elle s’organise – se -organise... Et puis s’organiser avec elle. Caisses de solidarité, points de rencontre : dans les cortèges, dans de nouveaux groupements où l’on pense l’action en commun, tout est bon. En tout cas, comme dans la jeunesse, il se passe quelque chose dans la classe ouvrière : de nombreux syndicalistes très combatifs, durcis au chaud de plans sociaux spécialement violents, virtuellement en rupture de centrale, font maintenant primer leurs solidarités de lutte sur leurs appartenances de boutique, laissent leurs étiquettes au vestiaire et ébauchent un front uni. Si quelque jonction de la jeunesse décidée à rompre le ban ne se fait pas avec eux, rien ne se fera. Mais la détestation de l’entreprise, promise par le macronisme à de gigantesques progrès, offre d’excellentes raisons d’espérer que ça se fera.

Il n’est pas certain que le macronisme triomphant réalise bien la victoire à la Pyrrhus qui lui est échue. C’est que jusqu’ici, l’indifférenciation patentée des partis de gouvernement censément de bords opposés parvenait encore vaille que vaille à s’abriter avec succès derrière l’illusion nominale des étiquettes de « l’alternance ». Évidemment, l’alternance n’alternait rien du tout, mais il restait suffisamment d’éditorialistes abrutis pour certifier que la « gauche » succédait à la « droite, ou l’inverse, et suffisamment de monde, à des degrés variés de cécité volontaire, pour y croire. Le problème du macronisme, c’est précisément… qu’il a réussi : sa disqualification des termes de l’alternance prive le système de son dernier degré de liberté, assurément factice mais encore doté de quelque efficacité résiduelle. Quand il aura bien mis en œuvre son programme, poussé tous les feux, par conséquent rendu folle de rage une fraction encore plus grande de la population, où trouvera-t-il son faux alternandum et vrai semblable, l’entité faussement opposée et parfaitement jumelle qui, dans le régime antérieur, avait pour double fonction de soulager momentanément la colère par un simulacre de changement tout en assurant la continuité, quoique sous une étiquette différente ?

Résumons-nous : bataille terminale au lieu du noyau dur – le rapport salarial, via le code du travail –, intégration ouverte de l’Etat et du capital, presse « en plateau », extase de la classe nuisible et radicalisation antagoniste des défecteurs, colère grondante des classes populaires promises à l’équarrissage, fin des possibilités théâtrales de l’alternance, disparition définitive de toute possibilité de régulation interne, de toute force de rappel institutionnalisée, de tout mécanisme de correction de trajectoire : à l’évidence il est en train de se former une situation. À quelque degré, ce gouvernement-du-barrage-contre-le-pire doit en avoir conscience puisqu’il approfondit le mouvement, déjà bien engagé, de proto-fascisation du régime : avec les ordonnances du code du travail, la normalisation de l’état d’urgence en droit ordinaire a été logiquement sa première préoccupation. Ultime moyen de contrôle de la situation, lui semble-t-il, mais qui contribue plutôt à l’enrichissement de la situation. Et confirme que la question de la police va se porter en tête d’agenda, comme il est d’usage dans tous les régimes où l’état d’illégitimité n’est plus remédiable et où ne reste que la force armée, la seule chose opposable à la seule opposition consistante : la rue. Car il est bien clair qu’il n’y a plus que la rue. Si « crise » désigne le moment résolutoire où les trajectoires bifurquent, nous y sommes. Quand tout est verrouillé et que la pression n’en finit pas de monter, il doit se passer quelque chose. Ce dont les forces instituées sont incapables, seul l’événement peut l’accomplir.

31/05/2017

RECONDUCTION DE L’ETAT D’URGENCE

La LDH a soutenu le 30 mai 2017  une QPC (question prioritaire de constitutionnalité)  sur la possibilité d’interdire de séjour dans le cadre de l’état d’urgence.
Ci-après, la remarquable plaidoirie de l’un des deux avocats (Me SUREAU et Me SPINOSI) qui nous représentent, devant le Conseil d’État et/ou le Conseil Constitutionnel en ces matières.

etat d'urgence

La vidéo de l’audience du Conseil Constitutionnel :
 
 
La plaidoirie de François Sureau au fil du texte :

Pour la liberté d’aller et venir

Le texte qui nous occupe aujourd’hui dispose, c’est le 3èmement du cinquième article de la loi du 3 avril 1955, que la déclaration de l’état d’urgence donne tout pouvoir au préfet, je cite, « d’interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics ». Une telle rédaction laisse sans voix à la fois parce qu’elle permet, par l’esprit qu’elle révèle, mais aussi par les souvenirs qu’elle évoque. Je commencerai par ce dernier point.

1. Lorsqu’on critique une disposition au nom du droit constitutionnel, l’argument historique est souvent trompeur. Il permet certes toutes les facilités de la polémique, mais aussi il manque souvent sa cible. Que peut nous faire, dans le procès qui nous occupe, que nos prédécesseurs se soient trompés, soit qu’ils n’aient pas reconnu de valeur suréminente à la déclaration des droits, soit qu’ils n’aient pas eu en leur temps la sagesse de se fier à une cour comme la vôtre pour en assurer le respect ? Avant même de faire quelques recherches, j’avais donc décidé de m’abstenir. Pourtant ces recherches faites, j’ai changé d’avis, parce qu’il m’a semblé que vous ne pouviez ignorer la lignée assez sinistre dans laquelle ce texte prend place : l’article 102 du code pénal napoléonien, punissant du bannissement ceux qui auront provoqué à la désobéissance ; la loi de sûreté générale du 29 octobre 1815, dont la chronique a retenu les applications délirantes faites par des préfets tremblant pour leur poste : ainsi celles de M. Barin, préfet de la Haute Vienne, qui exilait dans tous les coins de France de paisibles citoyens sur les injonctions d’un comité royaliste tout droit sorti de Lucien Leuwen ; la célèbre circulaire du 20 novembre 1924 du gouverneur général de l’Afrique orientale française, visant à assigner à résidence les fauteurs de troubles libéralement désignés par l’administration ; la loi du 7 septembre 1941 sur la compétence du tribunal d’Etat, prévoyant que des mesures d’exception peuvent frapper tous ceux qui entendent « nuire au peuple français », et qu’importe, comme aujourd’hui, s’ils peuvent faire l’objet d’autres peines et d’autres poursuites ; la loi, enfin, du 9 juin 1943, dont la circulaire d’application prévoit que l’autorité préfectorale doit être prévenue des libérations des condamnés, indiquant : « MM. les préfets peuvent ainsi apprécier s’il convient de prendre à l’endroit de ces individus des arrêtés d’internement, à raison du danger que présente pour la sécurité publique la liberté qu’ils vont recouvrer ». Tous ces textes sont certes mieux écrits que celui qui vous est soumis, mais leur principe est le même. Les dangers auxquels ils exposent les citoyens sont comparables.

La législation de Vichy, par exemple, conçue pour réprimer la résistance, a été largement utilisée pour poursuivre les femmes coupables d’avortements. Il en va de même des dispositions actuelles. Alors que l’état d’urgence avait été déclaré afin de lutter contre le péril islamiste, on observe que vingt et une mesures d’assignation ont été prises « à l’encontre de militants anarcho-autonomes français durant la COP 21 », et plusieurs autres, par le préfet de la Corse du Sud, à l’encontre de personnes susceptibles de troubler l’ordre public dans le cadre d’un match de football. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil de l’administration.
Je voudrais, à ce point, dissiper une équivoque. Les dispositions en cause sont anciennes, mais pourtant c’est bien le législateur d’aujourd’hui que j’entends critiquer, et non celui de 1955. Le législateur qui nous est contemporain avait tout à fait la possibilité de corriger les défauts constitutionnels de l’article 5, dès lorsqu’il était saisi, en novembre 2015, en juillet et en décembre 2016, de lois de prorogation de l’état d’urgence, ou même à l’occasion de la loi du 28 février 2017 qui n’était pas une loi de prorogation mais a tout de même modifié certains éléments de la loi de 1955. Préférant s’en abstenir, le parlement ne s’est pas montré moins coupable que s’il avait inventé lui-même les dispositions en cause. Il a, selon la formule classique, autorisé tout ce qu’il n’a pas songé à interdire.

Et nous voici donc à présent devant ce triste héritage qu’il vous revient de refuser. C’est celui des deux Napoléon, de Versailles et de Vichy, mais sans poésie historique, sans uniformes et surtout sans l’excuse de l’Occupation, de la défaite ou des guerres coloniales. C’est l’œuvre de notre législateur post-moderne, si soucieux par ailleurs de mille petites choses estimables, la préservation de la faune, de la flore et de l’hygiène alimentaire, mais que rien ne retient plus lorsqu’il s’agit d’attenter à l’essentiel. Il faudra désormais, comme disait Stendhal, apprendre à faire sa cour au ministre de l’intérieur. C’était bien la peine de disserter sur Montesquieu et sur Voltaire pour en arriver là. Après tout, c’est peut-être l’air du temps. Mais alors, donnons-nous le mérite de la franchise et substituons une fois pour toutes dans nos programmes scolaires Saint-Arnaud à Hugo, Maurice Gabolde à René Cassin et le sapeur Camember à Benjamin Constant.
Car enfin nous sommes déniaisés. Notre législation a pris ces dernières années l’aspect d’un martyrologe des libertés. Non plus la liberté guidant le peuple, mais la liberté percée de flèches, comme le premier Saint Sébastien venu : une flèche pour la liberté de penser, une autre pour celle de n’être pas illégalement puni, une troisième à présent pour la liberté d’aller et venir. Nous savons à présent ce que valent les grands mots, l’hémicycle, les dorures et le Journal Officiel. Nous savons que rien ne garantit plus notre démocratie, ni nos traditions ni le suffrage universel. Rien, en vérité, sauf vous-mêmes devant lesquels nous plaidons en dernier recours, tous les verrous de la conscience civique ayant par ailleurs sauté. Notre génération aura passé bien du temps à se demander comment les grandes abdications du passé avaient été possibles. Nous lisions les bons livres. Nous interrogions nos aînés. Il subsistait une part de mystère. Ce mystère est désormais le nôtre. Il n’en est pas moins épais pour autant.

2. J’en viens maintenant à ce que ces dispositions permettent. Prenons d’abord la notion d’action des pouvoirs publics, cette action qu’il serait fort coupable de vouloir « entraver ». Le législateur a retenu la définition la plus large, et donc la plus liberticide. Je vous fais grâce de la doctrine, que vous connaissez mieux que moi. Les « pouvoirs publics» s’étendent du président de la République au garde-champêtre, en passant par les assemblées parlementaires et les tribunaux. Chevallier comme Gaston Jèze font coïncider cette notion avec celle du service public, ce qui est assez dire.

Le gouvernement affirme que la disposition ne vise que l’« action régulière des pouvoirs publics », mais cette référence abusive au libellé de l’article 16 n’apporte à l’évidence aucune lumière. Devrait-on exclure l’action occasionnelle des pouvoirs publics ou bien leur action irrégulière ? Je renonce pour ma part à percer ces mystères. Le même gouvernement soutient qu’il ne s’agit ici que d’opérations tendant à la préservation de l’ordre et de la sécurité publique. Sauf que le texte ne dit rien de tel, et qu’on aimerait rappeler aux maîtres de nos destins qu’un peu de précision serait bien venue, s’il s’agit de nous empêcher d’aller et de venir. Car enfin le texte fait foi. Il ne stigmatise pas ceux qui chercheraient à entraver l’action de la police antiterroriste, ou celle des parquets ou celle des juges spécialisés, ou celle des préfets dans leur rôle de maintien de l’ordre. Il veut réprimer toute action, ou plus exactement, j’y reviendrai, toute intention d’action, contraire à l’œuvre des pouvoirs publics au sens le plus large. C’est peu dire que le bât blesse. On trouvera certes un motif de se réjouir dans l’idée que les gouvernements vont passer à l’action contre le terrorisme. Mais lutter contre le terrorisme suppose probablement de contrevenir aux intérêts d’Etats puissants et souvent liés à la France, ou de réformer la police dans ses structures et son commandement, ce qui est tout de même plus difficile que de faire voter des textes permettant d’assigner des Corses et des écologistes à résidence sous prétexte de lutte contre l’islam radical.

Le texte d’ailleurs offre une gamme inquiétante de possibilités à l’imagination administrative. Et c’est ici que la tentation du silence me saisit. Après tout, lorsque je plaide devant vous, ne suis-je pas en train de chercher à entraver, ou même d’entraver, l’action des pouvoirs publics dans leur lutte contre le terrorisme ? Et puisque le texte parle de « toute personne » sans réserver le cas où cette personne appartiendrait elle-même au cercle des pouvoirs publics, êtes-vous bien sûrs, mesdames et messieurs les membres du conseil constitutionnel, que le gendarme qui assure la tranquillité de vos audiences ne va pas, sur un appel du préfet, se mettre en mouvement pour vous signifier l’arrêté vous interdisant de pénétrer désormais dans le premier arrondissement de Paris ? Vu d’un certain point, ce texte présente dans la médiocrité de sa rédaction un côté qui serait comique si quelque chose d’aussi grave n’était pas en cause. Nous sommes à mi-chemin entre Courteline et Pucheu, fort de Belle-Ile et Saint-Maurice d’Ardoise. Cela ne suffit pas à nous rassurer, tant le passé de la France abonde de ces exemples dans lesquels l’arrêté, pour banale qu’en soit la rédaction, et l’infamie ont fait bon ménage.

Si l’on passe, si je puis dire, au « délit d’entrave », les choses ne s’arrangent pas. Il s’agit bien, vous l’avez lu, de « chercher à entraver ». D’abord, « chercher » montre une intention, pas davantage. Ensuite, « entraver », ce n’est pas empêcher, c’est simplement gêner. La conclusion se présente d’elle-même : le manifestant qui proteste contre la reconduction ad infinitum de l’état d’urgence, ou même le journaliste qui envisage seulement d’écrire un article pour la critiquer, peuvent se voir interdire tout ou partie de leur département de résidence. On n’est pas plus prévenant. Lorsqu’Arsène Lupin séquestre la femme du préfet, dans La demoiselle aux yeux verts, ou celle du brigadier Béchoux, dans l’Agence Barnett, dans le but de désorganiser les enquêtes, il tombe sous le coup de la loi qui vous est déférée. S’il me prend fantaisie d’envisager, comme dans la chanson, de partir avec La femme du chef de gare, qui pourra dire si j’étais poussé par la luxure ou conduit par le désir de plonger dans le chaos le trafic ferroviaire ? J’ai choisi des exemples tirés du roman d’aventures ou du Vaudeville, mais ils ne sont pas les seuls, à cause notamment de ces hypothèses de compétences concurrentes dont j’ai parlé plus haut, et qui font qu’empiéter sur le domaine public, par exemple, ne relèvera plus seulement de la contravention de grande voirie mais de l’assignation à résidence, pour ne rien dire de l’intention de déboulonner un rail de chemin de fer à des fins subversives, ou de celle de diffamer le ministre de l’intérieur quant à son action antiterroriste. Bref, au total, la notion de pouvoirs publics est si étendue, et celle de la « recherche de l’entrave » si imprécise, qu’elles peuvent couvrir à peu près tous les manquements à l’ordre, du croche-pied au garde-champêtre à l’affaire du Tarnac en passant par des manifestations d’agriculteurs mécontents de leur sort.

Je ne manquerai pas de respect à l’égard du législateur au point de l’accuser d’incompétence ou de distraction ; mais s’il ne l’était pas, incompétent ou distrait, que voulait-il faire ? En s’appuyant sur l’émotion des attentats, confier à l’administration un pouvoir presque illimité sur nos vies, que nous soyons ou non des islamistes radicaux. Baudelaire disait qu’on avait oublié deux droits dans la déclaration des droits de l’homme, celui de se contredire et celui de s’en aller. Eh bien, grâce soient rendues à l’inquiétude de MM. les parlementaires et à la diligence de MM. les préfets, si même ces droits avaient existé nous nous en trouverions aussitôt privés s’il avait germé dans le cerveau d’un agent d’exécution que se contredire ou s’en aller pouvaient entraver l’action des pouvoirs publics.

3. L’esprit de ces mesures est simple et nous remplit d’inquiétude. Plutôt que de s’atteler, pratiquement aux taches de l’heure, un puissant courant d’opinions où se mêlent souvent des revendications corporatistes, ou idéologiques, sacrifie nos libertés sur l’autel d’une furia normative destinée à rassurer le public. Il est significatif que l’attentat de Manchester ait relancé chez nous ce débat, et que personne n’ait relevé que les britanniques ne connaissaient pas d’état d’urgence au sens du nôtre ni n’envisageaient de le mettre en place. Sans doute les Anglais pensent-ils que c’est une victoire trop facile pour Daesh et sa propagande que de leur concéder, après la mort de leurs citoyens, celle de leurs principes. C’est un exemple dont nous devrions nous inspirer plutôt que de poursuivre cette course à l’échalote qui nous conduira, un jour prochain, à rouvrir le bagne de Cayenne ou les camps d’internement. Après les attentats du Bataclan, l’époux d’une victime a publié une lettre où il disait, vous vous en souvenez : « Vous n’aurez pas ma haine ». Le législateur, quant à lui, paraît publier à chaque loi nouvelle une lettre ouverte à Daesh où il proclame : « Vous n’aurez pas notre haine, mais tenez, vous pouvez avoir nos libertés ». Après chaque attentat, des ministres bien intentionnés recommandent de continuer à se distraire comme s’il s’agissait là d’un acte de résistance, alors que de l’autre main ils nous introduisent dans l’univers, si commode pour eux, si dégradant pour nous, de la servitude administrative. Je ne sais rien de plus triste ni de plus humiliant que cet abaissement et cette hypocrisie.

A ce point, un soupçon nous saisit. Si le législateur, et avec lui ceux qui l’approuvent, est si prompt à suspendre nos libertés, c’est que peut-être il ne s’en fait pas une idée très haute. En effet, si par liberté on entend simplement le fait d’aller au concert ou de boire des bocks en terrasse, alors il ne s’agit guère que de licence et l’on peut s’en passer si les circonstances l’exigent. Seulement voilà : la liberté est indivisible. Elle s’étend des formes les plus banales aux formes les plus exceptionnelles, et ce ne sont pas nécessairement les plus héroïques qui sont les plus utiles, ou plus exactement il est impossible de les distinguer entre elles. En atteindre une, c’est ruiner les autres. La raison de les défendre toutes sans faire le détail a été donnée par Louis Brandeis, le plus agnostique des hommes pourtant, et le mieux disposé à l’égard de l’action de l’Etat, lorsqu’il écrivait dans son opinion dissidente sur l’affaire Olmstead, jugée en 1928 par la Cour suprême des Etats-Unis, que le droit des citoyens d’être « laissés tranquilles par l’Etat » procédait de cette finalité, nommée ou non, que les déclarants du 18ème siècle, dont nous sommes les héritiers, ont assignée à la société politique : le perfectionnement spirituel et moral de l’homme. Il se peut que l’homme ne tienne pas ses promesses, mais ce n’est ni à l’Etat d’en juger, ni surtout de le contraindre au-delà du strictement nécessaire. Penser le contraire, voter surtout le contraire, c’est se résoudre à une société d’esclaves. Libre au législateur de considérer la liberté comme une licence, ainsi qu’en témoigne la facilité avec laquelle il a permis sa suppression pure et simple par les agents de l’administration. Mais libre à vous de rétablir ce rêve que depuis plusieurs siècles nous avons voulu rendre possible, effectivement possible, et cet espoir lui fait cortège et qui nous a valu, qui nous vaut peut-être encore, l’amitié de tant de peuples dans le monde.

« Tout menace de ruine un jeune homme », écrivait Nizan, et Sartre d’ajouter : « depuis les dîners priés jusqu’à l’Académie française ». Les corps constitués n’échappent pas à la règle. Nous savons désormais que tout menace de ruine un parlement, du désir de plaire à la soumission sans mesure à l’esprit du temps, cet esprit qui, motif pris des dangers qui nous menacent, ne tolère plus la contradiction, le libre examen, la formation du jugement, la manifestation ou l’avocat en garde à vue.

Pourtant je voudrais remercier le législateur, bien que j’eusse préféré, comme beaucoup, qu’il ait la sagesse et l’intelligence d’admettre enfin qu’il n’y a pas d’autre hommage à rendre aux morts des attentats que de maintenir à tout prix ces libertés qui sont précisément la cause de leur mort parce qu’elles sont insupportables à leurs assassins. Oui, il faut remercier le législateur. Nous étions des Français comme les autres, inquiets des attentats, prêts, il faut le dire, à quelques sacrifices. Par son excès le parlement nous a rendu, sans le vouloir, l’amour de la liberté. Il nous a réconciliés avec notre passé, avec ses grands exemples, avec l’histoire tourmentée de notre pays, avec nos familles peut-être dont plus jeunes nous comprenions mal les emportements politiques. Ainsi la tristesse que l’on peut éprouver au spectacle de ses errements se colore-t-elle d’une paradoxale reconnaissance. Oui, nous lui sommes reconnaissants de nous avoir donné, au spectacle de ses abandons, le goût de cette liberté dont nous avions fini par jouir presque sans la voir, et plus encore sans la comprendre. Sans mesurer ses promesses. Sans y reconnaître notre personnalité collective. En 1943, dans Le chemin de la croix des âmes, Bernanos écrit ces mots que je voudrais emprunter pour suppléer ma pauvre éloquence, ces mots qui n’ont rien perdu de leur force : « Que voulez-vous ? La liberté est partout en péril et je l’aime. Je me demande parfois si je ne suis pas l’un des derniers à l’aimer, à l’aimer au point qu’elle ne me paraît pas seulement indispensable pour moi, car la liberté d’autrui m’est aussi nécessaire ».

Voilà pourquoi la Ligue des droits de l’homme vous demande de déclarer les dispositions en cause contraires à notre Constitution.

François Sureau

Le 30 mai 2017 à 20h01

27/04/2017

Le lapin Macron et son double abject

Pour paraphraser Calaferte, les marionnettistes se tiennent dans l’ombre des représentants entre lesquels il faudra choisir  le 7 mai. Le FN fait partie du dispositif voulu, mis en place et déployé par les détenteurs d’un pouvoir économique sans partage rendus d’autant plus agressifs qu’ils se sentent menacés. Remettre de la justice dans cet ordre-là demande beaucoup plus de temps qu'un simple quinquennat.

Reste que les caractéristiques du FN sont incompatibles avec l’instinct de survie du monde des vivants et des Droits de l’Homme, un monde qui repose sur un espoir constructif et critique, non sur l’illusion, le décervelage ou l’indifférence.

macron vs le pen,7 mai
https://expo.artactif.com/mazilu/

Pour que le stratagème ait pu être opérationnel, le lapin blanc sorti du haut-de-forme capitaliste aura eu besoin d’être opposé en deuxième instance (le 7 mai) à son double abject qui, à sa façon et par contraste, l'aura mis en valeur avec bien plus d’efficacité que ses mentors vieillissants, proches ou propriétaires de la presse people et mainstream, elle-même chargée de frémir aux moindres soubresauts du CAC 40.
Mais lorsque ce miroir d'abjections ne lui renverra plus son image, que restera-t-il de ce lapin blanc ? RIEN.

Dans l’immédiat, le FN est la cible à atteindre en urgence et, dès demain, il faudra méthodiquement l'éradiquer en le coupant de ses bases et de ses ressorts.

 

10/04/2017

Les frontières de la honte

Lettre ouverte de l'ANAFE aux candidats à l’élection présidentielle de 2017

ANAFE comme "Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers"

Créée en 1989, l’Anafé est composée de 30 membres (associations, syndicats et membres individuels) et agit en faveur des droits des étrangers qui se trouvent ou se sont trouvés en difficulté aux frontières ou en zone d’attente. Son objectif est donc de faire respecter les droits des personnes qui y sont maintenues et de mettre en lumière les dysfonctionnements et violations des droits résultant des textes et des pratiques de maintien et de refoulement aux frontières.

ANAFE, frontières

Paris le 7 avril 2017,

Madame, Monsieur,

L’Anafé constate chaque année que le contrôle des flux migratoires l’emporte sur l’accueil et la protection des étrangers, en particulier des personnes vulnérables. L’année 2016 s’est inscrite dans la continuité des années précédentes avec la multiplication des entraves pour les personnes désirant arriver sur le territoire européen en général et sur le territoire français en particulier : édification de murs, militarisation des frontières, arsenal pour détecter les migrants, mise en place de hotspots, refus de délivrer des visas, maintien de la liste des pays soumis à visas de transit aéroportuaires (notamment pour les Syriens) et surtout, rétablissement des contrôles aux frontières internes françaises. Étape après étape, le contrôle des frontières se construit de manière à diluer les diverses responsabilités des violations des droits fondamentaux qui sont commises.

Alors que le nombre de personnes déplacées ne cesse d’augmenter, les dernières années sont caractérisées par une diminution notoire des demandes d’asile déposées à la frontière (927 en 2015 contre 10 364 en 2001), corrélée à la baisse du nombre de personnes maintenues en zone d’attente (8 862 en 2015 contre 16 736 en 2005). Le nombre de renvois immédiats est très important. Ainsi, en 2015, 16 162 personnes se sont vues refuser l’entrée sur le territoire (y compris aux frontières intérieures, par voie terrestre) : 8 862 ont été placées en zone d’attente, tandis que 7 300 personnes ont été ré-acheminées immédiatement, parmi lesquelles de potentiels demandeurs d’asile.

Les évolutions législatives intervenues en 2015 et début 2016 n’ont apporté que des changements mineurs en ce qui concerne les procédures à la frontière. Ainsi, et malgré d’importantes victoires de l’Anafé (base légale au maintien des étrangers en zone d’attente en 1992, accès des associations en zone d’attente en 1995, droit d’accès permanent de l’Anafé en zone d’attente de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle en 2004, recours suspensif pour les demandeurs d’asile en 2007), il n’a toujours pas été mis fin à l’enfermement systématique des mineurs à la frontière ni à leur renvoi forcé, il n’existe toujours aucun recours suspensif et effectif pour les étrangers non demandeurs d’asile et les textes ne prévoient aucun accès garanti et effectif aux juridictions judiciaires et administratives.

Alors même que les règles de droit devraient apporter de la sécurité juridique à toute personne confrontée aux dispositifs mis en place par l’État, la zone d’attente est marquée par un déséquilibre important des forces.

Nous vous demandons de bien vouloir nous préciser votre position et vos engagements sur six recommandations.

-         La suppression des entraves mises en amont de l’accès au territoire européen ;

-         L’arrêt de l’enfermement administratif des mineurs, qu’ils soient isolés ou accompagnés;

-         La mise en place d’une permanence d’avocats gratuite en zone d’attente ;

-         La garantie de l’accès au juge pour toutes les personnes maintenues ;

-         La fin du régime dérogatoire applicable en outre-mer, et notamment à Mayotte, en matière de droit des étrangers ;

-         La prise en charge et la protection contre l’éloignement des demandeurs d’asile et des mineurs isolés qui se présentent à la frontière franco-italienne

Dans l’attente de votre réponse, nous vous prions d’agréer, Madame, Monsieur, nos salutations distinguées.

Alexandre Moreau

Président

La suppression des entraves en amont de l’accès au territoire européen

Selon les chiffres fournis par le ministère de l’intérieur, le nombre de personnes maintenues en zone d’attente est en diminution constante : en 2015, 11 666 personnes se sont vues refuser l’entrée sur le territoire (16 162 en comptant les personnes qui ont fait l’objet d’un refus depuis une frontière interne terrestre)contre 23 072 en 2001.

La baisse constante et préoccupante des arrivées s’explique largement par les difficultés à atteindre l’Europe, de plus en plus nombreuses ces dernières années : durcissement des politiques migratoires européennes et françaises et multiplication et développement des entraves au départ.

Parmi ces mesures mises en œuvre visant à empêcher des étrangers de quitter leurs pays et/ou d’accéder au territoire européen par des voies dites « régulières » et obligeant des migrants à emprunter des routes toujours plus dangereuses, se trouvent notamment :

-  les officiers de liaison européens, détachés dans les pays de départ ou au sein du territoire européen, contribuent à la logique de renforcement des contrôles migratoires et participent  aussi de la banalisation de la notion de « risque migratoire », notion clef du contrôle des frontières, sans réel cadre légal, qui conduit nécessairement à des décisions discriminatoires, voire arbitraires

- la multiplication des fichiers sans véritable contrôle sur le croisement des données et le traitement de celles-ci

- les politiques strictes des visas

- les visas de transit aéroportuaire, attentatoires au droit d’asile

- les compagnies de transport, devenues de fait des agents externalisés des contrôles frontaliers en raison de la pression exercée par le dispositif des sanctions aux transporteurs

L’Anafé demande la suppression notamment :

- des visas de transit aéroportuaires

- du dispositif des officiers de liaison

- des amendes aux transporteurs

La fin de l’enfermement des mineurs en zone d’attente

Pour les instances nationales et internationales ainsi que pour les associations, les mineurs, en raison précisément de l’état de minorité, sont des personnes vulnérables en soi. L’article 3-1 de la Convention internationale des droits de l’enfant (Cide) prévoit que dans toutes les décisions concernant un enfant, son intérêt supérieur doit être une considération primordiale. Dès lors, l’administration devrait démontrer que l’intérêt supérieur de l’enfant justifie l’enfermement et qu’il n’y a pas d’alternative envisageable pour le protéger (CEDH, 5 avril 2011, Rahimi c/ Grèce).

L’Anafé se place résolument contre l’enfermement des mineurs qu’ils soient isolés ou non, qu’ils soient demandeurs d’asile ou non :

- tout mineur étranger se présentant seul aux frontières françaises doit être admis sur le territoire sans conditions ;

- les enfants ne doivent jamais faire l’objet ni d’un refus d’entrée sur le territoire ni d’un placement en zone d’attente ;

- du seul fait de son isolement, une situation de danger doit être présumée dès lors qu’un mineur isolé se présente à la frontière et les mesures légales de protection doivent être mises en œuvre ;

- tout étranger se déclarant mineur doit être présumé comme tel jusqu’à preuve du contraire et sa minorité ne devrait pouvoir être remise en cause que par une décision de justice ;

- le retour des mineurs ne peut être envisagé, une fois qu’ils ont été admis sur le territoire, que dans les cas où la décision a été prise par un juge dans l’intérêt supérieur de l’enfant.

Cette position est fondée sur les prescriptions du droit international en la matière ainsi que sur l’analyse du droit français, qu’il s’agisse des dispositions spécifiques aux mineurs comme des règles applicables aux étrangers.

Nombre d’instances internationales et nationales se sont alarmées de l’enfermement des mineurs en zone d’attente et en centre de rétention, qu’ils soient isolés ou accompagnés de leur famille. En effet, le Comité des droits de l’Homme de l’ONU, le Comité des droits de l’enfant de l’ONU, le Comité contre la torture de l’ONU, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) et le Défenseur des droits ont tous pris des recommandations pour que soit clairement inscrite dans la loi du 7 mars 2016 l’interdiction des mesures privatives de liberté prises à l’encontre des mineurs isolés étrangers. Le Commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe a rappelé le 31 janvier 2017 qu’« il n’existe aucune circonstance dans laquelle la détention d’un enfant du fait de son statut de migrant, qu’il soit isolé ou accompagné de sa famille, pourrait être décidée dans son intérêt supérieur. La suppression totale de la détention des migrants mineurs devrait être une priorité pour tous les États ».

L’Anafé demande qu’il soit mis fin à l’enfermement de tous mineurs, qu’ils soient isolés ou accompagnés, demandeurs d’asile ou non.

Une permanence d’avocats gratuite pour toutes les personnes maintenues en zone d’attente

Aucune assistance juridique gratuite et systématique n’est prévue en zone d’attente, absence qui entraîne de graves entraves aux droits de la défense et au droit à un recours effectif. Si les personnes maintenues peuvent être représentées par un avocat de permanence durant les audiences, cette assistance est limitée. D’une part, il est impossible de préparer correctement cette audience sans avoir reçu des conseils avisés,  et, d’autre part, en amont, il est particulièrement difficile, voire impossible, de former seul des requêtes motivées en droit et en fait. L’accès au juge se trouve d’autant plus mis en cause que le contexte est celui de l’urgence avec des procédures accélérées et complexes. Le gouvernement français a assuré à de multiples reprises que l’assistance juridique était garantie en zone d’attente par la présence (irrégulière) de l’Anafé, qui n’a ni la vocation ni les moyens de fournir une assistance permanente à l’ensemble des personnes maintenues.

Une permanence gratuite d’avocats doit être instaurée sans délai en zone d’attente afin de garantir aux personnes maintenues une assistance juridique effective à tout moment de la procédure.

L’Anafé demande qu’une permanence gratuite d’avocats soit mise en place et prise en charge financièrement par l’État afin d’assurer un accompagnement juridique de toutes les personnes maintenues en zones d’attente dès leur placement.

L’accès au juge garanti à toutes les personnes maintenues

Suite à la condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’Homme en 2007[1], un recours suspensif de plein droit a été instauré pour les seuls demandeurs d’asile à la frontière. Cependant, rien n’est prévu pour les autres étrangers maintenus en zone d’attente, qu’ils soient non admis, en transit interrompu, mineurs isolés, etc.

Malgré les recommandations des instances internationales et nationales sur l’importance de garantir un droit à un recours suspensif et effectif pour toute personne maintenue en zone d’attente et qui souhaiterait contester la décision de refus d’entrée et de placement en zone d’attente, la loi du 7 mars 2016 n’a rien mis en place pour garantir le droit au recours effectif, pourtant protégé par l’article 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Selon la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, pour être effectif, le recours doit être suspensif. En l’état actuel, les recours de droit commun continuent de ne pas être suspensifs de la mesure de renvoi et sont donc dépourvus d’effet utile en zone d’attente. La procédure d’urgence en référé n’est pas non plus satisfaisante puisque le dépôt d’une requête n’a pas d’effet suspensif, si bien que la personne maintenue peut être réacheminée avant tout dépôt de recours ou avant l’audience.

Concernant le « recours asile » devant le juge administratif, bien que suspensif, son effectivité n’est pas garantie :

-           il est enfermé dans un délai de 48 heures, non prorogeable les jours fériés et le week-end,

-           il doit être rédigé en français et motivé en faits et en droit,

-           il doit être suffisamment étayé pour ne pas être rejeté par ordonnance comme étant « mal fondé » alors qu’en zone d’attente, les demandeurs d’asile maîtrisent rarement le français et ne sont pas en mesure de déposer seuls un recours argumenté en droit.

L’effectivité du recours est ainsi compromise tant qu’il n’existera pas de garantie d’une assistance juridique effective grâce à la mise en place d’une permanence d’avocats, tant que les étrangers n’auront pas automatiquement accès aux services d’un interprète pris en charge par les pouvoirs publics pour les besoins de contentieux initiés par eux.

Il est dès lors urgent d’une part de mettre la procédure d’asile à la frontière en conformité avec le droit international des droits de l’homme et de tirer les conséquences d’un récent arrêt de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), qui a considéré que les difficultés entourant la procédure prioritaire d’asile en France et l’absence d’effet suspensif du recours contre une mesure d’éloignement portaient atteinte au droit à un recours effectif (/CEDH IM c/ France, 02.02.12/)  et d’autre part de mettre en place un recours effectif et suspensif pour tous.

Au surplus, le contrôle du juge des libertés et de la détention, juge judiciaire gardien des libertés individuelles, intervient tardivement en zone d’attente : au terme du quatrième jour de maintien à compter de la décision initiale de placement et une seconde fois au 12e jour de la privation de liberté. Cela signifie que, durant les premières 96 heures, les étrangers sont privés de liberté sans qu’aucune autorité extérieure à l’administration n’examine leur situation. Au vu de la durée maximum de maintien (20 jours maximum) et de la durée moyenne de maintien (4 jours à Roissy, 39 heures à Orly et moins dans les autres zones d’attente), l’intervention du juge des libertés et de la détention au bout de 4 jours semble démesurée. Par comparaison, dans le cadre de la procédure de rétention administrative dont la durée maximale de rétention est de 45 jours (et la durée moyenne de maintien entre 10 et 12 jours en métropole), le JLD intervient au bout de 48 heures.

Le passage devant le juge judiciaire n’est ainsi pas garanti. Faute d’être saisi, il est possible qu’aucun juge ne contrôle le respect des libertés individuelles des étrangers et la régularité de la procédure.

Enfin, le projet de délocalisation de la salle d’audience du TGI de Bobigny sur l’emprise de l’aéroport de Roissy Charles de Gaulle pour les étrangers maintenus en zone d’attente a été relancé en vue d’une ouverture en septembre 2017.

Ce projet a déjà suscité une vive opposition non seulement parmi les organisations de défense des droits des étrangers mais de la part, également, de nombreux parlementaires, de personnalités et d’institutions telles que la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) ou le Conseil national des barreaux.

La délocalisation de ces audiences dans une salle immédiatement attenante à la zone d’attente, gérée par la police aux frontières et extrêmement difficile d’accès, tant pour le public que pour les avocats chargés de la défense, porte en effet atteinte à plusieurs des principes du procès équitable, notamment aux principes d’impartialité apparente de la juridiction et de publicité des débats ainsi qu’aux droits de la défense. Le juge des libertés et de la détention (JLD), juge unique, sera à son tour tout comme l’avocat de l’étranger, isolé hors de sa juridiction dans un contexte placé sous la surveillance policière. Le principe fondamental de la publicité des débats ne pourra à l’évidence être respecté, compte tenu de l’éloignement de ce lieu de « justice » et de son isolement dans une partie de la zone aéroportuaire mal desservi et mal indiqué. Or la justice doit être publique : c’est l’une des conditions de son indépendance comme de son impartialité. Le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe avait au demeurant lui-même fait part par un courrier du 2 octobre 2013, des graves difficultés que ce projet posait au regard du respect des droits de l’homme, considérant qu’elles risquaient « d’accréditer l’idée que les étrangers ne sont pas des justiciables ordinaires ». Un rapport d’évaluation de ce projet commandité par le ministère de la justice a par ailleurs relevé que « l’espoir d’une économie budgétaire par le recours à de nouvelles modalités de fonctionnement du fait de la mise en service de l’annexe sur l’emprise de l’aéroport de Roissy est tout à fait illusoire » et qu’il s’agit d’un simple « transfert de charges entre le ministère de l’intérieur et celui de la justice avec un résultat final probablement très négatif pour le budget global de l’État ».

L’Anafé demande à tout le moins :

- que le juge des libertés et de la détention intervienne au bout des 48 heures de maintien en zone d’attente ;

- la mise en place d’un recours suspensif et effectif pour tous ;

- qu’il soit mis fin à la mise en œuvre de la délocalisation des audiences du Tribunal de grande instance de Bobigny.

La fin du régime dérogatoire applicable en outre-mer, et spécialement à Mayotte

Sous couvert d’un « afflux massif » d’étrangers et d’une « pression migratoire importante », le droit applicable aux étrangers en outre-mer et particulièrement à Mayotte fait l’objet de dérogations au droit commun sans équivalent dans les autres départements : enfermement et renvoi des mineurs isolés étrangers, absence de recours suspensif contre les décisions d’éloignement, refus d’enregistrement de demandes d’asile, traitement accéléré des procédures…

L’Anafé a toujours porté une attention particulière à la situation en outre-mer et a été partie à plusieurs contentieux notamment concernant l’application du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile à Mayotte. La première mission en outre-mer, en 2016, s’est concentrée sur la situation dans l’Océan indien et notamment à Mayotte et à la Réunion. Elle avait pour but d’appréhender la question de la privation de liberté des étrangers, au regard de la confusion des régimes applicables en centre de rétention et en zone d’attente. L’objectif était aussi d’enquêter sur la situation et les pratiques de l’administration à Mayotte et d’apporter un soutien aux acteurs associatifs et aux professionnels qui œuvrent au quotidien pour l’amélioration de la situation des étrangers privés de liberté faisant l’objet d’une réelle violence institutionnelle.

Les informations recueillies lors de la mission de l’Anafé ont permis de mettre en lumière de graves dysfonctionnements à Mayotte et des violations des droits des étrangers notamment des personnes plus vulnérables (personnes privées de liberté, demandeurs d’asile, personnes malades, femmes enceintes ou mineurs).

Il est grand temps que des modifications des législations et des pratiques des autorités locales et nationales soient décidées et mises en œuvre pour une réponse humaine, solidaire, immédiate et respectueuse des droits humains en outre-mer et notamment à Mayotte.

L’Anafé recommande que :

- il soit mis fin aux régimes dérogatoires applicables en outre-mer et spécialement à Mayotte en matière de droit des étrangers et de droit d’asile et que le CESEDA s’applique de manière uniforme sur l’ensemble du territoire national ;

- l’égalité réelle soit instaurée en outre-mer et notamment à Mayotte pour tous et vis-à-vis de tous les services administratifs de l’État.

L’accueil des demandeurs d’asile et des mineurs isolés étrangers à la frontière franco-italienne

La pratique de la fermeture des frontières internes au gré de craintes sécuritaires a connu de multiples résurgences, notamment depuis 2011. Sur le terrain, il a été constaté et dénoncé la multiplication des contrôles frontaliers discriminatoires, les refoulements de mineurs isolés et de potentiels demandeurs d’asile, la violation manifeste des règles du code frontières Schengen mais aussi du droit d’asile, des atteintes à plusieurs libertés fondamentales, des conditions de vie alarmantes et l’herméticité de la frontière de façon parfois violente.

L’Anafé recommande que :

-les demandeurs d’asile se présentant à la frontière franco-italienne puissent faire enregistrer leur demande d’asile ;

-que les mineurs isolés se présentant à la frontière franco-italienne soient pris en charge par l’aide sociale à l’enfant ;

-une réforme de la procédure applicable en zone d’attente, et notamment en matière d’asile à la frontière, soit envisagée dans un souci de respect des conventions internationales et des droits fondamentaux.

 

[1]           Cour EDH, 26 avril 2007, Gebremedhin contre France, req n° 25389/05

26/10/2016

Calais - CAO

« Mise à l’abri » des migrants de Calais : pis-aller ou respect des droits ?

Communiqué LDH

L’État a engagé à nouveau le démantèlement de la « jungle » de Calais.

La Ligue des droits de l’Homme ne peut que s’interroger sur la préparation, les modalités et la finalité de cette opération qui intervient, à Calais et ailleurs, après une période de répression souvent brutale à l’encontre des migrants et parfois des militants et bénévoles qui leur viennent en aide.

Calais, CAO

En amont, peu d’efforts ont été faits pour établir un diagnostic fiable de la situation des personnes et trouver des solutions adaptées. Ainsi les mineurs n’ont pas été mis sous protection et ceux d’entre eux qui souhaitent rejoindre un membre de leur famille en Angleterre ne le pourront toujours pas et reviendront si on les éloigne de Calais. La France n’a ni tenté de renégocier la gestion de sa frontière avec le Royaume-Uni, ni envisagé de ne plus appliquer le règlement Dublin III qui fait peser une menace d’expulsion sur les migrants qui sont entrés dans l’Union européenne par des pays bien peu généreux en ce qui concerne les demandes d’asile.

Les migrants qui sont en voie d’évacuation, de leur plein gré pour les uns, par la force pour d’autres, sont emmenés vers des centres d’accueil et d’orientation (CAO) répartis sur l’ensemble du territoire. Il faut saluer à cet égard tous les maires, les élus locaux et les citoyens qui se sont engagés pour que cet accueil puisse se réaliser, malgré les campagnes xénophobes et les réactions hostiles fomentées ici et là.

Pour autant ces CAO sont avant tout des « lieux de répit », mis en place pour de courtes durées, qui risquent de ne pas avoir les moyens d’assurer les fonctions qu’on leur a définies : fournir un accompagnement social et faire un tri, souvent discutable, entre ceux qui pourraient avoir le droit de solliciter une protection au titre de l’asile et les autres. Encore faudrait-il que dans ce qui s’apparente à des « hotspots » l’État assure l’information, la traduction, l’intervention de juristes, c’est-à-dire les conditions permettant de respecter les droits des personnes, aussi bien que le suivi social, médical et psychologique souvent indispensable pour ces personnes qui ont fui, au péril de leur vie, des situations dramatiques et traumatisantes.

Ce dispositif apparaît aujourd’hui comme un pis-aller, alors que l’État se révèle incapable d’assurer le fonctionnement normal des procédures qui existent pourtant pour les demandeurs d’asile : pourquoi faut-il plusieurs mois pour avoir un rendez-vous dans les plateformes d’accueil ? Pourquoi le nombre de places dans les centres d’accueil des demandeurs d’asile (Cada) est-il ridiculement insuffisant ? Et ne convient-il pas de prendre en compte les raisons multiples et également légitimes qui poussent les migrants à partir, en assurant à tous des possibilités de s’insérer dans la société française ?

Souvent, au cours de l’histoire, des Français ont dû s’exiler. Ils ont trouvé sur des terres souvent lointaines bienveillance et solidarité. Aujourd’hui, c’est en tenant compte de ses propres principes que la République française doit accueillir ceux qui frappent à sa porte, dans le respect de la dignité des personnes et de leurs droits fondamentaux.

Paris, le 24 octobre 2016

Communiqué de l'Union Syndicale "Solidaire"

19/09/2016

Prisons, toujours plus

Construction de nouvelles prisons : une politique qui mène droit dans le mur

Communiqué commun

69 375 : c’est le nombre de personnes qui étaient détenues dans les prisons en juillet dernier, la France atteignant ainsi des taux de détention inégalés depuis le XIXe siècle. Contraignant 3 à 4 personnes à partager des cellules de 9 m2 en maison d’arrêt et autour de 1 500 personnes à dormir chaque nuit sur des matelas posés au sol. Au mépris du principe de l’encellulement individuel et de la dignité des personnes, près de 15 000 personnes sont en « surnombre » et une quarantaine de maisons d’arrêt connaissent un taux d’occupation de plus de 150 %.

prison

Pour y remédier, le gouvernement annonce la construction de 10 000 nouvelles places de prison pour l’horizon 2024. Une réponse ambitieuse et audacieuse ? Non, une vieille recette qui a déjà fait la preuve de son inefficacité et que les gouvernements successifs continuent pourtant de nous servir comme la seule solution pragmatique… restant sourds aux résultats de nombreuses études et statistiques qui la pointent au contraire comme inopérante, que ce soit pour endiguer la surpopulation carcérale ou pour réduire la récidive.

Que disent les chiffres ? Que depuis 25 ans, près de 30 000 places de prison ont été construites, un effort immobilier inédit entraînant une hausse de 60 % du parc pénitentiaire. Sans effet cependant sur la surpopulation car dans le même temps, le pays a emprisonné toujours plus et de plus en plus longtemps, sous le coup de politiques pénales essentiellement répressives. Des politiques qui seraient rendues nécessaires par une insécurité grandissante, entend-on dire. Une idée reçue là aussi démentie par la réalité, le taux de criminalité étant globalement stable, les homicides et violences sexuelles ayant même diminué ces dernières années. En France comme ailleurs, la courbe du nombre de personnes détenues n’est pas tant liée à celle de la délinquance qu’aux choix de politiques pénales des gouvernants. Des politiques qui se sont concrétisées dans notre pays par l’allongement de la durée moyenne de détention et par une incarcération massive pour des petits délits, avec une augmentation de plus de 33 % du nombre de détenus condamnés à des peines de moins d’un an de prison en cinq ans.

Surtout, construire plus de prisons, ce n’est pas mieux protéger la société. Au contraire. La prison produit ce qu’elle entend combattre : elle aggrave l’ensemble des facteurs de délinquance en fragilisant les liens familiaux, sociaux ou professionnels, favorise les fréquentations criminogènes, et n’offre qu’une prise en charge lacunaire – voire inexistante – face aux nombreuses problématiques rencontrées par la population carcérale en matière d’addiction, de troubles psychiatriques, d’éducation, de logement, d’emploi, etc. Conséquence : 61 % des personnes condamnées à une peine de prison ferme sont réincarcérées dans les cinq ans. Des chiffres qui tombent à 34 et 32 % pour une peine alternative à la prison comme le travail d’intérêt général ou le sursis avec mise à l’épreuve. Tandis que les moyens manquent cruellement aux personnels et aux structures qui assurent l’accompagnement socio-éducatif et l’hébergement des sortants de prisons et personnes condamnées en milieu ouvert, le gouvernement prévoit d’injecter trois milliards d’euros supplémentaires aux cinq milliards déjà engloutis dans l’accroissement et la sécurisation du parc pénitentiaire en une décennie.

Où s’arrêtera cette fuite en avant carcérale ?

A l’heure où plusieurs de nos voisins européens ferment des prisons, où les Etats-Unis réalisent que l’incarcération de masse les a menés dans une impasse coûteuse et inefficace, la France, elle, fait le choix d’une continuité aux coûts économiques, sociaux et humains exorbitants. Pour lutter efficacement contre l’inflation de la population pénale et carcérale, c’est d’une politique pénale humaniste, ambitieuse et audacieuse, visant à investir massivement dans la prévention, l’accompagnement et le suivi en milieu ouvert, dont notre société a besoin.

 

Organisations signataires :

  • Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT-France)
  • Association national des juges de l’application des peines (ANJAP)
  • Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (ASPMP)
  • Avocats pour la défense des droits des détenus (A3D)
  • Ban Public
  • CASP-ARAPEJ (Centre d’action sociale protestant – Association réflexion action prison et justice)
  • CGT-Insertion Probation
  • Citoyens et Justice
  • Emmaüs-France
  • Genepi
  • Ligue des droits de l’homme (LDH)
  • Observatoire international des prisons, section-française (OIP-SF)
  • Prison Insider
  • Secours catholique
  • Syndicat des Avocats de France (SAF)
  • SNEPAP-FSU
  • Socapsyleg
  • Syndicat de la magistrature (SM)

14/09/2016

Correa, une première

Les ânes ont soif - Opération Correa - 1er épisode

Les grands médias français ont boudé le dernier séjour en France du président équatorien Rafael Correa. En novembre 2013, aucune radio ni chaîne de télévision hexagonale n’a évoqué son étonnant bilan social et économique. Depuis son arrivée au pouvoir, en 2007 le gouvernement Correa n’obéit plus au FMI, ce qui a permis à l’Equateur de se sortir par le haut du pétrin dans lequel il s’enfonçait : pas de coupes dans les dépenses publiques mais des programmes de redistribution qui ont fait chuter le taux de pauvreté et les inégalités sociales ; pas de dépouillement des droits sociaux par un patronat tout-puissant mais des investissements publics dans l’éducation publique gratuite, dans la santé, dans le logement...
L’alternative qui se joue en Equateur est-elle un simple mirage ou un modèle susceptible d’allumer quelques flammèches à notre horizon ? Pierre Carles et son équipe démarrent leur enquête sur « le socialisme du XXI° siècle » promu par Rafael Correa avec ce premier volet consacré au traitement médiatique de cette politique non orthodoxe.

 

Pour financer le deuxième épisode ...

On revient de loin – Opération Correa Épisode 2

 

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1h41min – HD – 16/9e – Stéréo
visa d’exploitation n° 144078
Sortie prévue au cinéma à l’automne 2016… mais nous sommes à la recherche de moyens pour finir le film.

 

12/09/2016

Sherpa et les multinationales, mine de rien

Et pendant ce temps, la corruption à échelle planétaire va bon train. Ce temps où s’ébattent et s’ébrouent ré-écriveurs et beaux parleurs larmoyants quelque reconnaissance sociale, valant brevet poétique ou politique pour égo triste, c’est selon, tout en sachant pertinemment que l’animation citoyenne dont ils sont les acteurs occupera leurs nuits insomniaques et urbaines en toute inefficacité …

... un mot sur l’association « SHERPA » : Pourquoi « Sherpa » … Les Sherpas sont un peuple montagnard originaire des régions du Népal dont les guides sont réputés pour leur endurance, leur dextérité et leur audace ; ils sont si fiables que leur nom est devenu synonyme de « porteur ». Comme eux, notre association ambitionne d’accompagner les populations victimes de crimes économiques dans leur quête de justice.

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The survivors avec Käthe Kollwitz

... et une interview de William Bourdon pour la revue "PROJET"

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« De nouvelles infractions sont à créer »

Entretien – Mettre les multinationales face à leurs responsabilités, faire progresser le droit à l’heure de la mondialisation. C’est le combat titanesque engagé par l’association Sherpa. Son fondateur, W. Bourdon, répond aux questions de J. Merckaert, rédacteur en chef de la « Revue Projet » et membre du conseil d’administration de Sherpa.

Dans un monde où il semble de plus en plus difficile de rendre les acteurs économiques responsables des conséquences de leurs actes, l’association Sherpa a pour fil directeur, depuis quinze ans, le combat contre l’impunité. Pour quel bilan ?

William Bourdon - Sherpa est née d’une intuition, devenue une conviction : si au XXe siècle on a réduit l’impunité des plus grands criminels de sang, au XXIe, l’ambition est de réduire l’impunité des grands criminels économiques (détournements d’argent, atteintes à la biodiversité…). Paradoxalement, à une époque où ils sont tout-puissants et mettent à mal la souveraineté des États, les acteurs privés n’ont jamais autant proclamé et mis en scène leur sens des responsabilités tout en utilisant les moyens inédits qu’offre la mondialisation pour organiser leur irresponsabilité. Sherpa incarne cette quête de responsabilité à l’égard de ceux qui la proclament mais qui font tout pour y échapper.

Nous avons donc cherché à délocaliser à l’envers ! Faire venir des personnes victimes de catastrophes environnementales ou sociales de l’autre bout du monde devant un juge non soumis aux intimidations ou à la corruption et compétent pour mettre en cause les donneurs d’ordres véritables (les sièges des grandes entreprises). La première procédure engagée par Sherpa mettait en cause un grand groupe forestier au Cameroun [Rougier, NDLR], accusé de dégradation de la propriété, de destruction d’espèces rares, de maquillage de licence d’exploitation… Nous avons échoué : la Cour de cassation a manqué d’audace et estimé que le juge français n’était pas compétent. Pour les délits commis à l’étranger, même graves, il appartient en effet au Parquet d’apprécier la compétence ou non du juge français, alors que pour les crimes, celui-ci est saisi automatiquement… Cet archaïsme finira bien par disparaître ! En outre, des plaignants ont été menacés, « un grand homme blanc » les obligeant à expliquer que je les avais forcés à porter plainte. Nous avons su en tirer des leçons : quand on n’est pas en mesure d’offrir un bouclier aux communautés ou aux personnes que l’on défend, il vaut parfois mieux s’abstenir. Cependant, des salariés du groupe sont venus nous voir pour nous révéler des circuits d’argent sale : un geste encourageant, même s’ils nous interdisent d’utiliser les documents produits. La procédure a fait sortir du bois des personnes outrées par certaines pratiques, et conduit le groupe à améliorer ses pratiques. Des avancées peuvent se dessiner en creux, tant les entreprises craignent les procès et les atteintes à leur réputation.

Sherpa a déposé plusieurs plaintes devant des points de contact nationaux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), chargés de s’assurer du respect des principes directeurs par les multinationales. Or ce type de procédure ne ferait évoluer la situation sur le terrain que dans 1 % des cas. Le système est-il à jeter aux orties ?

William Bourdon La mise en œuvre des points de contact nationaux de l’OCDE présente, en effet, des résultats mitigés : ils n’ont ni les pouvoirs, ni les moyens d’affronter des acteurs aussi puissants que Bolloré ou Glencore, contre lesquels nous avions porté plainte. Ces dernières années, les ONG européennes ont passé des centaines d’heures à produire des mémos à l’intention des points de contact, à participer à de multiples réunions, globalement sans résultat concret. Dans certains cas, les points de contact deviennent les complices d’une forme de green washing ou d’ethical washing. Le combat reste à mener pour que l’OCDE révise leurs modalités et renforce leurs moyens (accentuer leur capacité d’injonction, de vérification, de demande de comptes), et pour que leurs débats soient rendus publics, car le vrai talon d’Achille des entreprises est le regard des consommateurs.

 

  « Le vrai talon d’Achille des entreprises est le regard des consommateurs. »


 

Les principes directeurs de l’OCDE participent, plus généralement, d’un soft law qu’il serait tout aussi absurde d’encenser que de jeter au caniveau. Une grande diversité existe parmi les acteurs privés. Certains entendent réellement mettre en œuvre les engagements affichés (chartes anti-corruption, codes de conduite, etc.). Surtout, de plus en plus, le soft law fabrique du hard law, car les juges en tiennent compte comme critère pour apprécier si l’entreprise s’acquitte ou non de ses obligations, en matière de sécurité par exemple. Le raisonnement est le suivant : « Vous avez décidé unilatéralement de prendre des engagements publics, alors que personne ne vous y a contraint ! » Ainsi, dans le cas de l’Erika, le cynisme de Total a pesé sur les magistrats, qui, même s’ils ne l’ont pas écrit explicitement, ont constaté un grand écart entre les engagements pris en matière de développement durable et la réalité des choix effectués par les entreprises. À nous de creuser ce sillon : peut-on accepter que certains grands opérateurs d’eau affichent sur leurs sites internet des engagements que l’on croirait écrits par Nicolas Hulot ou Stéphane Hessel quand, en Amérique latine, les obligations les plus élémentaires pour protéger les populations et la biodiversité sont bafouées ? On peut aussi penser que, face à la pression judiciaire et à celle de l’opinion publique, dans la foulée des SwissLeaks, LuxLeaks et autres Panama Papers, les chartes anti-corruption finiront par revenir à la figure de leurs émetteurs. Car l’idée est en train de faire son chemin, parmi les ONG comme parmi les élus, que le monde serait en danger si on laissait les entreprises se gargariser de soft law. Même si les engagements avancés peuvent momentanément flatter les consommateurs, in fine, la communauté humaine sera perdante. En matière de coresponsabilité, on ne peut pas se payer de mots.

Enfin, dès lors que les groupes jouent de la fragmentation de la responsabilité dans l’entrelacs de leurs filiales pour assurer leur impunité, seule la menace du juge est susceptible de faire bouger durablement les comportements.

Pour Sherpa, le recours aux procès a pour objet, outre la défense de victimes, de faire évoluer le droit ou de mettre en évidence ses lacunes. Dans des affaires très lourdes (effondrement du Rana Plaza, conditions de travail indignes), Sherpa utilise le chef d’accusation assez sibyllin de « pratiques commerciales trompeuses » pour poursuivre Auchan ou Samsung. Qu’est-ce que cela révèle des insuffisances du droit ?

William Bourdon Quand Auchan prétend être un grand discounter éthique et que l’on retrouve les étiquettes de sa marque textile dans les décombres du Rana Plaza, le grand écart est patent. Voilà pourquoi nous avons poursuivi le groupe et un juge d’instruction devrait se rendre prochainement à Dacca (Bangladesh). Dans l’affaire Samsung, le Parquet n’a pas ouvert d’enquête, malgré la solidité du dossier. Veut-on caresser les entreprises dans le sens du poil ? Aussi envisageons-nous de nous porter partie civile, ce qui nous permettrait d’avoir accès à un juge d’instruction. Comme les Américains l’ont fait avec Nike il y a treize ans, notre objectif est d’ouvrir un débat d’intérêt général, de rendre ces entreprises plus responsables et, éventuellement, de rester ouverts à une négociation permettant le dédommagement des victimes et un engagement effectif des entreprises à améliorer leurs pratiques.

Bien sûr, nous poursuivons pour « pratiques commerciales trompeuses » par défaut. Mais Sherpa est très mobilisée, depuis son origine, autour de la loi « devoir de vigilance » : il s’agit de rendre les sociétés mères responsables des violations commises dans leurs filiales, chez leurs sous-traitants et tout au long de leur chaîne d’approvisionnement.

Encore faut-il que la justice soit saisie. En accompagnant des victimes devant les tribunaux, en gagnant le droit pour les associations de se porter partie civile dans des affaires de corruption, Sherpa a marqué des points. Quelles sont les prochaines batailles ?

William Bourdon - En France, sous certaines conditions, la victime a un accès assez direct au juge, ce qui n’est pas le cas dans la majorité des autres pays européens, où le Parquet a une forme de monopole des poursuites. Ce modèle français est à européaniser, voire à universaliser. En France, l’enjeu est d’élargir la possibilité d’intenter des class actions lors de catastrophes massives : il s’agit d’autoriser la saisie du juge français – s’il est compétent, par exemple, parce que le suspect est français – par une plainte collective de victimes étrangères. Je pense par exemple à l’affaire du Probo Koala, où le déversement de déchets toxiques, en 2006 en Côte d’Ivoire, a provoqué une intoxication massive, le principal donneur d’ordre étant le dirigeant français de la société Trafigura. On envisagerait un jour d’ouvrir la class action à des victimes étrangères loin du juge français pour des dommages sociaux, environnementaux et, pourquoi pas, en cas de graves infractions financières, si le mis-en-cause est bien sûr français afin que le juge saisi soit compétent pour appréhender les personnes à l’origine de la chaîne de responsabilité.

Un autre chantier consiste à dé-privatiser l’arbitrage. Des questions d’intérêt général cruciales y sont tranchées à travers des litiges privés. Les acteurs privés s’approprient ainsi des questions d’intérêt public à leur avantage dans une logique d’entre-soi où n’émerge qu’à la marge l’expression des préoccupations des citoyens. Il y a eu une tentative de présentation d’un amicus curiae au nom des consommateurs argentins devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (Cirdi) à Washington il y a quelques années, dans le cadre du litige qui opposait Aguas Argentinas à l’État argentin. Beaucoup de propositions sont sur la table, mais le milieu de l’arbitrage y est globalement fermé.

Enfin, la lutte contre la fraude fiscale ne peut plus être du seul ressort de l’État. Les citoyens font le lien entre la baisse de leur pouvoir d’achat, les sacrifices dus aux restrictions budgétaires et le manque de volonté ou de capacité de l’État à rapatrier les milliards qui lui manquent. Le « verrou de Bercy » en matière fiscale – le monopole détenu par le ministère des Finances pour engager des poursuites judiciaires – doit sauter : il entretient l’idée d’un entre-soi, d’une logique d’arrangements au sommet. Qui plus est, les faits de fraude fiscale sont de plus en plus intimement liés à d’autres infractions financières. Tout commande de permettre aux associations anti-corruption d’engager l’action publique en la matière.

L’affaire des « biens mal acquis » montre combien les puissants sont sensibles aux poursuites dès lors qu’ils sont personnellement mis en cause, y compris financièrement. Peut-on imaginer que des dirigeants aient à répondre personnellement des violations commises par leur entreprise ?

William Bourdon - Le droit français permet le cumul des sanctions contre des individus et contre des personnes morales. Mais les juges font preuve d’une certaine timidité : ils répugnent parfois à poursuivre des individus, en privilégiant les personnes morales, et les sanctions pour corruption ou pour violation du droit de l’environnement sont notoirement insuffisantes et, par conséquent, non dissuasives. De même contre la fraude fiscale : la lutte restera vaine faute de sanctions multilatérales à l’encontre des trous noirs de la finance mondiale et à l’encontre des acteurs privés qui y blanchissent des milliards.

Nous proposons aussi l’extension du délit de recel : aujourd’hui la dissimulation ou l’utilisation du produit d’une infraction n’est poursuivie que si l’infraction source est une infraction aux biens (i.e. vol, escroquerie…) et non aux personnes. Il faudrait l’étendre aux cas où des profits ou des dividendes proviendraient des diamants du sang ou d’autres ressources de conflits. Mais les résistances sont fortes, car un nombre considérable de poursuites, concernant des comportements aujourd’hui impunis, deviendraient possibles. Sur ce fondement, on aurait pu incriminer beaucoup plus facilement le vol et la détention de tableaux volés comme produits de crime contre l’humanité…

La sanction de la criminalité économique renvoie au débat quasi idéologique entre ONG sur l’introduction ou non de la justice transactionnelle dans le droit français, proposée dans le premier texte de la loi Sapin 2. Je ne crois pas qu’il faille abolir toute possibilité de transaction, surtout lorsqu’elle permet l’indemnisation directe des victimes. Mais, aux États-Unis, les associations commencent à s’émouvoir du fait que, quand les grandes ONG ne sont pas parties prenantes à la transaction, le paiement de quelques milliards sert et suffit à étouffer le débat public, à faire l’économie d’un procès et à interdire la mise en lumière des processus et des outils délictueux. Une transaction qui n’est pas accompagnée d’un suivi très strict revient à donner un prix à l’impunité, sans empêcher la récidive.

Dans sa pratique, Sherpa a parfois choisi de transiger avec de grands groupes (Total, Areva) plutôt que d’aller au terme des poursuites, ce qui lui a attiré les critiques de ceux qui espéraient un procès. Quels critères doivent présider au choix de l’une ou l’autre solution ?

William Bourdon - La réponse à ce dilemme relève du cas par cas. Quand on a porté plainte contre Total pour travail forcé en Birmanie, personne n’envisageait que le géant pétrolier abonderait un fonds de 5 millions d’euros. La Cour d’appel de Versailles nous a donné raison quant à la compétence du juge français, puis des négociations se sont ouvertes et je suis fier du résultat – il a été célébré sur place –, car les conditions ont changé pour des milliers de réfugiés birmans oubliés à la frontière de la Thaïlande. À l’époque, j’avais essuyé de vives critiques de la part de la Ligue des droits de l’homme (dont je suis adhérent de longue date) et de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme dans un prisme assez idéologique, mais depuis les choses ont évidemment évolué.

 

  « Parfois, il faut repousser le ‘grand soir judiciaire’ pour trouver des solutions pragmatiques dans des situations compliquées. »


 

À mes yeux, devant l’issue incertaine des procédures, c’est le mandat qui nous est donné par les plaignants qui compte et, parfois, il amène à repousser le « grand soir judiciaire » pour trouver des solutions pragmatiques dans des situations compliquées. Il nous faut aussi évaluer la probabilité d’une condamnation, qui, même si elle est prononcée, n’est pas toujours accompagnée d’une réparation du préjudice ou d’une indemnisation effective des victimes.

En menaçant Areva de poursuites à cause des conditions de travail déplorables observées dans les mines d’uranium du Niger, nous avons obtenu un accord exemplaire sur le papier. Mais deux ans et demi après, nous l’avons dénoncé car il n’était plus exécuté de bonne foi, les équipes ayant changé chez Areva. Reste que la convention a permis un suivi médical, qui n’existait pas auparavant, pour une centaine de travailleurs, et elle a permis d’indemniser – trop modestement hélas – certaines familles. Bien entendu, la décision d’opter pour une transaction et celle de la résilier ont été prises en accord avec les ONG sur place. Le mécanisme de veille sanitaire que nous avons obtenu à Arlit (Niger) aurait pu faire tache d’huile à travers le monde. Il en est allé autrement, mais j’assume ce pragmatisme. La seule idéologie n’a jamais rien réparé.

Le commissaire Jean-François Gayraud compare les salles de marché à des scènes de crime… L’impunité dans le secteur financier résulte-t-elle d’un problème de compétence des magistrats devant la complexité des infractions ou de l’inadaptation du droit ?

William Bourdon - Les magistrats sont de plus en plus compétents dans ces domaines. Mais les mathématiques appliquées à la spéculation ont créé des monstres clandestins planqués dans des ordinateurs, eux-mêmes à l’abri dans des centres offshore. La pratique d’un certain nombre d’opérateurs financiers consiste à externaliser et à opacifier d’autant plus un certain nombre d’opérations qu’elles sont susceptibles de tomber sous le coup de la loi. Le trading à haute fréquence, en particulier, combine une telle sophistication des algorithmes à l’hyper rapidité du traitement des ordres et des contre-ordres que ceux qui manipulent les cours ont toujours quelques longueurs d’avance sur les juges du monde entier : les poursuites et les condamnations sont rares et ne portent que sur les manipulations les plus visibles. Les régulateurs et les techniciens eux-mêmes peinent parfois à comprendre l’origine des mini krachs provoqués par le trading à haute fréquence, comme celui du 6 mai 2010 qui a vu le Dow Jones perdre 1000 milliards de capitalisation boursière…

Au vu des dangers avérés du trading à haute fréquence et de son utilité pour le moins incertaine, il convient d’en encadrer drastiquement l’usage, comme le propose Finance Watch, par exemple en imposant une durée minimum d’une seconde entre la passation de deux ordres sur un même produit financier. Au-delà, un des grands chantiers d’avenir est de judiciariser cette sphère où règne l’entre-soi pour quelques milliers de traders et de donneurs d’ordre à travers les monde. Cela suppose d’intensifier la coopération bilatérale et multilatérale : quand les ordres sont donnés depuis les Îles Caïman et exécutés dans un autre paradis fiscal, l’impunité est maximale.

Mais dès lors que l’arsenal juridique actuel ne suffit plus, de nouvelles infractions pénales sont aussi à inventer : par exemple, le non-respect de la durée minimale d’une seconde pourrait être assorti de sanctions pénales. Les délits d’initiés commis de façon concertée dans le cadre du trading à haute fréquence, par le truchement d’un paradis fiscal, pourraient être poursuivis avec une double circonstance aggravante, celle d’avoir cherché, en bande organisée, à dissimuler l’opération litigieuse. Dans un autre domaine, pourquoi ne pas interdire, sous peine de poursuites pour conflit d’intérêt, le fait de spéculer sur la dette publique d’un État après avoir conseillé cet État (ou, a fortiori, après l’avoir aidé à maquiller ses déficits) ? Quand la titrisation vise à rendre indétectable pour les clients ou les actionnaires le contenu et les risques d’un produit financier, pourquoi ne pas sanctionner pénalement cette opacification ?

Les défis climatiques font apparaître un domaine où les préjudices sont réels, mais la responsabilité difficile à imputer. Le droit suffit-il en l’état à appréhender le phénomène ?

William Bourdon - La réponse devra être de plus en plus inventive. De nouvelles infractions sont à créer. Des processus d’investigation plus sophistiqués sont à imaginer, dans un cadre multilatéral qui ne sera efficace que s’il impose de nouvelles normes et des sanctions à l’échelon de la loi nationale. Ce déficit d’incorporation des plus belles conventions internationales dans les lois nationales exigera un suivi de plus en plus professionnel de la part des ONG. À l’issue de la Cop21, aucune sanction n’est prévue en cas de défaut de responsabilité à l’égard des acteurs privés… Il s’agit de solliciter « les forces imaginantes du droit » pour contraindre acteurs privés et publics à respecter, de gré ou de force, leurs engagements.

En matière d’imputabilité des crimes et délits environnementaux, le grand absent est l’acteur privé, qui prétexte toujours de son irresponsabilité tant que l’État ne lui impose rien. Il revient aux États d’adopter des normes et des sanctions, mais aussi aux ONG de ne pas céder à l’impuissance, comme en atteste la victoire de l’association Urgenda aux Pays-Bas, à l’issue d’une procédure innovante. Enfin, les engagements unilatéraux des aciéries ou des pétroliers contre le réchauffement climatique font émerger un soft law qui pourrait permettre de nouvelles procédures.

Les scandales importants qui ont émaillé l’actualité récente ont été révélés grâce à des lanceurs d’alerte. Faut-il désespérer à ce point des pouvoirs publics pour s’en remettre à quelques rares consciences pour réguler le système ?

William Bourdon - Je défends Nicolas Forissier (UBS) et Hervé Falciani (HSBC). Les deux groupes bancaires pour lesquels ils travaillaient ont été mis en examen, avec une caution historique d’un milliard d’euros. Les ministres successifs ont autocélébré leur action ayant permis le rapatriement en France de milliards d’euros. Certes, ils ont contribué à l’intensification de la lutte contre l’évasion fiscale : on peut les créditer d’une certaine sincérité, mais sans ces lanceurs d’alerte, qui sont avant tout une source de respiration pour la société civile, rien n’aurait été possible.

 

  « Le fossé est spectaculaire entre les engagements affichés en matière de régulation et la réalité de la planète finance. »


 

Si l’on observe cette bascule un peu vertigineuse qui conduit des citoyens à révéler des comportements à risque pour l’humanité, c’est parce que ceux qui ont la charge de l’intérêt général le méprisent parfois, alors même que les grands intérêts publics n’ont jamais été aussi menacés. Le fossé est spectaculaire entre les engagements affichés en matière de régulation et la réalité de la planète finance. Mais jamais les pouvoirs publics n’ont su tout faire : la régulation a toujours été aussi l’affaire des citoyens. Les lois les plus strictes ne peuvent rien si on ne protège pas celui qui, au fin fond du système le plus opaque, va révéler des comportements dangereux pour l’intérêt général, mais inatteignables par la loi ou les juges. Compter sur les lanceurs d’alerte n’est pas une démission. C’est une nécessité absolue quand seuls des insiders peuvent ouvrir la porte. Il faut les protéger davantage. Plus ils seront protégés, plus la société se sentira crédible et légitime à agir. Leur action à l’avant-garde de la défense de l’intérêt général manifeste une volonté, sinon d’inverser, du moins de réduire l’asymétrie avec les acteurs privés. Ils sont l’expression extrême d’une nouvelle responsabilité, mutualisée entre l’ensemble des acteurs de la planète.

Mais deux périls majeurs font obstacle à cette nouvelle responsabilité. La financiarisation de l’économie va à l’encontre de l’intérêt général, qui exige d’inscrire les stratégies industrielles dans une logique de long terme. Quant à la menace terroriste, elle démonétise et dégrade les engagements pris par un certain nombre d’États et d’acteurs privés. Les dirigeants de quelques pays du Sud, en particulier, jouent de leur inflexibilité face à la menace terroriste, de leur rôle de bouclier contre des prises d’otages occidentaux, pour faire chanter les bailleurs de fonds et obtenir que les yeux se ferment sur des comportements qui commençaient à être répudiés et stigmatisés.

D’autres organisations font-elles le travail de Sherpa ailleurs dans le monde ? Quelles avancées à l’étranger pourraient donner des idées ?

William Bourdon - Sherpa est à bien des égards pionnière mais, heureusement, le flambeau est repris par d’autres. Un apprentissage mutuel nous permet de comparer différents systèmes juridiques. Dans le cas de préjudices subis par des victimes se trouvant à l’étranger et alors que les responsabilités sont fragmentées, on est contraint d’effectuer une sorte de « forum shopping » vertueux : on cible le territoire où une plainte aurait le plus de chance de prospérer. Ce type de choix demande une technicité et une interdisciplinarité qu’il faut du temps pour développer.

La priorité doit être le renforcement de la capacité d’action des juges et des sociétés civiles au Sud de la planète. Nous avons organisé des caravanes juridiques dans bien des pays d’Afrique francophone. Même s’il est difficile d’en quantifier les résultats, nous avons contribué à mieux outiller juridiquement des acteurs juridiques et des citoyens. Mais nous manquons de ressources pour assurer un suivi. L’universalisation de la justice ne saurait signifier sa confiscation par les juges du Nord. On ne peut pas délocaliser tous les malheurs de la planète devant les juges de Paris, Rome ou Francfort ! Pour cela, il faut casser la culture juridique de certains pays du Nord, qui regardent parfois avec mépris le droit fabriqué dans les pays du Sud. La condamnation exemplaire de Texaco par la justice équatorienne (un milliard de dollars d’amende), à la faveur d’une procédure de quinze ans et d’un jugement extrêmement motivé, est jugée contraire à l’ordre public, et donc inexécutable aux États-Unis, mais elle fait l’objet d’un début d’exécution par la justice canadienne. La route est encore longue sur le chemin de la mondialisation de la justice.

Propos recueillis par Jean Merckaert, le 14 avril 2016 à Paris.

 


Cf. Joseph Wilde-Ramsing, Virginia Sandjojo, Kris Genovese et Caitlin Daniel, « Remedy remains rare », OECD Watch, juin 2015, p. 19.

NDLR

Sherpa, Peuples Solidaires-ActionAid France et Indecosa CGT avaient porté plainte début 2013 pour des pratiques de travail forcé et de travail d’enfants dans les usines de Samsung en Chine [NDLR].

Dans l’affaire Nike contre Kasky, décision de la Cour suprême des États-Unis d’Amérique du 26 juin 2003.

Cf. l’article de Guillaume Delalieux, « Devoir de vigilance », Revue Projet, n° 352, juin 2016 [NDLR]. Adoptée deux fois à l’Assemblée nationale, dans des termes moins ambitieux que ceux proposés par les ONG, la proposition de loi effectue une dernière navette parlementaire.

Dans son arrêt du 9 novembre 2010, la Cour de Cassation a jugé Transparency International France recevable dans l’affaire des biens mal acquis (initiée par Sherpa sur le fondement d’un rapport du CCFD-Terre Solidaire). Le législateur a ensuite entériné la possibilité pour des associations anti-corruption de se porter civile dans des affaires de corruption. Auparavant, l’État en avait le monopole [NDLR].

Concernant l’arbitrage, voir dans ce dossier l’article d’Arnaud Zacharie.

Pour une description précise des différentes stratégies de manipulation qui ont cours dans le trading à haute fréquence et un aperçu de la faiblesse de la répression, cf. W. Bourdon, « Trading à haute fréquence et délits d’initiés », publié le 15 mai 2013 sur le blog de Paul Jorion.

L’expression est de Mireille Delmas-Marty [NDLR].

Cf. l’article de Valérie Cabanes dans ce numéro [NDLR]. Pour en savoir plus : Le Monde avec AP, « La justice condamne les Pays-Bas à réduire leurs gaz à effet de serre », LeMonde.fr, 24/05/2015.

26/07/2016

L'archipel terroriste

Une lueur :

« L’archipel « terroriste » tire sa force de son éparpillement, de sa mobilité, de son caractère protéiforme et opportuniste, mais dans le temps cela peut devenir sa faiblesse_. Comme tout archipel, il risque la dispersion, la fragmentation, l’érosion. Allez expliquer aux populations martyrisées par Daesh – et parfois administrées avec rigueur et habileté, toujours avec opportunisme affairiste et cruauté extrême – qu’à Mossoul on passe les homosexuels par les balcons, et qu’à Nice on les transforme en « soldat » du « califat » ! Qu’écouter de la musique, c’est sacrilège à Raqqa et nécessaire aux « soldats » pour préparer la propagande d’embrigadement des jeunes !

Toutes les idéologies finissent par se discréditer du fait que leurs plus chauds responsables n’agissent pas comme ils disent, et ne disent pas comme ils agissent. Inutile d’en appeler à la raison pour « dé-radicaliser » … Il faut montrer, et montrer encore les contradictions. Et ne pas oublier, comme disait Marx, qu’« être radical c’est prendre les choses à la racine ». Alors, soyons radicaux !! »

terrorisme'Marching Figures' c.1952
Francis Bacon

« Daesh nous empêche de voir que la question majeure est politique »

Pour le psychanalyste Roland Gori, les auteurs des récents attentats sont les monstres du néolibéralisme. Daesh, estime-t-il, est l’arbre qui cache une crise politique profonde et sans issue immédiate, et qu’il devra pourtant falloir régler pour éradiquer ce terrorisme.

Politis : Comment analysez-vous ce qu’il s’est passé à Nice la semaine dernière ?

Roland Gori : La prudence serait de dire qu’on ne sait pas. Que l’on a besoin de temps pour préciser les données à recueillir par des enquêtes, et de temps pour une analyse multidimensionnelle mobilisant la pensée. Nous avons besoin de temps pour penser ce qui nous arrive, et comment nous en sommes arrivés là. Nous avons besoin de comprendre ce qui rapproche chacun de ces meurtres de masse et ce qui les différencie les uns des autres.

Globalement, nous réagissons trop vite. Ce qui peut être justifié, en matière de protection, de sécurité ou d’assistance, ne l’est plus en termes d’information ou d’analyse. Or, les dispositifs d’information et d’analyse sont eux-mêmes atteints, corrompus par les dérives de la « société du spectacle », du « fait divers » qui permet la marchandisation des émotions et des concepts. Cela n’est pas acceptable moralement et politiquement car cela détruit aujourd’hui les bases sur lesquelles se fondent nos sociétés et participe à fabriquer les tragédies que nous traversons. C’est le fonds de commerce de nos ennemis et de leurs alliés objectifs, et de leurs comparses involontaires.

Quelle est la responsabilité des médias ?

Les médias ont une grande responsabilité dans cette affaire : ils participent à la « star académisation » de passages à l’acte criminel, pour certains immotivés – au sens quasi-psychiatrique du terme – réalisés par des personnalités plus ou moins pathologiques n’ayant aucun rapport personnel avec leurs victimes. Ce qui ne veut pas dire que tous ces meurtres relèvent de la même économie, que tous sont commis par des psychopathes ou des psychotiques. Certains sont authentiquement politiques, d’autres appartiennent au fanatisme « religieux », d’autres encore aux réseaux « mafieux » qui a fait du terrorisme l’occasion de nouvelles affaires rentables.

L’habillage idéologique ou religieux est plus ou moins décisif, déterminant selon les cas : entre les massacres de Charlie, ceux de l’hypercasher, ceux du Bataclan, de Nice ou l’agression des passagers d’un train en Bavière, les motivations ne sont pas les mêmes. Daesh « ramasse » tout, cela sert son entreprise de déstabilisation de l’Occident en frappant le « ventre mou » de l’Europe, en espérant ainsi favoriser les tensions intercommunautaires. C’est l’appel à la guerre civile lancé par Abu Musad Al Suri en 2005 : appel à la résistance islamiste mondiale mobilisant toutes les populations musulmanes afin de frapper les juifs, les occidentaux, les apostats, là où ils se trouvent.

À partir de ce moment-là, tout crime, tout meurtre qui pourrait être « marqué » par un signe d’appartenance communautaire, se voit recyclé comme « combustible » made in Daesh. Cela fait partie de la stratégie de ce groupe et de sa propagande. Nous risquons de valider leur campagne de terreur en donnant une unité et une consistance à des myriades d’actions plus ou moins inspirées par le terrorisme djihadiste.

En déclarant d’emblée que le tueur de Nice était relié à Daesh, François Hollande a donc commis une erreur ?

Les déclarations de François Hollande (et de sa suite), au moment de l’horreur niçoise, me sont apparues prématurées et dangereuses. Hollande pourrait tomber à pieds joints dans le piège tendu par Daesh : d’abord en relayant et en validant une propagande qui veut que tout meurtre de masse soit le fruit de l’embrigadement de l’organisation terroriste. La radicalisation d’une personnalité apparemment aussi trouble que celle du tueur de Nice, ses addictions et ses violences, sa bisexualité et son alcoolisme solubles en peu de temps dans le « radicalisme religieux » au service d’un « terrorisme de proximité », me laissent perplexe.

Ensuite, en annonçant que les frappes sur le terrain extérieur allaient redoubler, Hollande donne du grain à moudre à tous ceux qui veulent se venger de l’arrogance occidentale, des pratiques de maintien de l’ordre des anciens colonisateurs. Il valide le discours de propagande des salafistes qui ont suivi la voie du djihad. Qu’un président soit, en son âme et conscience politiques, appelé à ordonner des opérations militaires, pourquoi pas… Il devra rendre des comptes de sa décision au parlement et au peuple. Mais, qu’il l’annonce comme cela, dans un effet d’annonce en réaction aux crimes de masse, ça ne me semble ni politique, ni productif.

Qu’avez-vous pensé de la réaction des (autres) politiques ?

Il est normal qu’en tant que victime, parent de victime, vox populi, nous soyons submergés par la haine, le désir de vengeance, la douleur et la violence d’une tristesse infinie qui nous donne des envies de meurtres et de vengeances. C’est autre chose que les politiques aillent dans ce sens de l’émotion immédiate.

Tous les politiques, et les déclarations de l’opposition, à quelques exceptions près, ne se sont pas davantage montrés à la hauteur. Les morts, les victimes et leurs familles, méritaient mieux. C’est encore auprès du peuple, de ceux qui ont été là, anonymes, discrets, humains, qu’ils ont trouvé le langage, la présence, l’amour dont ils avaient besoin. La star académisation des criminels (je suis d’accord avec la proposition de mon collègue et ami, Fethi Benslama, dans Le Monde, d’« anonymiser » davantage les auteurs des meurtres de masse, ou du moins d’éviter de les rendre « célèbres ») et toutes les manifestations spectaculaires sont déplacées. Elles vont dans le sens de l’ennemi, si ennemi il y a derrière chacun de ses meurtres.

Alors, soyons prudent : Daesh essaiera de récupérer tout meurtre qui participerait, à plus ou moins grande distance, à son projet et nourrit sa propagande, ceux qu’il a organisés, ceux qu’il a inspirés… et les autres. Ne lui servons pas la soupe. `

Il me vient aussi une analogie que je vous livre : au cours de la schizophrénie, il y a l’apparition, parfois, d’un délire, celui de la « machine à influencer ». C’est-à-dire la conviction délirante chez le patient que ce qui se passe dans son corps (sensations, éruptions, douleurs, érections…) est « fabriqué » par une machine que manipulent des persécuteurs pour le faire souffrir. L’émergence de ce type de délire s’est souvent enrichi des découvertes technologiques, et leur sont parfois contemporaines. Dans ce cas-là, va-t-on accuser la machine ou la maladie mentale ?

L’idéologie est bien souvent une « machinerie » qui permet à beaucoup de monde de « fonctionner », et de combler le vide de l’existence. Il ne suffit pas de supprimer les « machines » pour faire disparaître l’usage que nous en faisons. Mais il y a des machines plus dangereuses que d’autres, c’est celles dont nous devons nous préoccuper en priorité pour savoir quels besoins les ont fait naître, et pourquoi c’est aujourd’hui qu’elles trouvent un « personnel » pour les faire tourner.

Alors que faire ?

Traiter politiquement le problème, et pas en réagissant immédiatement à l’émotion. En allant dans la direction de l’émotion, de la vox populi, Hollande signe la démission du politique, et ça, c’est très grave. La politique, ce n’est pas suivre les vagues de l’opinion publique terrorisée, mais les éclairer, les aider à penser ces tragédies.

Pour cela, il faut laisser le temps de l’enquête et essayer de comprendre ce qui nous arrive. Même si Daesh revendique les attentats – à Nice ou encore en Bavière, avec ce garçon de 17 ans qui a agressé des gens dans un train avec une hache –, rien n’exclut que cela ne soit pas une revendication opportuniste. Daesh a tout intérêt à « ramasser » tous les crimes où peuvent exister, même a minima, des tensions intercommunautaires puisque cette lutte djihadiste d’un genre nouveau fait l’éloge d’une espèce de guerre civile à l’intérieur de l’Occident, et en particulier en Europe. C’est son fonds de commerce.

Daesh utilise les armes de l’adversaire : les médias, les vidéos, les sites des jeunes… C’est sa force, mais aussi sa faiblesse, puisque cela va conduire les terroristes à revendiquer des actes venant de personnalités peu « orthodoxes » et qui vont donc agir en contradiction avec les valeurs portées.

L’archipel « terroriste » tire sa force de son éparpillement, de sa mobilité, de son caractère protéiforme et opportuniste, mais dans le temps cela peut devenir sa faiblesse_. Comme tout archipel, il risque la dispersion, la fragmentation, l’érosion. Allez expliquer aux populations martyrisées par Daesh – et parfois administrées avec rigueur et habileté, toujours avec opportunisme affairiste et cruauté extrême – qu’à Mossoul on passe les homosexuels par les balcons, et qu’à Nice on les transforme en « _soldat » du « califat » ! Qu’écouter de la musique, c’est sacrilège à Raqqa et nécessaire aux « soldats » pour préparer la propagande d’embrigadement des jeunes !

Toutes les idéologies finissent par se discréditer du fait que leurs plus chauds responsables n’agissent pas comme ils disent, et ne disent pas comme ils agissent. Inutile d’en appeler à la raison pour « dé-radicaliser » (j’ai horreur de ce mot, faux-ami s’il en est !) … Il faut montrer, et montrer encore les contradictions. Et ne pas oublier, comme disait Marx, qu’« être radical c’est prendre les choses à la racine ». Alors, soyons radicaux !!

Vous avez parlé de « théofascisme » pour désigner Daesh, que voulez-vous dire par là ?

C’est la thèse que je défends avec force : je crois que les théofascismes sont les monstres que nous avons fabriqués. Notre modèle de civilisation est aujourd’hui en panne. La bonne nouvelle, c’est que la vision néolibérale de l’humain est agonisante, moralement ruinée, qu’elle n’est plus crédible. La mauvaise nouvelle, c’est que son agonie dure. C’est la définition que Gramsci donnait de la « crise » : « c’est quand le vieux monde est en train de mourir, et que le nouveau monde tarde à naitre. Dans ce clair-obscur, naissent les monstres ». Nous y sommes.

L’idéologie néolibérale d’un homme « entrepreneurial » universel, guidé par sa raison technique et son intérêt économique, régulé par le marché et le droit occidental mondialisé, ne fait plus recette auprès des masses. Ce vieux monde les a appauvries et les fait souffrir tous les jours davantage. Ce néolibéralisme ne se maintient que par les structures institutionnelles de pouvoir, que par les affaires interconnectées de manière systémique, par les politiques des gouvernements acquis à cette cause. Mais les peuples n’en veulent plus.

Comme à la fin du XIXe siècle, comme dans l’entre-deux-guerres, aujourd’hui renaissent des « mouvements » de masse, nationalistes, populistes, racistes… qui cherchent désespérément une alternative au monde « libéral-universel des droits de l’homme-du progrès-de la raison » de cette « religion du marché » aux rites de laquelle on soumet les citoyens et les peuples. Mais ils n’en veulent plus.

Nous sommes gouvernés aujourd’hui, comme le disait Camus, par des machines et des fantômes. Dans ce clair-obscur, surgissent toutes les angoisses. Angoisses du chaos, de l’anéantissement réciproque, des incendies universels. Surgissent toutes les misères aussi, économiques, symboliques, du déclassement, de l’invisibilité. Enfin, toutes les passions enfantées par la haine et la peur. Là où Hollande a raison, c’est qu’il y a un risque de dislocation. Pas seulement de la société française, mais de plusieurs régions du monde, et en particulier de l’Europe. C’est de ces failles, sismiques, qu’émergent Daesh, les populismes, les racismes, le FN et consorts…

Vous les mettez tous sur le même plan ?

On voit émerger des mouvements violents, habillés de religion ou de marqueurs communautaires ou ethniques, qui captent la colère et le désespoir des masses face à cette crise de gestion néolibérale du monde. C’est, à la fois, une crise des pratiques néolibérales qui vivent sur une économie subprime, et des valeurs désormais en chute libre d’un capitalisme heureux. Les gens ne sont plus « croyants » de cette « religion de marché », et on leur demande de demeurer « pratiquants », et d’accepter de souffrir l’austérité pour mériter le paradis promis par la technocratie. Résultat : vous avez le Brexit, dont ceux-là mêmes qui l’ont promu, ne savent plus quoi faire !

J’ai souvent dit que cette émergence des théofascismes pouvait ressembler à ce qui avait pu se passer à la fin du XIXe siècle et au milieu des années 1920-1930, avec l’émergence des fascismes, du nazisme, des totalitarismes, lorsque, face à la crise des valeurs et des pratiques libérales, les masses se sont trouvées confrontées à une situation politique sans solution politique possible.

À ce moment-là aussi, face aux masses désœuvrées et esseulées, des mouvements de masse ont émergé, portés par des minorités audacieuses, violentes, organisées, capables, au nom du nationalisme, du racisme, des valeurs populistes les plus débridées, de contrôler et d’encadrer des individus déboussolés, des individus de masse. Dans ce qu’Hannah Arendt nomme le « désert », tout ce qui pouvait relier les humains entre eux - la religion, la politique, la culture, l’amitié -, se voyait menacé par les crises, économiques et symboliques.

Dans ce vide, différent et relatif selon les époques, bien sûr, l’angoisse de l’avenir et du devenir conduisait à chercher des repères et des identifications fusionnelles aux camarades des partis que les appareils organisaient de manière habile et drastique. Ces révolutions conservatrices sont nées des contradictions entre les belles idées libérales issues des Lumières (croyance dans la raison critique et le progrès, émancipation par le commerce, réduction de la misère par la technique et l’industrie…) et les pratiques des gouvernements « libéraux » bourgeois (les inégalités sociales, l’inféodation au commerce, le chômage de masse, la désaffiliation des individus de leurs liens familiaux…).

On l'a vu de manière éclatante avec l'ère Sarkozy !

La logique sécuritaire néolibérale portée notamment par Nicolas Sarkozy – qui a beau jeu désormais de trouver à redire sur la politique de sécurité actuelle ! – a elle-même cassé les effectifs de sécurité (gendarmerie, armée, police). Voilà des larmes de crocodile de nos conservateurs qui ont exigé la casse des services publics qui assuraient, en réalité, la sécurité autrement que de manière sécuritaire.

En maintenant et en fabriquant le lien social, ce lien qui produit un sentiment de sécurité très important – on voit bien comment en jouant sur les émotions, la peur, on risque de faire basculer la démocratie vers n’importe quel ordre autoritaire et totalitaire – on produit une sécurité réelle. À partir du moment où les gens sont ensemble, sont bien soignés, sont éduqués, sont accueillis, bref où on les aide à vivre ensemble par les services publics, il y a un terreau de la sécurité que le paradigme de la logique d'austérité et du modèle de l’homme économique ont détruit toutes ces dernières années.

Il faudra aussi faire ce bilan, et savoir combien de vies gâchées a pu produire cette austérité dont les Européens ne veulent plus. À s’obstiner dans cette technocratie qui place les citoyens et les peuples sous curatelle technico-financière, les politiques jouent la politique du pire, celle de Daesh, comme celle des extrêmes droites, et finiront par être eux-mêmes emportés par les monstres qu’ils ont créés.

Une piste de résolution serait donc de changer le système économico-politique ?

Oui, sauf qu’il n’y a pas de résolution immédiate. On n’a pas de kit pour changer de civilisation. Là encore, nous cherchons toujours trop vite des solutions face à des problèmes multidimensionnels qui ont une temporalité complexe. Il faut envisager des mesures avec des temporalités différenciées : peut-être que les mesures sécuritaires sont nécessaires, je ne sais pas, je ne prendrai jamais le risque de les dire inutiles simplement par choix idéologique.

La situation est grave, beaucoup plus qu’on ne le dit. Mais je suis sûr d’une chose, c’est que ces mesures de surveillance sont insuffisantes. Cela ne suffira pas, si ces mesures ne sont pas accompagnées d’autre chose, de mesures authentiquement politiques, sociales et culturelles_._ À demeurer au seul niveau de la veille et de la protection sécuritaires, nous finirions par tomber dans le piège de notre ennemi en changeant insidieusement de civilisation et de manières de vivre.

Et puis il ne faut pas que Daesh nous cache les autres périls : la montée du FN, la tentation des extrêmes, le repli frileux sur nous-même. Et que le problème Daesh nous empêche de voir que la question majeure, c’est que nous n’arrivons pas à trouver d’alternative politique qui nous permette de transformer les frustrations et les colères des citoyens en force politique.

La gauche en est-elle aujourd’hui capable ?

Pour l’instant non. Elle n’est pas capable d’offrir un projet politique crédible à des masses en colère et désespérées. A nouveau, nous nous trouvons devant une crise politique que paradoxalement nos institutions et nos politiques se refusent à traiter par des mesures politiques, qu’elles abordent comme des problèmes techniques sans changer de logiciel. Résultat des courses : en empêchant le traitement politique d’une crise politique, on précipite le peuple dans les bras de tous ceux qui ressemblent à du politique parce qu’ils sont anti-système !

Comparaison n’est pas raison, mais cette situation ressemble à s’y méprendre à ce que Simone Weil décrivait de la situation en Allemagne en 1932-33. Les masses vont chercher ailleurs que dans les partis traditionnels des démocraties libérales des points d’appui pour s’extraire de leur désespoir. Que ce soit dans la notion de communauté religieuse ou ethnique ou autre, la renaissance politique de ces notions s’explique par les failles du système qui conduiront, à terme, à sa dislocation.

La question du politique nous revient donc paradoxalement par le religieux…

Oui, alors même qu’à certaines périodes de notre histoire, il en était le repoussoir. C’est sur les ruines des nationalismes du monde arabo-musulman que renaissent les islamismes politiques et terroristes qu’il ne faut surtout pas confondre et amalgamer. Il y a tout un travail généalogique et archéologique à faire de ce côté-là, dont je précise, une fois encore, qu’il ne saurait épuiser les racines des terrorismes actuels.

Mais, ce qui me paraît intéressant, c’est de remarquer que, faute d’idéologies politiques identifiables_, le motif religieux fait l’affaire pour nombre de propagandes « _par l’acte », comme on le disait naguère des anarchistes. Les idéologies avaient eu tendance à remplacer les religions, aujourd’hui les motifs religieux tendent à recouvrir des idéologies. Mais les pratiques tendent à se maintenir, c’est toujours violence contre conscience, humanisme contre barbarie, Lumières contre ténèbres… mais, le clair-obscur brouille les pistes. On cherche désespérément le soleil !

Notre travail consiste donc à démasquer la question politique qui se cache derrière le religieux, le communautaire. Et ensuite, s’en saisir à bras-le-corps. Ce qui veut dire qu’il faut signer l’acte de décès du néolibéralisme, en urgence, en état d’urgence. Qu’il faut absolument, par exemple, reconsidérer la fonction sociale de l’art comme du soin ou de l’éducation ou de la justice, et la fonction politique de la culture et de l’information. Il y a eu le « pacte de stabilité », puis « l_e pacte de sécurité_ », il faut aujourd’hui « le pacte d’humanité », et à la manière de Zweig approcher la liberté moins comme une habitude que comme « un bien sacré ».

Concrètement, cela implique, par exemple, de favoriser la « fraternité européenne » en cassant la technocratie de Bruxelles et ses traités qui mettent les peuples en concurrence et en servitude. Il faut une « désintoxication morale de l’Europe » disait Zweig. Au risque de désespérer les peuples qui la composent. Si nos gouvernements ne sont pas capables de mettre un terme à cette technocratie, on verra monter l’extrême droite en Europe, et les théocraties ailleurs dans le monde.

Comment cela se fait-il que les politiques soient si inopérants ?

Aujourd’hui, le politique a déserté la spécificité de son champ. Hier, il l’a fait au profit de la religion du marché. Aujourd’hui, il le fait au profit d’une société du spectacle. Les hommes politiques essaient de vendre dans leurs discours des produits qui leur permettent d’acquérir un maximum de parts de marché de l’opinion publique. Faisant cela, ils aggravent la crise. Ils ne sont pas crédibles. Ils « gèrent » les opinions et maintiennent, sans les contrebalancer, les pouvoirs des oligarques de l’économie.

Après l’émotion terrible de cette semaine, comment voulez-vous que nous puissions croire autant le gouvernement que son opposition ? Il nous manque une parole politique, authentique, qui puisse faire un projet alternatif à la myriade de mouvements autoritaires, extrémistes, terroristes. Bref, il manque une parole politique consistante qui puisse contrer la propagande des monstres nés de la crise. Il nous faut un discours vrai, le feu sacré du politique, qui enthousiasme et donne envie de se battre autant que de rêver, de s’aimer autant que de s’opposer sans se détruire.

Et sinon ?

La suite a déjà eu lieu : on a déjà vu dans l’histoire, à la fin du XIXe siècle, entre 1885 et 1914, l’émergence de mouvements nationalistes, populistes, antisémites en France et en Europe. Ils poussaient sur le reflux des valeurs des Lumières, du progrès, du rationalisme. Le déclin de ces valeurs du libéralisme philosophique favorise l’émergence de monstres politiques, comme le fascisme et le nazisme.

La philosophe Simone Weil explique qu’en 1932-33, l’Allemagne s’est trouvée face à une crise politique terrible, et qu’on a interdit aux gens de résoudre cette crise. Aujourd’hui, c’est moins l’interdiction que l’empêchement. La censure est indirecte, insidieuse, mais elle existe : nos logiciels inhibent la capacité politique d’inventer des alternatives. Dans les années 1930, l’alternative monstrueuse politique a été Hitler et les fascismes… Aujourd’hui, on a quelque chose d’analogue avec Daesh : une propagande incohérente, un « attrape-tout » idéologique, des sentiments confus, une rhapsodie qui joue sur toutes les partitions de frustration et de mécontentement.

Peut-on vraiment faire l'analogie entre Hitler et Daesh ?

Ce qu’a fait Hitler, en encadrant les masses, en leur donnant des boucs émissaires face à leurs sentiments de colère et d’humiliation, c’est de leur donner des raisons fallacieuses de vivre et de mourir pour des illusions de pacotille. Il n’empêche que des forces, même minoritaires, surgies des ténèbres, peuvent apporter la violence et l’anéantissement. Aucune, ou presque, des mesures sociales promises par les nazis, n’ont été tenues, le régime de propriété et les oligarchies industrielles et financières se sont maintenues et accrues. Les classes sociales qui avaient cru éviter le déclin, ont été cocufiées. Il y a eu des millions de morts, une nouvelle industrie de la terreur qui a rendu plus que jamais l’humain superflu et obsolescent, matière première des techniques de production. Après la guerre, un vent humaniste a soufflé. Il est retombé. Aujourd’hui, de nouveau on entend la colère et le désespoir des opprimés. On finira par éteindre le soleil et les étoiles parce qu’ils ne nous versent pas de dividendes, aimait à rappeler mon ami Bernard Maris, en citant John Keynes. Jusqu’à quand laisserons-nous faire ?

George GROSZ, Pandemonium, 1914
George GROSZ. Pandemonium, 1914

Sur quoi peut-on se fonder pour envisager une autre politique ?

Cela ne peut se fonder que sur la réinvention de l’humanisme. Une posture éthico-politique, qui vise à faire « l’ontologie du présent », comme le dit Michel Foucault, pour essayer de voir ce qui, dans ce présent, brille comme un danger que l’histoire peut éclairer. C’est ce défi de la modernité que nous avons à relever : replacer l’humain au centre, de manière concrète, particulière, pas de manière universelle, réduit à la monotonie, pas de manière homogénéisée.

Il faut relire aujourd’hui Stefan Zweig, notamment son livre sur Le Brésil, terre d’avenir, où il explique comment la création d’une culture peut naître de la créolisation de l’ensemble des particularités culturelles qui la composent. C’est l’hétérogène qui rend fort. La création d’une véritable identité culturelle passe par le creuset d’une culture qui fait fondre ensemble - par des alliages subtils -, bien des composants humains.

Le politique, c’est à cette pluralité qu’il a à se confronter, pas parce qu’il en a besoin comme « forces de travail » à exploiter, mais parce que c’est ainsi que se crée un peuple_,_ sa force et son histoire. Il faut faire passer le message de la désintoxication morale de l’Europe, qui doit passer par la République des Lettres, par la fraternité des cultures, des échanges, des expériences sensibles.

Zweig dit qu’on devrait enseigner à chaque nation son histoire, moins celle de ses conflits avec les autres nations, mais bien plutôt ce que chacune d’entre elles doit aux autres pour être aujourd’hui ce qu’elle est. Il s’agirait moins d’enseigner nos victoires et nos défaites, que nos dettes aux autres cultures. C’est en nous appropriant à notre manière singulière ce que les autres nous ont apporté que nous nous sommes créés, que nous avons, comme l’écrivait Camus, «donné une forme à notre destin ».

par Pauline Graulle
publié le 21 juillet 2016 in Politis

Roland Gori est psychanalyste et professeur émérite de psycho-pathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille. En janvier 2009, il a initié l’Appel des appels – une coordination de mouvements issus des secteurs du soin, de la recherche, de l’éducation, du travail social, de la culture… - dont le but est de fédérer une multitude d’acteurs critiquant l’idéologie néolibérale et ses conséquences sur les services publics notamment.

Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence : L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Paris, Mille et Une Nuits-Fayard, 2009 ; La Fabrique des imposteurs, Les Liens qui Libèrent, 2013 ; et, plus récemment, L’Individu ingouvernable, Les Liens qui Libèrent, 2015.

18/07/2016

Fin de cycle pour la social-démocratie

Pour la république sociale

(Ne pas confondre avec Pour la République sociale (PRS), ancienne association politique française d'éducation populaire fondée en mai 2004, ayant vocation à replacer les valeurs républicaines au cœur de l'union des gauches. Autrefois présidée par Jean-Luc Mélenchon, elle s'est dissoute dans le Parti de gauche (PG) lors de sa création le .)

pour la république sociale

George Grosz, John Heartfield, Le Petit Bourgeois Heartfield devenu fou.
Original exposé à la Dada-Messe, Berlin, 1920.

 

Extrait d'un billet de Frédéric Lordon in Le Monde Diplomatique - mars 2016

"(...)

Le cadavre que, contre toute raison, ses propres nécessiteux s’efforcent de prolonger, c’est celui de la « social-démocratie », entrée, en France comme ailleurs dans le monde, dans sa phase de décomposition terminale. Pour avoir une idée du degré d’aveuglement où conduit parfois l’acharnement thérapeutique, il suffit de se figurer qu’aux yeux mêmes de ces infirmiers du désespoir, « toute la gauche » est une catégorie qui s’étend sans problème de Jean-Luc Mélenchon à Emmanuel Macron — mais ce gouvernement ne s’est-il pas encore donné suffisamment de peine pour que nul n’ignore plus qu’il est de droite, et que, en bonne logique, une « primaire de gauche » ne saurait concerner aucun de ses membres ni de ses soutiens ?

En politique, les morts-vivants ont pour principe de survie l’inertie propre aux institutions établies et l’ossification des intérêts matériels. Le parti de droite socialiste, vidé de toute substance, ne tient plus que par ses murs — mais jusqu’à quand ? Aiguillonnée par de semblables intérêts, la gauche des boutiques, qui, à chaque occasion électorale, se fait prendre en photo sur le même pas de porte, car il faut bien préserver les droits du fricot — splendides images de Pierre Laurent et Emmanuelle Cosse encadrant Claude Bartolone aux régionales —, n’a même plus le réflexe élémentaire de survie qui lui ferait apercevoir qu’elle est en train de se laisser gagner par la pourriture d’une époque finissante. Il n’y a plus rien à faire de ce champ de ruines, ni des institutions qui en empêchent la liquidation — et pas davantage de la guirlande des « primaires » qui pense faire oublier les gravats en y ajoutant une touche de décoration.

La seule chose dont nous pouvons être sûrs, c’est qu’aucune alternative réelle ne peut naître du jeu ordinaire des institutions de la Ve République et des organisations qui y flottent entre deux eaux le ventre à l’air. Cet ordre finissant, il va falloir lui passer sur le corps. Comme l’ont abondamment montré tous les mouvements de place et d’occupation, la réappropriation politique et les parlementarismes actuels sont dans un rapport d’antinomie radicale : la première n’a de chance que par la déposition des seconds, institutions dont il est désormais établi qu’elles sont faites pour que surtout rien n’arrive — ce « rien » auquel la « primaire de gauche » est si passionnément vouée.

(...)"

Frédéric Lordon

Économiste et philosophe. Dernier ouvrage paru : Imperium. Structures et affects des corps politiques, La Fabrique, Paris
 
Voir aussi :

05/07/2016

Deuxième droite

PS ..., « une droite authentique et pas seulement une gauche en toc ».
Du coup, la première droite n'aura plus le choix, en aurait-elle envie, et versera dans la surenchère.

Jean-Pierre Garnier, Louis Janover, La deuxième droite, Marseille, Éditions Agone, coll. « Contre-feux », 2013, 316 p., 1ère ed. 1986, préf. É. Sevault, T. Discepolo, ISBN : 9782748901856.

deuxieme droite, gauche en toc

Sarkozy en rêvait, Hollande l’a fait
Bilan de la deuxième droite à mi-parcours (1)

Sur le front économique, avec ses retombées « sociales », ce n’est pas un « recul », comme le déplorent des « observateurs » dont les intentions sont aussi bonnes que la vue est courte, mais une offensive néo-libérale tous azimuts qui vient renforcer, depuis les hautes sphères étatiques, celle que mène la bourgeoisie transnationale depuis les années 1970.

Dès novembre 2012, un « pacte de compétitivité » avait été mis sur orbite, que François Hollande plaçait sans rire sous le signe d’un « socialisme de l’offre » alors qu’il s’agissait d’un pacte avec le capital aux dépens des travailleurs à qui l’on n’offrira que de nouvelles amputations à leur pouvoir d’achat. En guise de justification, ils auront droit à une trilogie, qui va leur être resservie tout au long des mois suivants : résorption de la dette, diminution des dépenses publiques et restriction budgétaire. Sauf pour les entrepreneurs, qui vont bénéficier de « cadeaux » en tous genres, à faire rituellement pousser des cris d’orfraies à la CGT, aux journalistes de L’Humanité et au leader du Parti de gauche. L’argumentation est toujours la même : il faut d’abord « relancer l’économie ». Pour ce qui est de la redistribution, on verra plus tard. C’est-à-dire aux calendes grecques.

En septembre 2013, François Hollande inaugure son septennat en faisant ratifier le traité européen de discipline budgétaire puis la loi organique mettant en œuvre l’inique « règle d’or » de retour à l’équilibre des finances publiques, qu’il avait longtemps vitupérée, en croyant tempérer cette capitulation par un additif dérisoire sur la « croissance ». En janvier 2013, un accord national interprofessionnel (ANI), dit de « sécurisation de l’emploi », est signé par les syndicats patronaux et trois syndicats minoritaires de salariés, que le gouvernement, appuyé par son parti godillot mais aussi par les parlementaires de l’UMP et du Modem, s’efforcera tout au long de l’année de transposer en loi. Un « compromis historique » à la mode « hollandaise » qui avait pour but, en réalité, de « flexibiliser le marché du travail » au profit des entreprises et, plus largement, de parachever la mise en pièces du droit du travail.

L’année 2014 a démarré sur les chapeaux de roue en matière d’austérité avec le « pacte de responsabilité », qui réduit une nouvelle fois les charges pesant sur les entreprises.  D’ici 2017, 30 milliards d’euros par an seront alloués à la baisse du « coût du travail », en incluant les 20 milliards déjà accordés dans le cadre du crédit d’impôt compétitivité emploi (Cice). Un pacte accueilli d’autant plus favorablement par le Medef que celui-ci en était l’inspirateur. De fait, cette nouvelle baisse des charges, associée à la hausse de la TVA appliquée au 1er janvier 2014, sert de substitut à une dévaluation, rendue impossible par l’euro. François Hollande met ainsi en branle la « TVA sociale » que Nicolas Sarkozy proposait en 2007 mais qu’il n’avait pas voulu ou osé mettre en œuvre durant son quinquennat.

À ce bilan provisoire de la gauche de gouvernement, globalement positif pour le capital, on pourrait évidemment ajouter les privatisations, dans la lignée du gouvernement de Lionel Jospin qui, aidé du ministre de l’Économie et des finances Dominique Strauss-Kahn, avait battu tous ceux de droite dans ce domaine. Mentionnons, au crédit ou au débit du tandem Hollande-Ayrault et de leurs compères « socialistes », quelques privatisations partielles : la cession en deux fois d’environ 8 % du capital de Safran, de 3,66 % du capital d’EADS, de 9,5 % du capital d’Aéroport de Paris puis, la dernière en date officiellement répertoriée, de 1 % du capital d’Airbus Group (anciennement EADS). On peut aussi aussi évoquer la déclaration de Arnaud de Montebourg en avril 2013 en faveur d’une diminution la participation de l’État dans certaines entreprises, sans les nommer, telles EDF et GDF-Suez. Une intention publiquement relayée par Jean-Marc Ayrault un mois plus tard.

On objectera peut-être que le résultat est assez maigre comparé aux prouesses de Jospin et de DSK. Mais ceux-ci étaient d’autant plus difficiles à concurrencer qu’il ne restait pas grand chose à grignoter en 2012 pour le secteur privé. Encore qu’il ne faille pas oublier la privatisation rampante des services publics qui, elle, continue d’aller bon train. De la Poste à la SNCF « modernisées » aux hôpitaux « rationalisés » et à la « Sécu » semi privatisée de facto par la généralisation obligatoire de la complémentaire de santé pour tous les salariés ; en passant par l’Université, où la loi Fioraso, dans le prolongement de la LRU, vise à créer un véritable marché concurrentiel de l’enseignement supérieur et à en faire un sous-traitant de la recherche et du développement des entreprises privés, tout en fournissant au patronat local, par la généralisation de l’alternance, une main-d’œuvre docile et à bas coût. Ainsi Hollande et ses séides n’ont-ils pas ménagé leur peine pour continuer à transformer les usagers des services publics en « clients ».

« J’ai toujours soutenu l’approche de François Hollande sur toutes les question économiques et sociales car c’est une approche de dialogue, de concertation réelle », se félicitera Laurence Parisot en juin 2013 au moment où le gouvernement s’apprêtait à faire reculer l’âge de la retraite et allonger la durée des cotisations ; « réforme » devant laquelle Sarkozy avait reculé par crainte de voir les salariés descendre une nouvelle fois dans la rue, encore plus nombreux et plus « remontés ». L’ancienne présidente du MEDEF avait effectivement de quoi se réjouir. Reste à savoir si les réjouissances dont la deuxième droite ne cesse de régaler le patronat depuis son retour au pouvoir pourront durer éternellement.

À force de voguer toutes voiles dehors sur « les eaux glacées du calcul égoïste » (comme aurait dit Marx), celui de l’actionnariat mondial en l’occurrence, le « capitaine de pédalo » pourrait bien finir un jour par entrer dans la « zone des tempêtes » promises par Jean-Luc Mélenchon. À la longue, en effet, le durcissement continuel des conditions de vie des travailleurs et des chômeurs, auxquels on peut ajouter la situation d’une jeunesse sans avenir et de retraités désespérés, risque de provoquer de plus en plus de remous. Exaspérées par la collusion avec les capitalistes de ce qu’il faut bien appeler une « deuxième droite », lassées par des grèves et des manifestations à répétition et sans résultats, une partie des classes populaires pourraient en venir à choisir la voie de l’illégalisme pour exprimer leur refus et même entrer en résistance. En se mettant à bloquer les rues, à lancer des projectiles sur la police, à encercler et occuper des édifices officiels ou à en brûler d’autres pour se faire entendre des autorités restées sourdes à leurs protestations et revendications pacifiques.

D’où une question : la montée probable de la défiance voire de l’hostilité populaires vis-à-vis des « élites » au pouvoir peut-elle déboucher sur l’ouverture d’une période pré-insurrectionnelle ? Sans doute est-ce là, de la part de ce qui reste de la gauche progressiste, prendre ses désirs pour la réalité. Il semble toutefois que les gouvernants actuels, chargés, comme le veut la mission « régalienne » de l’État, toutes couleurs politiciennes confondues, de préserver l’« ordre public », autrement dit l’ordre social, n’écartent pas non plus cette hypothèse. Incarnée par le locataire actuel de la place Beauvau, la politique menée sur le front intérieur fait, en tout cas, encore monter d’un cran la criminalisation à laquelle recouraient ses prédécesseurs à l’égard des plus faibles ou des plus récalcitrants.

L’hystérie répressive de Manuel Valls, tout d’abord, vaut largement celle de Nicolas Sarkozy quand il occupait la même fonction. Et pour la même raison : jouer la carte sécuritaire pour accéder à la charge supême. Mais, au-delà ou en-deçà des ambitions personnelles, c’est la mise en place d’un État où l’exception, en matière de répression, tend à devenir la règle, que la deuxième droite poursuit avec une ardeur que pourrait lui envier la première.

Passons rapidement sur les expulsions de sans-papier, de Roms ou de squatteurs. Le palmarès de Manuel Valls, à cet égard, mais aussi de certains maires de la fausse gauche, Front de gauche compris, vaut largement celui de Brice Hortefeux ou de Claude Guéant et des maires de la vraie droite. Et les discours de légitimation à connotations ouvertement racistes accompagnant ce nettoyage socio-ethnique aussi. Qu’on se souvienne, l’exemple venant des sommets de l’État, de Manuel Valls déambulant entre les étalages d’une brocante populaire dans sa commune d’Évry pour déplorer « l’image que ça donne de la ville »  renvoyant aux marchands et aux clients d’origine africaine ou maghrébine. Et le ministre de l’Intérieur de suggérer, dans la foulée, sur le mode de la plaisanterie, qu’on y mette, pour améliorer cette image, « plus de blancs, de white, de blancos ». Ou le même expliquant que les Roms « ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation», et qui donc « ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie ». Des propos qui lui valurent une plainte du MRAP pour incitation à la haine raciale, classée sans suite, comme il faillait s’y attendre.

Aujourd’hui comme hier, cependant, l’ennemi principal demeure, pour le moment, le « racailleux de cité ». Comme de coutume, la deuxième droite se devait de surenchérir sur la première quant aux moyens de le neutraliser. À peine constitué, le gouvernement de Jean-Marc Ayrault annonçait durant l’été 2012 la création de « zones de sécurité prioritaire » (ZSP), territoires recouvrant les territoires urbains jugés les plus « sensibles », qui « bénéficieront » à ce titre d’un quadrillage renforcé par des gendarmes ou des policiers supplémentaires. En novembre de la même année, Manuel Valls en rajoutait une louche avec l’ajout de 49 nouvelles ZSP. Et pour terminer l’année 2013 en beauté, ce sont 19 autres qui viendront le 11 décembre compléter le lot.

Imputer au seul Manuel Valls cette pulsion sécuritaire serait néanmoins à la fois injuste et erroné. Il est parfaitement représentatif de la mentalité des caciques du PS confrontés aux désordres générés par leur propre soumission au nouvel ordre néolibéral. Ainsi les candidats « socialistes » à la succession de Jean-Claude Gaudin à la tête de la municipalité profiteront-ils de la campagne des primaires au sein du parti, en septembre 2013, pour montrer qu’en matière de « sûreté urbaine » ils n’avaient pas de leçons à recevoir de l’UMP et encore moins du FN. La sénatrice PS Samia Ghali « élue des quartiers Nord (mal famés) mais résidant dans les quartier Sud (très huppés) » avait déjà défrayé la chronique marseillaise en réclamant l’intervention de l’armée dans les cités. Le 12 septembre 2013, lors d’un débat télévisé sur France 3, Eugène Caselli, président « socialiste » de Marseille Provence métropole (élu avec les voix de la droite), demandera à Manuel Valls de placer la totalité de Marseille en ZSP. Le même proposera quelques jours plus tard de faire survoler et surveiller les quartiers Nord par des drones pour mettre un frein, à défaut d’y mettre fin, au lucratif mais meurtrier trafic de stupéfiants : « Je demande à l’État de faire de Marseille un véritable laboratoire contre le crime, un laboratoire avec de nouveaux moyens technologiques. Maintenant, on a des drones, et on va s’en servir. » Très en retard sur ses concurrents dans les derniers sondages, il remettra peu après le couvert dans La Provence : « C’est tout à fait sérieux et d’ailleurs, ça se fait à Mexico. »

Bien que gardé à vue quelque temps auparavant dans un dossier de marchés publics, ce notable assénait : « Pas de mansuétude pour les délinquants ! » Comme Samia Ghali, il a grandi dans l’ombre d’un autre partisan de l’utilisation des drones : Jean-Noël Guerini, parrain du PS local, mis en examen pour prise illégale d’intérêts, trafic d’influence et association de malfaiteurs mais toujours président de Conseil général des Bouches-du-Rhône, qui serait en train de « réfléchir à la mise en place de moyens aériens de surveillance, avions ou drones ». Une idée appuyée également par d’autres ténors du PS marseillais, dont Patrick Menucci, qui se voit déjà trônant à la mairie. La mafia « socialiste », en somme, pour lutter contre le crime ! Marseille, il est vrai, en a vu d’autres.

Autre innovation dans le genre militaro-policier, mais sur terre cette fois-ci, qu’on doit à la deuxième droite revenue au pouvoir, l’« opération César », menée tambour battant en octobre 2012 contre les opposants à la construction de l’aéroport des Landes. Faut-il voir dans cet intitulé un rapport avec la fameuse déclaration césarienne, « Veni, vidi, vinci », ironisait un journaliste ? Elle offre en tout cas un avant-goût de ce qu’il en coûterait à tous ceux qui s’aviseraient, y compris par des moyens non violents, de faire obstacle aux plans et aux programmes mis-en-œuvre pour faire fructifier en France un capitalisme en quête de « croissance », celui du groupe de BTP Vinci en l’occurrence. Squatteurs évacués « sans ménagement » (pour reprendre l’euphémisme habituel de la presse de marché pour masquer la brutalité policière), habitations détruites, terrains agricoles saccagés, etc. Tout cela sans qu’il soit besoin d’instaurer officiellement un quelconque état d’urgence, comme avait pris soin de le faire Dominique de Villepin lors des émeutes de banlieue de novembre 2005. Les commissaires enquêteurs mandatés sur la zone n’avaient pas encore remis leur rapport, les juges d’expropriation n’avaient pas fini de statuer à propos des propriétaires à indemniser, le financement du projet n’était pas bouclé. Peu importe : l’« État de droit », même régi par ce qu’on persiste à dénommer « la gauche », reste plus que jamais un État de droite. Les juristes et les politologues ont beau lui reconnaître un « monopole de la violence légitime », il n’empêche que cette violence étatique supposée être « basée sur la conformité au droit et à l’équité – mais pas à l’égalité, ne rêvons pas ! – achève de perdre toute légitimité sous le règne de la gauche gouvernante.

Pour convaincre, non pas les électeurs qui avaient voté pour lui, mais les représentants du capitalisme globalisé, que « le changement » c’était vraiment « maintenant », il ne restait plus à Hollande qu’à conjuguer une politique intérieure régressive avec une politique extérieure de va-t-en guerre, qui lui permettrait de s’ériger en défenseur encore plus résolu que Sarkozy du nouvel ordre mondial. Pour ce faire, le « capitaine de pédalo » va troquer le costume de marin virtuel dont on l’avait affublé pour le treillis et les rangers.

Coup sur coup, avec à ses côtés Jean-Yves Le Drian, qui avait fait ses preuves sous Mitterrand en matière de néo-colonialisme armé, il lancera deux expéditions guerrières en Françafrique, l’une au Mali et l’autre en Centrafrique, pour y maintenir la présence française et surtout celle des firmes hexagonales qui exploitent les ressources et les travailleurs des pays concernés. Quant aux prétextes avancés pour légitimer ces opérations, il n’avait pas eu à les chercher bien loin puisqu’ils sont devenus monnaie courante depuis la fin de la guerre froide pour justifier le redéploiement impérialiste : la lutte contre le terrorisme et la protection des population civiles.

Le pré-carré africain était semble-t-il trop étroit pour Hollande. Afin d’être à la hauteur du rôle qu’il entendait être le sien sur la scène internationale et pour compenser par des exploits diplomatiques voire militaires l’impression de médiocrité que donnait sa soumission répétée aux diktats des « marchés », il n’hésitera pas à jouer les fauteurs de guerre au Proche et Moyen Orient. Pour torpiller les négociations avec les régimes syrien et iranien, il fera appel à un expert, Laurent Fabius, qui s’était illustré par le passé dans l’« affaire du sang contaminé » et le lancement de la politique de « rigueur », la seconde encore plus mortifère, si l’on en juge au nombre de leurs morts prématurées. « Bachar el Assad ne mérite pas d’être sur terre », décrétera le ministre des Affaires étrangères « socialiste » qui, outre que les critères pour en décider pourraient s’appliquer à bon nombre de gouvernants, semblait ignorer qu’on était en droit d’en dire autant de lui. Dans sa fuite en avant belliciste, Hollande n’hésitera pas à se commettre avec les pétromonarchies répressives et corrompues suivant la tradition de ses prédécesseurs, de la première comme de la deuxième droite.

Devant pareil désastre eu égard à l’idée qu’on pouvait se faire de la gauche en France mais aussi à l’étranger, associée pendant longtemps à celle d’émancipation collective, la consternation pourrait l’emporter. « Que faire ? », pourrait-on dès lors se demander comme l’avait fait Lénine. À la différence près que nulle perspective de révolution ne s’inscrit aujourd’hui à l’horizon. Plutôt que de tirer des plans sur la comète « utopie », il semble qu’il faille, en attendant mieux, suivre sans plus tarder le conseil de Manuel Valls de débaptiser le PS. Non pas, comme il l’avançait en 2007, « parce que le mot “socialiste” ne veut plus rien dire », mais pour mettre un terme à une imposture qui n’a que trop duré, et faire dire à nouveau à ce mot ce qu’il pu signifier pour les classes dominées : une alternative à l’ordre des choses existant.

Jean-Pierre Garnier (28 mars 2014 )

Lire la suite de cette chronique

Cette chronique est initialement parue en avril 2014 dans Les Z’Indignés.

Du même auteur sur le même thème, La Deuxième droite (avec Louis Janover), Agone, 2013.

30/06/2016

Où va donc la colère ?

Où va donc la colère ?

Soulèvement, insurrection, révolte : le feu de la colère suscite un événement imprévisible, qui, entre fête et violence, entre allégresse et ressentiment, est toujours susceptible de bifurquer ou de se dévoyer, s’il n’est pas simplement écrasé ou canalisé par l’autorité contre laquelle il s’est dressé. C’est dire que révolte n’est pas synonyme d’émancipation.

par Georges Didi-Huberman 

colère

Il y a des « saintes colères », des colères justes. Mais comment discerner la justesse d’une colère, ou l’acte de justice qu’elle revendique ? Comment faire droit aux soulèvements et aux emportements passionnels qu’ils supposent toujours ? Comment légiférer sur des colères ? Que veut-on dire quand on les dit légitimes ? Que serait donc un droit de soulèvement ? En 1795 parut chez Jacquot, à Paris, un fascicule de cinq pages intitulé Insurrection en faveur des droits du peuple souverain. Il portait en exergue cet article, le trente-cinquième, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1793) : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Au même moment — soit en 1792 et 1793 —, les Enragés de la Révolution française publiaient leurs écrits, adresses ou pamphlets qui ont été, finalement, réunis sous le titre Notre patience est à bout (1). Bien plus tard, au Congrès anarchiste international d’Amsterdam de 1907, on vit se lever Emma Goldman lors de l’avant-dernière séance. Elle proposait à l’assemblée l’adoption d’un texte en faveur du droit de révolte. Elle lut la déclaration suivante, que son camarade Max Baginski avait signée avec elle :

« Le Congrès anarchiste international se déclare en faveur du droit de révolte de la part de l’individu comme de la part de la masse entière.

« Le Congrès est d’avis que les actes de révolte, surtout quand ils sont dirigés contre les représentants de l’État et de la ploutocratie, doivent être considérés d’un point de vue psychologique. Ils sont les résultats de l’impression profonde faite sur la psychologie de l’individu par la pression terrible de notre injustice sociale.

« On pourrait dire, comme règle, que seul l’esprit le plus noble, le plus sensible et le plus délicat est sujet à de profondes impressions se manifestant par la révolte interne et externe. Pris sous ce point de vue, les actes de révolte peuvent être caractérisés comme les conséquences socio-psychologiques d’un système insupportable ; et comme tels, ces actes, avec leurs causes et motifs, doivent être compris, plutôt que loués ou condamnés.

« Durant les périodes révolutionnaires, comme en Russie, l’acte de révolte, sans considérer son caractère psychologique, sert un double but : il mine la base même de la tyrannie et soulève l’enthousiasme des timides. (…)

« Le Congrès, en acceptant cette résolution, exprime son adhésion à l’acte individuel de révolte de même que sa solidarité avec l’insurrection collective. »

Le premier mot de « L’Iliade », au VIIIe siècle av. J.-C.

Mise aux voix, cette déclaration fut approuvée à l’unanimité. Et pourtant, elle ne laisse pas de surprendre par le « point de vue psychologique » qu’elle assumait d’emblée. Qu’a donc à faire la décision politique avec « l’esprit le plus sensible et le plus délicat [en tant que] sujet à de profondes impressions » ? Mais la colère évoquée par Emma Goldman renvoie bien à un « système insupportable » — un état de fait historique et politique — que la réaction subjective de cet « esprit », fût-elle collective, rend évidente. Il y a donc des colères historiquement justes, de justes colères politiques. On pourrait même considérer que la toute première chronique politico-militaire de l’Occident, au VIIIe siècle av. J.-C. — je parle, bien sûr, d’Homère et de L’Iliade —, porte, dès le début de sa toute première phrase, le mot « colère » (mènin) : « Chante, déesse [Muse], la colère d’Achille... »

Dans un livre intitulé Colère et temps — livre dont le titre original, Zorn und Zeit, joue polémiquement avec le Sein und Zeit de Heidegger —, Peter Sloterdijk a proposé une analyse « politico-psychologique » de la civilisation occidentale, pas moins (2). D’Homère à Lénine, donc, ce serait la colère qui émeut et qui meut les sociétés. Sauf que, dit-il, le destin de cette colère, par-delà l’« explosion simple » qu’elle constitue fondamentalement, est de ne trouver sa forme que dans un « projet ». Mais colère plus projet, cela ne donne-t-il pas que vengeance et ressentiment ? C’est comme si toute colère ne trouvait son « économie politique » que dans ce que Sloterdijk nommera pour finir, avec un cynisme certain, la « banque mondiale de la colère » que représente, à ses yeux, le projet révolutionnaire lui-même, avec Lénine et Mao Zedong en « entrepreneurs de la colère » tandis que les « petits porteurs » seront tous avalés dans ce gigantesque « fonds monétaire » des désirs d’émancipation...

L’impression que l’on retire de cette description très générale est que la colère, à peine reconnue dans sa puissance historique, se voit aussitôt réfutée, puisque rabattue sur les noirs desseins ou les noirs destins — vengeance, ressentiment, paranoïa — qui la canaliseraient fatalement. Où va donc la colère ? La tradition philosophique semble répondre qu’elle va mal dans tous les cas. Aussi ne trouve-t-on aucune trace de la « colère » — pas plus que de la « révolte » ou du « soulèvement » — dans le Dictionnaire de philosophie politique dirigé par Philippe Raynaud et Stéphane Rials (3). S’il y a bien une histoire philosophique de la révolution, d’Emmanuel Kant à Karl Marx et au-delà, il n’y aurait des soulèvements, avec leurs colères « psychologiques » afférentes, qu’une série sans suite de crises anachroniques. C’est comme si la colère elle-même contribuait à creuser la différence et, bientôt, l’opposition entre révolution et révolte, comme l’a bien raconté Alain Rey au plan de l’histoire sémantique (4).

Il reviendrait à une anthropologie politique de penser la colère à l’œuvre dans les gestes de soulèvements : de penser la puissance intrinsèque de son mouvement avant que de postuler son projet dans l’ordre des rapports de forces ou des questions de pouvoir. Ne pourrait-on imaginer une phénoménologie des colères politiques ? Certains sociologues — tels Jean Baechler (5), Vittorio Mathieu (6) ou Daniel Cefaï (7) — et historiens — tels Haim Burstin (8) sur les « sans-culottes » de 1789 ou Louis Hincker (9) sur les « citoyens-combattants » de 1848 — s’y sont essayés. Mais cela suppose un point de vue transversal aux constructions historiographiques et philosophiques standards, comme on le voit par exemple dans ce commentaire inédit de Georges Bataille au livre Humanisme et terreur de Maurice Merleau-Ponty : « Il est un point de vue plus général, que Hegel indique [sans le développer], et que l’angoisse dérobe à Merleau-Ponty. Mais il suppose une adhésion si entière à notre situation humaine qu’en quelque sorte on entre dans la convulsion elle-même (10).  »

Bataille, à travers ces mots, indiquait un mouvement d’excès que le génie hégélien, selon lui, avait laissé entrevoir : quand la pensée même se met en colère sans rien lâcher de sa consistance et de sa rigueur. Voilà un point de vue anarchiste, sans aucun doute. Non par hasard, les textes de Michel Bakounine, réunis par Etienne Lesourd d’après Gregori Maximov sous le titre Théorie générale de la révolution, n’hésitent pas à construire quelque chose comme une équivalence anthropologique entre l’acte de penser et celui de se soulever (11). Les « deux facultés précieuses » et concomitantes accordées à l’espèce humaine, lit-on dans ces textes, seraient ainsi « la faculté de penser et la faculté, le besoin de se révolter » :

« L’homme ne devient réellement homme, il ne conquiert la possibilité de son développement et de son perfectionnement intérieur qu’à la condition d’avoir rompu, dans une certaine mesure pour le moins, les chaînes d’esclave que la nature fait peser sur tous ses enfants. (…) L’homme s’est émancipé, il s’est séparé de l’animalité et s’est constitué comme homme ; il a commencé son histoire et son développement proprement humain par un acte de désobéissance et de science, c’est-à-dire par la révolte et par la pensée. »

Dans les mêmes pages, Bakounine concluait qu’en somme la révolte n’est que l’autre face, négativement exprimée, de ce que désigne positivement le mot « jouissance ». On ne s’étonnera donc pas que Bakounine ait traversé la grande colère parisienne de février 1848 dans un sentiment de « griserie » ou d’« ivresse » qui ne se dit, d’habitude, que des fêtes les plus joyeuses, les plus exaltantes :

« Ce mois passé à Paris (…) fut un mois de griserie pour l’âme. Non seulement j’étais grisé, mais tous l’étaient : les uns de peur folle, les autres de folle extase, d’espoirs insensés. Je me levais à cinq ou quatre heures du matin, je me couchais à deux heures, restant sur pied toute la journée, allant à toutes les assemblées, réunions, clubs, cortèges, promenades ou démonstrations ; en un mot, j’aspirais par tous mes sens et par tous mes pores l’ivresse de l’atmosphère révolutionnaire.

« C’était une fête sans commencement et sans fin ; je voyais tout le monde et je ne voyais personne, car chaque individu se perdait dans la même foule innombrable et errante ; je parlais à tout le monde sans me rappeler ni mes paroles ni celles des autres, car l’attention était absorbée à chaque pas par des événements et des objets nouveaux, par des nouvelles inattendues.  (…) Il semblait que l’univers entier fût renversé ; l’incroyable était devenu habituel, l’impossible possible, et le possible et l’habituel insensés. »

Incontestablement, la fête peut être dangereuse

En 1871, Jules Vallès à son tour décrira la Commune de Paris du point de vue — entre autres — d’une sorte de kermesse folle : « Est-ce qu’on est en révolution, papa ? demandent les enfants du marchand de vin, qui croient qu’il s’agit d’une fête (12)…  » Façon de signifier que, dans tout soulèvement, la colère elle-même est de la fête, si l’on n’oublie pas, lecture des ethnologues aidant, qu’il y a aussi des fêtes piaculaires (faites de pleurs collectifs), des fêtes funèbres, des fêtes militaires, des fêtes ensauvagées, etc. Dans deux livres successifs — Fête et révolte en 1976 et Révoltes et révolutions en 1980 —, Yves-Marie Bercé a produit un tableau saisissant des pratiques de la colère sociale dans l’Europe prérévolutionnaire (13). L’image festive des soulèvements appartient sans doute à la mythologie que se donnent à eux-mêmes, sur le moment ou après coup, les acteurs de toute révolte. Mais c’est aussi que la fête, en tant que telle, manifeste bien ce que Bercé nomme une « virtualité subversive toujours présente ». Dans un nombre considérable de circonstances historiques — dont feront partie le deuil du général Lamarque chez Hugo dans Les Misérables ou celui du marin Vakoulintchouk chez Eisenstein dans Le Cuirassé « Potemkine » —, la violence subie provoque la fête, ou du moins ces ritualisations collectives qui vont de la minute de silence aux gestes du deuil ou à la procession derrière un mort qui réclame justice.

Or la fête est intrinsèquement puissance. C’est même pour cela qu’elle a Dionysos pour divinité tutélaire. Elle transforme la colère en puissance expansive, voire en puissance d’allégresse. Elle transforme le geste de peur ou d’agression en puissance chorégraphique. Elle est donc un opérateur fondamental pour ce renversement de toutes les valeurs dont les œuvres marquantes de Friedrich Nietzsche (14), puis de Florens Christian Rang (15) et de Mikhaïl Bakhtine (16) auront scandé l’élaboration philosophique. Dans le temps de la fête, qui est comme un « temps hors du temps », la colère devient joie et la violence parodie. Pourtant, écrit Bercé, il demeure incontestable « que la fête puisse être dangereuse », au sens du danger le plus trivial ou immédiat sur les personnes. Etudiant les beuveries rituelles, les parades armées, les « joyeux tribunaux de jeunesse », les fêtes de fous, les charivaris, les « quêtes rituelles » et autres « chevauchées de l’âne », Bercé aura décrit comment la fête ne tarde jamais à mettre les signes du pouvoir sens dessus dessous. En attendant de mettre sens dessus dessous le pouvoir lui-même.

Quand la foule du carnaval juge en grande pompe, puis met à mort une effigie du pouvoir, les procédures juridiques et policières sont souvent imitées jusque dans leurs moindres détails. C’est « pour rire », mais ce peut être aussi comme une répétition générale de quelque chose qui semble encore impensable ou inespéré. Il ne faudra donc pas grand-chose, si les circonstances s’y prêtent, pour qu’à l’effigie succède celui-là même que l’effigie représentait, à savoir l’agent du pouvoir seigneurial et non plus sa simple figure. Les rituels symbolisent sans doute des événements, mais il arrive aussi qu’ils les produisent « pour de vrai », à travers ce que Bercé nomme alors « les fêtes changées en révoltes » :

« L’insurrection éclate pendant un jour de fête ; la réjouissance se change en prise d’armes. Aussi bien, l’émeute victorieuse s’achève en fête bachique et la foule danse après avoir mis en fuite ses ennemis. Plutôt que de passages évidents ou possibles de la fête à la révolte, il serait plus exact de parler d’échanges, car l’ambiguïté des récits empêche de dire le sens du passage, d’indiquer ce qui de la fête ou de la révolte précédait dans l’événement. Les voisinages de la tradition et de la violence, l’actualisation des débordements coutumiers, l’intrusion des tensions sociopolitiques dans le calendrier des fêtes, tout cela mérite un inventaire assez précis de cas, où l’on puisse faire le partage des rencontres fortuites ou bien des conséquences inéluctables d’un type de faits sur une autre catégorie de faits. Il s’agit, au fond, de s’interroger sur les rapports de la tradition instituée, ritualisée, avec l’événement, la chronique politique. »

Il n’y a peut-être rien de mieux qu’une fête traditionnelle — admise par tous, donc permise par le gouvernement — pour faire passer les désirs, voire les mots d’ordre d’un soulèvement. Pendant les deux siècles qui ont précédé la Révolution française, l’utilisation politique des fêtes est allée dans les deux sens contraires : pour asseoir ou pour déchoir le pouvoir en place. Par exemple, « l’apparition précoce, dans les carnavals des villes suisses, d’allusions politiques et d’allégories moralisatrices annonçait une rupture avec les fêtes traditionnelles » dans ce grand mouvement de la Réforme dont l’historien de l’art Aby Warburg aura étudié les « tracts » illustrés de monstres animaux. Bercé, quant à lui, a porté une attention éclairante sur les inversions de genres, lorsque les attributs du carnaval deviennent des emblèmes de révolte : ainsi, le 27 février 1630, dans la deuxième semaine du carême, fut aussi le premier jour d’un soulèvement des vignerons de Dijon, dont le meneur était vêtu, pour la circonstance, en roi de Mardi gras. Ailleurs, les émeutiers — comme le 26 février 1707 à Montmorillon, quand prenait également fin la période du carnaval — se déguisèrent en femmes, avec coiffe et jupon, armés de grands couteaux qui pouvaient encore dénoter l’art culinaire, mais qui, déjà, servaient d’armes à des fins de revendications sociales…

Et c’est ainsi que la fête engendre la violence agie, par un mouvement symétrique — une « inversion énergétique », aurait dit Warburg — au deuil éprouvé à la suite d’une violence subie. Mais la violence agit dans tous les sens : elle n’est ni une valeur ni une non-valeur en soi. Dans son livre Révoltes et révolutions dans l’Europe moderne, Bercé raconte suffisamment de cas pour que l’on comprenne la complexité des devenirs vers lesquels tout soulèvement est susceptible de bifurquer. Un soulèvement se lève : il jaillit, il déferle d’abord. C’est un événement extraordinaire, imprévisible. Mais après ? Après, il peut se disperser de lui-même, retomber tout seul comme les cendres d’un feu d’artifice. Ou bien il peut être écrasé par l’autorité qu’il avait trop spontanément contestée. Dans de nombreux cas, il finit par être canalisé, c’est-à-dire contenu, dévoyé, nié dans son jaillissement propre. Quand la révolte devient organisée ou hiérarchisée, cela veut souvent dire qu’elle est soumise à des fins d’appareils et qu’elle finit dans la soumission à un pouvoir, quel qu’il soit. Ou bien elle se perd à être dévoyée, orientée vers un but qui n’était pas le sien au départ.

On sait que dès 1903, lors des grands soulèvements en Russie, le ministre de l’intérieur du tsar, Viatcheslav Plehve, se fit fort de détourner la colère du peuple sur les communautés juives, de façon, disait-il, à « noyer la révolution dans le sang juif ». Ce fut l’époque sinistre où furent composés Les Protocoles des sages de Sion et où furent commis de terribles pogroms sous la férule des Centuries noires, ces milices d’extrême droite dont les SS allemands, plus tard, allaient imiter les pratiques (et même le fameux emblème de la petite tête de mort sur fond noir). Ce que décrit Bercé pour des périodes bien plus anciennes ne relève peut-être pas d’un tel cynisme ; en tout cas, les mêmes processus de détournement de la colère sont à l’œuvre lorsque à la souveraineté de la fête et à la légitimité de la révolte succède ce que Bercé nomme des phénomènes de boucs émissaires et de « xénophobie purificatrice », supposés assurer, dit-il, un « renforcement du sentiment de cohésion et d’identité collective » :

« Dans cette détermination purificatrice, des boucs émissaires, des pécheurs publics, comme l’étaient les gabeleurs, les usuriers ou les non-chrétiens, paraissaient des victimes désignées. Les étrangers, les juifs étaient donc les cibles privilégiées de tels déchaînements. La xénophobie atteignait des groupes socialement isolés, spectaculairement différents, facilement accessibles, et aussi favorisés économiquement, créanciers ou concurrents. L’annonce d’un malheur imputé à ce groupe (début d’épidémie, perte de navire, sacrilège) entraînait la vindicte populaire. La nouvelle de la prise de bateaux marseillais provoquait le massacre d’une ambassade turque séjournant alors à Marseille (20 mars 1620). Des matelots anglais étaient égorgés à Edimbourg en 1706 pour de semblables raisons. A Londres, la hantise d’un complot papiste suscitait périodiquement des chasses à l’Irlandais. Le petit peuple romain s’en prenait aux Espagnols accusés d’enlever des jeunes gens pour leurs armées. Un massacre de deux mille juifs à Lisbonne le 19 avril 1506 survint alors que la ville était menacée de peste. »

N’y aurait-il pas d’autres destins à la colère des peuples que la soumission d’un côté et le ressentiment de l’autre ? Il est vrai qu’un livre comme celui de Barrington Moore sur Les Origines sociales de la dictature et de la démocratie incite à penser que les soulèvements ont indistinctement engendré le pire et le meilleur (17). Il est vrai, aussi, qu’entre 1792 et 1795 surgirent, dans tout l’ouest de la France, ce que Jacques Godechot a nommé des « insurrections contre-révolutionnaires » (18). Ou bien que les origines du fascisme, entre 1885 et 1914, se placent dans la perspective de ce que Zeev Sternhell (19) a rigoureusement nommé une « droite révolutionnaire » qui en appelait — comme le font aussi certains mouvements d’extrême gauche — à un soulèvement contre tout système démocratique, que ce soit sous la forme d’un coup d’Etat (comme dans le cas, étudié par Sternhell, des émeutes nationalistes de 1899 en France) ou de ce qu’Ernst Jünger nommera bientôt la « mobilisation totale », fondement de cette « révolution conservatrice » bien analysée, entre autres, par Enzo Traverso. Il est clair, à lire l’ouvrage récent d’Emilio Gentile Soudain, le fascisme, que la marche sur Rome peut se comprendre comme une authentique insurrection antiétatique immédiatement convertie en dictature fasciste.

Pas de mots magiques pour l’émancipation

Voilà, en tout cas, de quoi nous prévenir que les mots « soulèvement », « insurrection » ou « révolte » ne sauraient d’aucune façon donner des clefs — tels des mots magiques — pour tout ce qui touche aux désirs d’émancipation et, en général, à la constitution du champ politique. Nous sommes, là-dessus, bien loin du compte (la modestie sera donc de mise). Où va donc la colère ? C’est une question qui ne dépend pas unilatéralement de la puissance que son torrent déploie. C’est une question dialectique, ou qui en appelle à une réponse dialectique. Bertolt Brecht nous en donne un aperçu à la fois très simple et très subtil lorsque, dans son Journal de travail, il réfléchit — en date du 28 juin 1942 — sur ce paradoxe que « la haine n’est pas spécialement nécessaire pour la guerre moderne (20) ». Où va donc la colère dans les totalitarismes guerriers ? « Le fascisme, répond Brecht, est un système de gouvernement capable d’asservir un peuple à tel point qu’on peut abuser de lui pour en asservir d’autres. » Et n’allez pas me dire qu’il s’agit seulement d’histoires passées.

Georges Didi-Huberman

Philosophe et historien de l’art. Dernier ouvrage paru : Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire, 6, Editions de Minuit, Paris, 2016.

 (1) Claude Guillon, Notre patience est à bout. 1792-1793, les écrits des Enragé(e)s, IMHO, Paris, 2009.

(2) Peter Sloterdijk, Colère et temps. Essai politico-psychologique, Libella/Maren Sell, Paris, 2007.

(3) Philippe Raynaud et Stéphane Rials (sous la dir. de), Dictionnaire de philosophie politique, Presses universitaires de France, Paris, 2012 (1re éd. : 1996).

(4) Alain Rey, « Révolution » : histoire d’un mot, Gallimard, Paris, 1989.

(5) Jean Baechler, Les Phénomènes révolutionnaires, Presses universitaires de France, 1970.

(6) Vittorio Mathieu, Phénoménologie de l’esprit révolutionnaire, Calmann-Lévy, Paris, 1974.

(7) Daniel Cefaï, Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories de l’action collective, La Découverte-MAUSS, Paris, 2007.

(8) Haim Burstin, L’Invention du sans-culotte. Regard sur le Paris révolutionnaire, Odile Jacob, Paris, 2005.

(9) Louis Hincker, Citoyens-combattants à Paris, 1848-1851, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2008.

(10) Georges Bataille, « Sur Humanisme et terreur de Maurice Merleau-Ponty » (1947), Les Temps modernes, no629, Paris, novembre 2004 - février 2005.

(11) Michel Bakounine, Théorie générale de la révolution (1868-1872), Les Nuits rouges, Paris, 2008.

(12) Jules Vallès, L’Insurgé (Jacques Vingtras, III), Gallimard, 1975 (1re éd. : 1886).

(13) Yves-Marie Bercé, Fête et révolte. Des mentalités populaires du XVIe au XVIIIe siècle, Hachette Littérature, Paris, 1976, et Révoltes et révolutions dans l’Europe moderne (XVIe-XVIIIe siècles), CNRS Editions, coll. « Biblis », Paris, 2006 (1re éd. : 1980).

(14) Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie. Œuvres philosophiques complètes, I-1, Gallimard, 1977 (1re éd. : 1872).

(15) Florens Christian Rang, Psychologie historique du carnaval, Ombres, Toulouse, 1990 (1re éd. : 1909).

(16) Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Gallimard, 1970.

(17) Barrington Moore Jr., Les Origines sociales de la dictature et de la démocratie, La Découverte, 1983 (1re éd. : 1969).

(18) Jacques Godechot, La Contre-révolution. Doctrine et action, 1789-1804, Presses universitaires de France, 1961.

(19) Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire, 1885-1914. Les origines françaises du fascisme, Seuil, coll. « L’Univers historique », Paris, 1997 (1re éd. : 1976).

(20) Bertolt Brecht, Journal de travail (1938-1955), L’Arche, Paris, 1976.

Lire aussi le courrier des lecteurs dans notre édition de juin 2016

(20) Bertolt Brecht, Journal de travail (1938-1955), L’Arche, Paris, 1976.

 

15/06/2016

La discrimination pour précarité sociale : 21e critère de discrimination

Communiqué commun LDH - ATD Quart-monde

Ce mardi 14 juin 2016, l’Assemblée nationale vient de voter la proposition de loi instaurant un 21e critère de discrimination, celui de la discrimination pour « particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue de son auteur ». Le texte adopté est identique à celui voté à l’unanimité en juin 2015 par le Sénat.

discrimination,précarité

Une discrimination méconnue

La pauvreté est souvent vue comme un facteur d’injustice, mais la discrimination qu’elle engendre est plus méconnue. Pourtant, nombreux sont les droits bafoués par peur des personnes pauvres ou par présomption d’incapacité : accès aux soins pour les bénéficiaires de la CMU, refus de location alors que le loyer serait couvert par les aides au logement, discrimination à l’embauche pour les personnes dont le CV montre qu’elles sont passées par un centre d’hébergement ou une entreprise d’insertion, refus de construire des logements sociaux… L’image négative qu’elle engendre est à l’origine de nombreux non recours aux droits. Nous le constatons tous les jours sur le terrain.

Changer les mentalités

Si nous nous battons ensemble depuis 2013, avec la pétition www.jeneveuxplus.org, ce n’est pas tant pour porter des cas de discrimination pour précarité sociale devant les tribunaux que pour faire passer dans l’opinion publique le message que cette discrimination est aussi inacceptable que celles qui touchent les étrangers ou les homosexuels.

#UnNomPourDireNon

Cette discrimination est aujourd’hui si ignorée qu’elle ne peut même être nommée. Depuis le 6 juin, des centaines d’internautes ont proposé des mots pour nommer cette discrimination pour pauvreté, avec la campagne #UnNomPourDireNon. Avec beaucoup d’humour et témoignant de beaucoup de connaissances linguistiques, ils ont proposé plus de 50 mots différents. Après consultation de linguistes, nous avons identifié les mots les plus adaptés et nous les proposons au vote des internautes à partir de ce mercredi 15 juin sur www.atd-quartmonde.fr/sondage-un-nom-pournon.

En effet, le combat n’est pas fini, il faut maintenant dénoncer ces situations, œuvrer auprès de l’opinion publique pour que chacun prenne conscience que cette discrimination est aussi inacceptable que toute autre discrimination.

29/05/2016

Asile et "pays sûrs" ?

Les listes de « pays sûrs » de l’Union européenne : un déni du droit d’asile
Le 30 mai 2016, la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen discutera les amendements proposés au projet de règlement proposé par la Commission européenne en septembre 2015 pour établir une liste commune de « pays d’origine sûrs ». Cette dénomination signifie qu’aucun risque de persécution n’existerait a priori pour les demandeurs d’asile et que l’état de droit serait respecté dans ces pays.

asile, liste des pays surs
Pour respecter formellement les règles européennes et

internationales, l’UE a acté que la Turquie
devenait un pays sûr pour les réfugiés !!!

L’AEDH, EuroMed Droits et la FIDH alertent sur les dangers de l’utilisation de la notion de sûreté pour traiter les demandes d’asile (voir analyse). Aucun pays ne peut être présumé « sûr ». En adoptant une telle liste, l’Union européenne (UE) et ses États membres institutionnaliseraient au niveau européen une pratique consistant pour les États à refuser d’assumer pleinement leurs responsabilités envers les demandeurs d’asile, en violation de leurs obligations internationales.

A ce jour, 12 Etats membres sur 28 possèdent une liste nationale de « pays sûrs », mais ces listes sont loin d’être homogènes. Le projet de la Commission vise à pallier ces disparités. Les sept pays considérés comme « sûrs » par le projet sont : l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine, le Kosovo, le Monténégro, la Serbie et la Turquie.

La Commission envisage de suivre la même démarche pour faire adopter une liste commune de « pays tiers sûrs » afin de pouvoir renvoyer les demandeurs d’asile vers les pays par lesquels ils ont transité avant leur arrivée dans l’UE où ils pourraient « légitimement » déposer leur demande d’asile.

Par souci de rationalisation et d’harmonisation du système européen, l’UE donne ainsi une légitimité institutionnelle à un détournement de la demande d’asile à des fins de contrôle migratoire.L’usage de la notion de « sûreté » induit en effet des conséquences graves sur les droits des demandeurs d’asile : examen accéléré des demandes, appels non suspensifs, rejet probable de la demande, irrecevabilité dans le cas des « pays tiers sûrs », et renvoi dans le pays de provenance.En dépit de ces enjeux essentiels, alors que de nombreuses personnes tentent d’accéder à la protection internationale au sein de l’UE, nos organisations déplorent que la société civile n’ait, à aucun moment, été associée à une discussion sur ce projet de texte.

L’AEDH, EuroMed Droits et la FIDH se sont toujours opposés à l’usage du concept de « pays d’origine sûr » dans l’application du droit d’asile. Nul ne peut garantir qu’un pays est sûr pour tous ses ressortissants, qu’il s’agisse des pays visés par la Commission européenne, ou des pays listés par certains Etats. Nos organisations exposent ce constat au travers de fiches régionales et de fiches pays (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine, Monténégro, région du Maghreb).   Nos organisations s’opposent à cette notion qui est contraire au principe de non-discrimination en raison de la nationalité inscrit dans le droit international. Nous appelons le Parlement européen et le Conseil à rejeter l’adoption de ce projet de règlement.

Un événement public aura lieu à Paris le 7 juin au siège de la Ligue française des Droits de l’Homme où la LDH, l’AEDH, EuroMed Droits et la FIDH exposeront en détail les violations des droits humains qui se produisent en Turquie (plus d’information à venir sur notre site dans les prochains jours).
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28/05/2016

Mineurs isolés étrangers

Mineurs isolés étrangers. Toute déclaration pourra être retenue contre vous !

mineurs isolés étrangers

En mars 2015, la cour d’appel de Paris rendait une décision stupéfiante en remettant en cause la minorité d’un jeune étranger isolé de 17 ans qui présentait, à l’appui de sa demande de protection, un acte de naissance et une carte d’identité authentifiés par les services de police. Pour dénier toute valeur probante aux documents établissant la minorité de ce jeune, les juges relevaient l’existence d’erreurs de chronologie dans le récit de vie qu’il avait livré lors de son arrivée en France, sa mauvaise volonté supposée à se soumettre à une expertise osseuse ainsi qu’une « allure » et une « attitude » différentes de ce qu’ils estiment être celles d’un adolescent de 17 ans.

Le jeune s’est pourvu en cassation contre cette décision qui, en dépit de toute logique, donnait plus de poids à l’apparence qu’aux documents d’état civil. La Ligue des droits de l’Homme, le Syndicat de la magistrature et le Gisti se sont joints à son action. Peine perdue, le 11 mai 2016, les juges de cassation ont rejeté ce pourvoi.  

Pour valider – « sauver » serait un terme plus juste – la décision de la cour d’appel, ils ont dû passer sous silence les deux arguments les plus fallacieux utilisés par celle-ci pour contester la minorité de ce jeune : pas un mot sur l’expertise osseuse ordonnée mais finalement jamais réalisée, rien, non plus, sur l’invocation de l’apparence du jeune étranger à l’audience. Après l’adoption, en mars dernier, par le Parlement, d’une disposition prohibant l’utilisation de ces tests osseux en cas de présentation de documents d’identité valables ou en l’absence de l’accord de l’intéressé, il était en effet difficile de reprocher à un mineur de ne pas s’être soumis à un tel examen. Il était encore plus inavouable de retenir l’argument « à la tête du client », utilisé par les juges d’appel. Ne restaient plus que les incohérences, dans les déclarations du jeune.

Pour la Cour de cassation, les déclarations d’un adolescent suffisent à jeter le doute sur le contenu de ses documents d’état civil étrangers, même s’ils ont été jugés par ailleurs authentiques.

En pratique, les déclarations de ces jeunes étrangers qui arrivent en France livrés à eux-mêmes sont souvent décousues, parfois incohérentes, et cela se comprend aisément. Ils vivent seuls, souvent dans la rue et ont parfois subi de lourds traumatismes au cours de leur périple vers l’Europe semé de dangers en tous genres, de violences et de mensonges.

En autorisant les juges du fond à récuser si facilement les documents d’état civil étrangers, les juges de la Cour de cassation valident un système inique de tri des mineurs étrangers isolés dont les départements ne veulent pas assumer la prise en charge, alors qu’elle leur revient de droit.

Décidément, le maquillage juridique de politiques publiques féroces et discriminatoires envers les étrangers est un exercice facile.

Paris, le 26 mai 2016
Communiqué commun LDH et Groupe d’information et de soutien des immigré-e-s (Gisti)

Organisations signataires :

  • Groupe d’information et de soutien des immigré-e-s
  • Ligue des droits de l’Homme

24/05/2016

7 mars 2016, une énième réforme du Ceseda

De nouvelles régressions du droit d’asile et du séjour des étrangers
 
Le 7 mars 2016 a été votée une réforme du Ceseda (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile). Le gouvernement la présente comme une amélioration des conditions d’intégration des étrangers et une pérennisation de leur statut. Mais à y voir de plus près, deux objectifs traversent l’ensemble du texte : le renforcement de la lutte contre les personnes en situation irrégulière et l’immigration clandestine, et l’économie de fonctionnement de tout ce dispositif. L’analyse de ce texte ne sera pas exhaustive, mais nous présenterons quelques points qui nous semblent particulièrement importants.


Précarisation et surveillance permanente des personnes étrangères
La mesure phare de la loi porte sur la création d’un titre de séjour pluriannuel. D’une durée comprise entre deux et quatre ans, l’avantage indéniable est d’éviter aux étrangers de renouveler chaque année leur titre de séjour, leur évitant les attentes interminables devant les préfectures. Mais cet avantage est contrebalancé par une règle simple : toutes les cartes de séjour temporaire (1 an) et les cartes pluriannuelles pourront être retirées par la préfecture à tout moment si le ou la migrante ne remplit plus les conditions nécessaires.

Jusque-là, le droit offert par une carte de séjour d’un an ne pouvait être remis en cause, sauf cas particulier, qu’au moment de son renouvellement. Maintenant, la préfecture a le pouvoir de le faire à n’importe quel moment. Quitter son emploi, mettre fin ou faire une pause dans une relation, arrêter ses études ne pourra se faire sans prendre le risque de se retrouver rapidement en situation irrégulière. Une suspicion permanente portera sur les personnes étrangères. Pérennisation de leur statut nous disait-on... ou précarisation ?

Quel avantage subsiste à la création de cette carte pluriannuelle ? Economie et gain d’efficacité pour les préfectures. La préfecture est dotée d’une nouvelle mission : surveillance permanente et généralisée des personnes étrangères en situation régulière. Pour pouvoir contrôler de manière précise et en toute tranquillité, la préfecture a maintenant accès à des données jusque-là protégées par le secret professionnel.

Ainsi la préfecture pourra obtenir des informations auprès d’établissements scolaires, de fournisseurs d’énergie, d’établissements de santé, de mairies... que ces institutions ne pourront pas refuser de transmettre. Pour lutter contre la fraude, la vie privée des étrangers et le secret professionnel méritent bien de s’effacer.

Criminalisation des étrangers
La pénalisation pour séjour irrégulier revient en douce pour un certain nombre de personnes en situation irrégulière. Rappelons qu’en 2012, le séjour irrégulier avait été dépénalisé. Toutes les personnes qui ne respecteraient pas, entre autres, une obligation de quitter le territoire français (OQTF), une interdiction de retour sur le territoire français (IRTF), ou une interdiction de circulation sur le territoire français pourraient être condamnées à une peine de 3 ans d’emprisonnement. Se maintenir en situation irrégulière, comme beaucoup de personnes sont contraintes de le faire car elles ont construit une vie en France, suivent une scolarité, suivent un traitement médical, ont une famille, ou parce qu’elles n’ont jamais vécu ailleurs qu’en France… peut conduire à l’emprisonnement.

L’enfermement des mineurs est une pratique désormais inscrite dans le Ceseda. Hollande annonçait pourtant la fin des mineurs en centre de rétention (CRA) en 2012, la possibilité de les enfermer (en tant qu’accompagnants) est maintenant gravé dans le marbre de la loi.

L’assignation à résidence des étrangers dont la préfecture organise l’éloignement se banalise. On ne peut se satisfaire de cette méthode comme alternative aux centres de rétention. La durée est de 90 jours (pour 45 jours en CRA) et si la personne ne se soumet pas à toutes les conditions de la préfecture, rien n’empêchera son enfermement en rétention. D’autres "catégories" d’étrangers sont désormais concernées par cette mesure coercitive, notamment les "dublinés". Ce sont les personnes dont la France refuse d’étudier la demande d’asile et qu’elle renvoie vers le premier pays européen traversé, responsable de leur demande d’asile.

Accès aux droits et à la défense bafoués
Le droit le plus fondamental d’un individu lorsqu’une administration prend une décision contre lui est qu’il puisse s’en défendre devant un juge. La mesure la plus utilisée par les préfectures pour renvoyer in fine une personne étrangère en situation irrégulière (OQTF avec délai de départ volontaire pour les initié-es) doit être désormais contestée dans les 15 jours (1 mois, avant la réforme). Deux semaines, ce sera dorénavant le temps laissé aux personnes étrangères pour se renseigner sur leurs droits, rencontrer une asso puis un avocat, réunir les documents nécessaires et éventuellement déposer une demande d’aide juridictionnelle et saisir le tribunal administratif. C’est quatre fois moins que ce qui est laissé à toute autre personne pour contester un acte administratif (2 mois de délai en principe). Ce qui laisse présumer que beaucoup de personnes n’auront pas la possibilité de déposer à temps leur recours.

Le tribunal devra statuer sur cette demande dans un délai de six semaines. Quelle défense solide peut être construite en aussi peu de temps ? Rencontrer un avocat, réunir les documents nécessaires à sa défense, demande un minimum de temps et de préparation. La procédure est rendue expéditive, visant avant tout à désengorger les tribunaux plutôt qu’à permettre à des personnes d’avoir un accès effectifs à leurs droits et à une défense correcte. Les conséquences pour les personnes étrangères sont aggravées.

ceseda

Illustration Emilie LAY, journaliste indépendante

Les malades étrangers
L’une des conditions essentielles pour l’obtention du titre de séjour "étranger malade" est l’inexistence du traitement de la pathologie dans le pays d’origine. Grâce à la réforme, c’est l’accessibilité qui est prise en compte (lieu de vie, prix du traitement…). Plutôt qu’une avancée c’est avant tout le retour à une norme modifiée il y a quelques années qui est à souligner ici.

En revanche, une énorme reculade est à observer dans ce domaine. Pour rappel, la préfecture ne doit pas connaître la pathologie de la personne, protégée par le secret médical. C’est une institution indépendante du ministère de l’intérieur, l’ARS (agence régionale de la santé), qui, après avoir pris connaissance de la pathologie de la personnes rendait jusqu’à présent un avis consultatif à la préfecture. Aujourd’hui, ce n’est plus l’ARS qui a en charge de rendre cet avis mais l’OFII (office français de l’immigration et de l’intégration), qui est sous l’égide du ministère de l’intérieur. Ce dernier devient donc juge et partie. Si la compétence de l’ARS pouvait être questionnée, la dépendance de l’OFII envers le ministère de l’intérieur ne paraît en aucun cas une solution efficace pour améliorer l’accueil des étrangers malades.

De rares améliorations
Les quelques avancées sont soit l’inscription de pratiques dans la loi, soit le retour à d’anciennes dispositions. Pour en citer quelques unes : l’audience devant le JLD (juge des libertés et de la détention) dans un délai de 48h pour les retenus en CRA (contre 5 jours avant la réforme), la possibilité donnée aux deux parents d’un enfant malade soigné en France d’obtenir un titre de séjour (cela ne concernait qu’un seul parent), l’obligation de démontrer qu’une personne étrangère gravement malade a un accès effectif au traitement dans son pays d’origine et non plus la simple existence de ce traitement, comme cité plus haut.


Ce texte poursuit donc des décennies d’atteintes aux droits des personnes étrangères et de politiques xénophobes. On aurait pu attendre mieux, une inversion de tendance, sous un gouvernement de "gauche"... pour celles et ceux qui y croyaient encore ! Les attaques du gouvernement contre nos libertés avec l’état d’urgence et les nombreuses lois de surveillances, contre les droits des travailleurs et précaires, et contre les personnes étrangères que leur discours politique stigmatise doivent être arrêtées. Unissons nos forces et stoppons la casse sociale.
 
P.-S.
Article réalisé dans le cadre du collectif d’entraide à la rédaction.

07/04/2016

QUE LA FÊTE COMMENCE !

de Yannis Youlountas (extrait) Éditions Libertaires 2015

NE PAS CRAINDRE LES CRISES

La résignation courante est surtout aveugle. Elle ne voit pas l'horizon. Elle ne sait pas que l'utopie est déjà là, au berceau d'un autre monde, dans les ruines de l'ancien. Pour elle, l'affaire est entendue : il n'y a pas d'alternative. Il faut accepter, s'adapter, jouer des coudes. Tout ce qui s'oppose à cette logique est inutile et même nuisible. Le discours utopique est une menace à laquelle nous devons faire front avec nos carapaces endurcies, dans des existences puissamment balisées et cadrées de la naissance à la mort. Le divertissement nous sert de diversion et la consommation de carburant bien qu'en panne de sens.
Nous penchons pour le point de vue du pouvoir en lisant sa presse quotidienne et hebdomadaire jusque dans les salles d'attente ou à temps perdu sur Internet, et même sur nos lieux de vacances. Nous utilisons la plupart de ses expressions, formules, mots-valises, raccourcis et relayons par conséquent ses présupposés comme autant d'évidences. Nous feignons de débattre en échangeant ses lieux communs.
Notre langage véhicule également les préjugés diffusés par le pouvoir contre ceux qui résistent. Ces derniers sont forcément austères, tristes, rabâcheurs, irresponsables et désocialisés. Des qualificatifs qui retournent en miroir les critiques de ces derniers contre l'austérité, la gérontocratie, la tristesse incarnée et répandue, la répétition abrutissante d'un prêt-à-penser culturel et politique, l'irresponsabilité des pseudos responsables, et la casse sociale organisée par des hiérarques coupés du reste de la population. Dans ce ping-pong sémantique, les mots du pouvoir prennent le dessus, parce que la raquette médiatique est immense et pénètre tous les replis de l'existence.
La plupart de nos discussions ne sont qu'utilitaires et fonctionnelles. Pas question d'examiner la vie, mais au contraire d'assurer la survie. Avancer, coûte que coûte, même à reculons, d'autant plus que reculer, s'abaisser et inviter les autres à s'abaisser également est le meilleur moyen pour obtenir de l'avancement. Non seulement nous sommes résignés à survivre, mais nous répandons cette résignation autour de nous, par l'exemple de notre existence carapacée, front baissé, dents serrées et yeux grands fermés, dans un monde superficiel et répétitif où tout n'est qu'illusion.
Ce qui, parfois, interrompt brutalement ce sommeil politique, c'est une crise personnelle : deuil, séparation, chômage, changement de lieu, d'environnement, nouveau départ, parfois dans le cadre d'une crise plus globale. Dès lors, on s'allège, on pose sa carapace et des tas d'autres choses, objets futiles, fardeaux inutiles, opinions toutes faites, peurs paralysantes, préjugés aveugles. La crise devient le moment du jugement, le moment de vérité. L'imaginaire se libère, se décolonise, se réinvente à l'aune d'expériences inconnues, niées, négligées, raillées, mais un jour, enfin, explorées. Les mains se plongent dans les pages, les yeux dans les lignes, les lèvres dans les mots. Les phrases prennent un autre sens. Les idées se bousculent. Tout s'éclaire.
L'imaginaire déployé réveille le désir, favorise les alternatives et le choix d'un projet qui forge par conséquent la volonté et le courage, aux antipodes de la résignation. Plus besoin de carapace ni de diversion. Larguez les amarres ! Cap vers l'utopie !

cap vers l'utopie, youlountas

PRÉFÉRER LE DÉSIR À L'ESPOIR

Il existe, enfin, une autre forme de piège plus intermittent qui peut conduire à la résignation. Un piège qui ressemble exactement à l'inverse un soutien, une canne... Ce piège, qui fait des ravages parmi ceux qui luttent, c'est l'espoir.
Oui, vous avez bien lu : l'espoir. Car l'espoir et le désespoir sont les deux versants d'une même illusion. Au même titre que l'optimisme et le pessimisme, ils ne sont que des spéculations sur les perspectives de résultats, notamment celles que nous pouvons tirer de nos actes, qu'il s'agisse d'un profit personnel ou d'un résultat profitable à l'intérêt général. On réduit, dès lors, notre questionnement à ce qui est possible ou pas, à ce qui va arriver ou pas, au lieu de nous concentrer d'abord et avant tout sur ce qui est désirable. Les montagnes russes émotionnelles de l'espoir et du désespoir nous rappellent exactement celles que distillent les médias de masse. On s'excite, puis on s'avachit. On zappe. On se regonfle, on s'épuise, on se lasse. Et, dans les luttes, on passe son tour pour quelques mois ou années de fatigue et de résignation, sous le contrecoup de déceptions inévitables.
Pourtant, rien n'est joué d'avance. Tout est à faire sans croyance autre que le bien-fondé de ses choix à réexaminer régulièrement. Il n'est plus temps d'espérer ou de désespérer, mais d'écouter simplement nos désirs et de les suivre sans crainte. Ne plus spéculer sur nos perspectives de résultats. Ne plus s'abandonner aux aléas du marché des actes, quelles qu'en soient les cotations. Ne plus attendre. Repousser les ruses de la résignation. Désirer et agir, tout simplement.

N'OBÉIR PLUS QU'À NOUS-MÊMES

Du haut de leurs citadelles, les seigneurs d'aujourd'hui et leurs gens savent que les temps sont venus, comme le savaient la plupart des puissants de l'Ancien Régime à la veille des soulèvements. Ce n'est pas à nous d'avoir peur. Ce n'est pas à nous d'hésiter. Ce n'est pas à nous de renoncer.
Il est temps d'arrêter de baisser la tête. Il est temps de sortir de nos vies bien rangées. Il est temps d'occuper les villes et les campagnes. Il est temps de bloquer, couper, débrancher tout ce qui nous aliène, nous opprime et nous menace. Il est temps de nous réunir partout en assemblées et de n'obéir plus qu'à nous-mêmes. Il est temps de détruire définitivement tous les pouvoirs et de déplacer tous leurs emblèmes et statues dans des musées de la tyrannie révolue, pour permettre l'occupation complète, permanente et définitive de toutes les places, d'un bout à l'autre du monde.
Chaque jour plus nombreux, par-delà nos différences, il est temps de chanter et danser la vie à réinventer, au-delà des ruines. Il est temps de lever nos verres ou nos poings vers les étoiles, dans le crépuscule des idoles, et de proclamer : « Que la fête commence ! »

Y. YOULOUNTAS, in inventeurs d'incroyances, insoumis

03/04/2016

Simone WEIL, un repère plus qu'une simple histoire

Simone Weil, un engagement absolu

La pensée et la trajectoire fulgurante de Simone Weil (1909-1943) demeurent largement méconnues au-delà d’un cercle de spécialistes. Figure majeure de la philosophie du XXe siècle, dont Albert Camus édita une grande partie de l’œuvre après sa mort, elle fut également une femme de combat. Impliquée dans les luttes et les débats de son temps, elle a marqué de son empreinte la culture politique de la gauche.

simone weil

Le fordisme à travers un extrait du film de Charlie Chaplin
(Les Temps modernes – 1936) et un extrait du livre de Simone Weil (La Condition ouvrière, 1951)

En 1931, Simone Weil, 22 ans, tout juste reçue à l’agrégation de philosophie, s’installe au Puy-en-Velay, une commune du bassin minier de la Haute-Loire, pour y enseigner dans un lycée de jeunes filles. Le directeur de l’Ecole normale supérieure (ENS), Célestin Bouglé, ne peut que s’en réjouir. Celle en qui il voyait un « mélange d’anarchiste et de calotine » — une sorte de fanatique — l’excédait par son esprit de contestation et son militantisme ; il avait souhaité la voir nommée « le plus loin possible de façon à ne plus entendre parler d’elle » (1).

L’arrivée de Simone Weil au Puy représente une étape importante dans le parcours de la philosophe, tout entier frappé du sceau de l’engagement sous la bannière de la solidarité avec les déshérités : « Depuis l’enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se réclamaient des couches méprisées de la hiérarchie sociale », confie-t-elle dans une lettre de 1938 à Georges Bernanos.

Au lycée Henri-IV, le philosophe Emile Chartier, dit Alain, humaniste et fervent pacifiste, lui avait enseigné que la réflexion et l’action sont inséparables et que le savoir ne devient authentique que dans l’expérience. Elle mettra la leçon en pratique… L’époque est aux bruits de bottes, avec la montée des fascismes en Europe. Bientôt éclate la crise de 1929, qui fait s’abattre le spectre du chômage de masse. La vie politique du pays est alors dominée par le Parti radical (centre gauche) et marquée par l’instabilité parlementaire. Socialistes et communistes rivalisent pour rallier à eux la classe ouvrière.

Dès 1927, Simone Weil intègre un collectif pacifiste auquel elle participe activement. L’année suivante, elle signe une pétition contre la préparation militaire obligatoire imposée aux normaliens et lance des appels aux dons pour les chômeurs auprès de ses camarades. En marge de ses études à l’ENS, elle dispense des cours de littérature aux cheminots, dans l’esprit des universités populaires. Ainsi, elle entend se démarquer des « formes d’enseignement bourgeois » au profit d’une « entreprise d’instruction mutuelle »,« l’instructeur a peut-être à apprendre de celui qu’il instruit ». Ces propos entrent en résonance avec la conclusion de son mémoire sur René Descartes : « Les travailleurs savent tout ; mais hors du travail, ils ne savent pas qu’ils ont possédé toute la sagesse. »

Une fois au Puy, la jeune philosophe, qui place son espoir « dans l’action des syndicats et non dans celle des partis politiques », entre de plain-pied dans le monde ouvrier de la Haute-Loire et de la Loire (2). Elle intègre les milieux militants, prend sa carte au Syndicat national des instituteurs (Confédération générale du travail, CGT), mais aussi à la Fédération unitaire de l’enseignement (syndicaliste-révolutionnaire), et donne des cours sur le marxisme et l’économie politique aux « gueules noires » à la Bourse du travail de Saint-Etienne. Elle contribue au développement des collèges du travail, instituts d’enseignement général et professionnel créés en 1928 par la CGT dans la cité stéphanoise, en vue d’abolir ce qu’elle qualifie elle-même de « honteuse séparation entre le travail intellectuel et le travail manuel ».

Elle s’implique également aux côtés des chômeurs du Puy. Dans un communiqué qu’elle rédige pour leur comité, elle avertit : « Si l’on oblige les chômeurs à reconnaître qu’ils ne peuvent obtenir quelque chose que dans la mesure où ils font trembler, ils se le tiendront pour dit. » La presse locale la traite de « messagère de l’évangile moscoutaire » et de « vierge rouge de la tribu de Lévi ». Elle est réprimandée par sa hiérarchie, interrogée par la police. Elle vit chichement, reversant la quasi-totalité de son salaire aux familles frappées par le chômage et à la caisse de solidarité des mineurs.

Son séjour en Allemagne, à l’été 1932, la convainc qu’une révolution populaire n’y est pas à l’ordre du jour. Constatant le jeu trouble des sociaux-démocrates, alors au pouvoir, et l’« attitude passive » des communistes, elle considère que « les ouvriers allemands ne sont nullement disposés à capituler, mais sont incapables de lutter ». Forte de ses échanges avec Boris Souvarine, l’un des fondateurs du Parti communiste français, exclu en 1924 pour trotskisme, elle étrille aussi l’URSS, un système qui, sur bien des points, « est très exactement le contre-pied » du régime « que croyait instaurer Lénine ».

En 1934, elle décide de se « retirer de toute espèce de politique, sauf pour la recherche théorique ». Les grèves du printemps 1936, qu’elle soutient, ne la feront pas changer d’avis. Car elle a, dès cette époque, fait sienne la conception machiavélienne selon laquelle le conflit social entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent est inhérent à tout corps politique et sans résolution définitive possible (3) : « Les luttes entre concitoyens (…) tiennent à la nature des choses, et ne peuvent pas être apaisées, mais seulement étouffées par la contrainte. » Quand elle entreprend la rédaction de ce qu’elle appelle son « grand œuvre », les Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, elle dénonce le « caractère mythologique » accordé aux vertus du progrès, à la puissance libératrice de la machine et aux forces productives, dont le pouvoir révolutionnaire serait une « pure fiction ». Les racines de l’oppression sociale, au lieu d’être intrinsèquement liées au mode de production capitaliste, fondé sur l’exploitation ouvrière, tiendraient à la nature même de la « grande industrie », dont le caractère oppressif ne dépend pas d’un régime politique spécifique, puisqu’il se retrouve aussi dans le système socialiste : « La force que possède la bourgeoisie pour exploiter les ouvriers réside dans les fondements mêmes de notre vie sociale, et ne peut être anéantie par aucune transformation politique et juridique. Cette force, c’est d’abord et essentiellement le régime même de la production moderne. » Il ne suffit donc pas d’abolir le système capitaliste — et l’exploitation — pour supprimer l’oppression ; celle-ci est engendrée par le progrès technique, qui « ravale l’humanité à être la chose de choses inertes », et par les rapports sociaux de « domination de l’homme par l’homme » qu’il induit. L’émancipation passerait par la réappropriation de l’appareil productif dans le cadre d’une société décentralisée s’appuyant sur la « coopération méthodique de tous » et délivrée de cette « idole sociale » que représente le « machinisme ».

Désireuse de ne plus être « un “professeur agrégé” en vadrouille dans la classe ouvrière », Simone Weil entend faire l’épreuve du réel qu’elle vient d’analyser. Elle demande un congé auprès de l’Education nationale et se fait embaucher en usine pour partager pleinement le sort des couches laborieuses. « L’homme est ainsi fait que celui qui écrase ne sent rien, que c’est celui qui est écrasé qui sent. Tant qu’on ne s’est pas mis du côté des opprimés pour sentir avec eux, on ne peut pas s’en rendre compte », a-t-elle un jour expliqué à ses élèves. Entre décembre 1934 et août 1935, elle sera successivement découpeuse sur presses chez Alsthom, manœuvre chez J.-J. Carnaud et Forges, fraiseuse chez Renault. Dans son Journal d’usine, elle décrit les tâches et les cadences, le type de machines qu’elle utilise, l’organisation de la production, etc. La souffrance physique, l’épuisement, les vexations qu’elle subit et le sentiment d’être réduite à l’état de quasi-servitude la bouleversent. Cette expérience l’amène à conclure que « le fait capital n’est pas la souffrance, mais l’humiliation ».

Au cours de l’été 1935, en vacances au Portugal, elle assiste à une procession de femmes de pêcheurs. « Là, j’ai eu soudain la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi d’autres. » Marquée par la figure du Christ, elle se tournera vers le catholicisme en 1938, tout en restant une « chrétienne hors de l’Eglise ». C’est cette dimension mystique qui sera plus tard souvent soulignée, alors même que sa radicalité politique tendra à être minorée.

Les « esclaves », ce sont aussi les indigènes dans les colonies françaises, les peuples asservis par une puissance étrangère. La férocité de la répression du soulèvement nationaliste parti de Yen Bai, en Indochine, en février 1930, lui apparaît en lisant la presse. Elle signe plusieurs articles sur la question indochinoise et la situation en Algérie, rencontre le dirigeant nationaliste Messali Hadj, dont elle prend la défense après sa condamnation à deux ans de prison, et se dit opposée à la création d’un Etat juif en Palestine : il ne faut pas, estime-t-elle, « donner le jour à une nation qui, dans cinquante ans, pourra devenir une menace pour le Proche-Orient et pour le monde (4)  ».

A la suite du déclenchement de la guerre civile entre fascistes et républicains en Espagne, en juillet 1936, elle part, seule, pour Barcelone. En raison de ses positions pacifistes, elle soutient la politique de non-intervention de la France, mais ressent la « nécessité intérieure » de « participer moralement ». Bientôt, elle rejoint en Aragon les miliciens anarchistes de la colonne formée par Buenaventura Durruti. Une semaine plus tard, elle se brûle gravement et doit quitter le front. L’expérience de la guerre, « quand il n’est rien de plus naturel (…) que de tuer », conforte son pacifisme et nourrit ses Réflexions sur la barbarie (1939). Mais ce même idéal fera d’elle une opposante farouche à l’entrée en guerre contre Adolf Hitler, jusqu’à l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes allemandes, en mars 1939. Peu après, elle admet avoir commis une « erreur criminelle ». Elle rejoint la Résistance à Londres et rédige L’Enracinement, qui paraîtra en 1950 grâce à Albert Camus : une esquisse de ce que devrait être une « civilisation nouvelle » fondée sur la « spiritualité du travail », l’amour du bien public et l’égalité.

Après avoir cessé de se nourrir en solidarité avec les Français soumis au rationnement alimentaire par l’occupant allemand, Simone Weil contracte la tuberculose et meurt le 24 août 1943, à l’âge de 34 ans. Son œuvre ne sera publiée qu’après sa disparition.

Olivier Pironet
Source : Monde Diplo avril 2016

(1) Sauf mention contraire, les citations de Simone Weil sont tirées des Œuvres complètes, Gallimard, Paris (en cours de publication depuis 1998), et des Œuvres (sous la dir. de Florence de Lussy, Gallimard, 1999). Celles concernant les éléments biographiques proviennent de l’ouvrage de Simone Pétrement La Vie de Simone Weil, Fayard, Paris, 1997.

(2) Cf. Jean Duperray, Quand Simone Weil passa chez nous. Témoignage d’un syndicaliste et autres textes inédits, Mille et une nuits, Paris, 2010 (1re éd. : Les Lettres nouvelles, Paris, avril-mai 1964).

(3) Lire « Machiavel contre le machiavélisme », Le Monde diplomatique, novembre 2013.

(4) Nouveaux Cahiers, n° 38, Paris, février 1939.

Voir aussi :